Le 31 mai 2022

UNE VIE INSPIRANTE

Jean Marie Faux

Le 2 mai 2022, Jean MarIe Faux a quitté ce monde, à l’âge de 98 ans. Jésuite belge, intellectuel engagé, militant pour la justice sociale, Jean Marie Faux a été le fondateur du Centre Avec et le secrétaire général du MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie). Sa soif de justice l’a poussé à poser des gestes forts, comme brûler sa carte d’identité et s’enchaîner aux grilles du parlement…

Les fidèles lecteurs et lectrices de la revue En Question connaissent bien Jean Marie Faux, lui qui a produit un nombre impressionnant d’analyses, de traductions, de relectures et de précieux conseils, avec énergie mais humilité. Son ami, compagnon de très longue date, Guy Cossée de Maulde retrace les grandes étapes de la vie de Jean Marie. Une vie inspirante au service des plus démunis, pour la justice sociale et le bien commun.

crédit : Centre Avec

Le Centre Avec doit beaucoup à Jean Marie Faux, son fondateur. Pour avoir été proche de lui pendant près de soixante ans, je pense qu’une bonne façon de lui rendre hommage est de le suivre dans le déroulé de sa vie. Non par souci de chronologie, mais pour découvrir combien ce déroulé témoigne des qualités de l’homme, et tout particulièrement de sa capacité à se laisser interpeller par le monde et l’humanité qui sont toujours en devenir, de manière à s’y engager avec justesse. Un engagement dont l’enjeu s’avèrera de plus en plus à ses yeux : celui de construire un monde juste et fraternel, le monde selon le cœur de Dieu. C’est la capacité de cheminer, remarquable chez Jean Marie, qui me semble tout particulièrement inspirante pour nos propres vies.

Mettons-nous donc en route avec Jean Marie. Il est né à Châtelineau, le 9 novembre 1923. À l’âge de 10 ans, il perd son père Albert, qui l’a profondément marqué. De famille ouvrière, devenu ingénieur des mines, Albert était très engagé socialement, proche de l’abbé Cardijn, soutenant résolument les « démocrates chrétiens » de l’époque face aux « conservateurs ». « L’ancrage social qu’il vivait si fort a influencé toute ma vie », disait Jean Marie.

Au cours de ses études secondaires au collège jésuite de Charleroi (brillamment réussies, avec une médaille d‘or), Jean Marie se sent appelé à la vie religieuse. Il prend alors ce qu’il appelle la première grande décision de sa vie : il entre chez les jésuites en septembre 1941.

Intellectuellement doué, Jean Marie poursuit, après deux années de noviciat, quelque peu chahutées par la guerre, les études de philosophie et de théologie qui le préparent à l’ordination presbytérale (15 août 1954). Mais, en outre, il fait un doctorat en philologie romane (Université catholique de Louvain – UCL) et un doctorat en théologie (Université Grégorienne, Rome). Dès septembre 1958, il est appelé à donner des cours de théologie aux Facultés jésuites établies à Eegenhoven (près Leuven). En particulier sur les questions de la foi.

Outre ses activités d’enseignant, Jean Marie réalise de nombreux accompagnements spirituels et commence à donner des retraites spirituelles – retraites pour prêtres mais aussi, de plus en plus nombreuses, retraites pour religieuses. Dès cette époque, comme il le dit, « l’accompagnement spirituel et les amitiés féminines prennent une grande place dans ma vie ». Et cela durera, très fidèlement, jusqu’à la fin de sa vie.

En 1968 – le Concile Vatican II s’est achevé depuis peu et les remises en cause se manifestent en bien des domaines – les Facultés jésuites d’Eegenhoven connaissent une mutation profonde, à laquelle Jean Marie adhère pleinement. Enracinement dans l’Écriture sainte, travail participatif en séminaires… L’établissement devient l’Institut d’Études Théologiques (IET), qui s’établit à Bruxelles en 1972. Jean-Marie s’y investit amplement. Mettant à profit l’étude approfondie des écrits du Nouveau Testament dans les séminaires auxquels il participe, il écrit une remarquable étude sur La foi du Nouveau Testament (publiée en 1977 aux éditions IET), alliant rigueur de la recherche théologique, clarté de la langue, et profondeur spirituelle. « Nous n’inventons pas la foi. Dieu se communique lui-même, en allant jusqu’à créer en nous l’accueil de son don…Par la foi, nous sommes mis au cœur du monde, dans la solidarité de tous les hommes, dans la communion à l’obéissance du Rédempteur », écrit Jean Marie dans sa conclusion (p. 396).

Le début des années 70 est également marqué par la grève de la faim des étudiants de l’Université Catholique de Louvain pour l’accueil des étudiants étrangers et des migrants. Jean Marie est solidaire de ce mouvement. Dans la foulée, il prend comme il dit la deuxième grande décision de sa vie : « je demande d’aller en petite communauté : ce sera fait en juillet 1971 ». Une communauté petite, plutôt que les grandes communautés de l’époque, car elle permet à la fois d’intensifier les liens fraternels et de partager la vie habituelle des gens dans le monde tel qu’il est… Et il prend encore davantage conscience de l’importance de s’engager comme citoyen.

C’est ainsi que, interpellé par la 32e Congrégation générale des Jésuites (1974-75) dont le décret 4 mettait l’accent sur « la promotion de la justice comme exigence absolue du service de la foi », Jean Marie songe de plus en plus – et on peut dire que c’est de sa part une troisième décision importante de vie – à proposer la constitution d’une communauté qui réunirait des jésuites engagés socialement et qui amorcerait la constitution d’un Centre d’études et d’action sociales, comme il en existe dans nombre de provinces jésuites, en particulier en Amérique du Sud. C’est chose faite en 1978 : une communauté de jésuites s’établit à Schaerbeek dans un quartier populaire, où vivent de nombreuses personnes d’origine étrangère. Son nom : Communauté Avec, pour signifier la solidarité, l’engagement et la collaboration. En 1980 est constitué le Centre Avec, officiellement reconnu comme tel par les instances jésuites.

Engagé dans la mise en route du Centre Avec, continuant à collaborer avec l’IET, Jean Marie s’implique fortement comme citoyen dans la vie de la commune. Face aux comportements racistes de Roger Nols, bourgmestre de Schaerbeek, il participe activement (septembre 1979) au groupe de citoyens qui rédige la « Lettre aux habitants de Schaerbeek » distribuée toutes boites, et il prend part à la fondation du Front antiraciste de Schaerbeek. « C’est le début de mon engagement militant », dit-il. Profitant d’un semestre sabbatique pour étudier les problèmes des immigrés, il va trouver (février 1980) Yvonne Jospa, présidente du MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie). Commencent alors une collaboration étroite et une amitié profonde – Jean Marie prenant en charge la revue MRAX-Info (Yvonne dit de lui : « il est la plume du MRAX »), devenant vice-président puis secrétaire général du mouvement.

Jean Marie fait partie de ceux et celles qui militent activement contre le racisme et pour les droits des étrangers, y compris le droit de vote. Il pose des gestes forts, brûlant sa carte d’identité devant l’hôtel de ville de Schaerbeek, s’enchaînant aux grilles face au parlement… Dans ces multiples engagements, il tisse des liens profonds et fidèles avec nombre de personnes de tous bords, dont certaines se sentent aujourd’hui encore en connivence avec cet « homme discret, humble, timide et infatigable…qui cultivait une profonde conscience politique et une âme progressiste » (Jean-Philippe Schreiber sur Facebook).

Ses préoccupations à l’égard des migrations sont très présentes dans son enseignement à l’IET. En 1993, il publie un ouvrage solidement étayé, Réfugiés et nouvelles migrations – une interpellation pour la conscience chrétienne, issu d’un séminaire de l’Institut d’Études Théologiques et réalisé avec le concours actif du Centre Avec. En effet, Moira McDowall – qui depuis 1991 apporte au Centre Avec ses grandes qualités d’organisation et d’animation – a été une cheville ouvrière de la réalisation du livre.

Depuis 1980, le Centre Avec s’est progressivement développé. Devenu directeur (1989), Pierre Pluymackers, un autre jésuite, lui donne une structure plus solide. À la grande satisfaction de Jean Marie. Le Centre se voit confier (1994) la responsabilité de la cité « Cultures » lors de la grande Rencontre des Chrétiens « Passeport 2000 », qui réunit quelque 13.000 personnes à Louvain-la-Neuve. Avec la petite équipe du Centre, Jean Marie participe à des formations comme « Connaître sa ville : connaître Bruxelles hier, aujourd’hui, demain ». Constitué en ASBL (association sans but lucratif) en 1996, le Centre Avec sera reconnu en 2009 comme association d’éducation permanente par le Ministère de la Culture. Jean Marie participe au séminaire pluridisciplinaire que le Centre suscite sur la démocratie. Il en rédige le texte final qui est publié (chez Couleur livres, 2006) sous le titre La démocratie, pourquoi ? (Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la démocratie).

Outre de nombreux documents d’analyse et de réflexion, publiés sur le site du Centre Avec ou dans sa revue En Question, Jean Marie publie un ouvrage fondamental Au cœur du monde (éd. Lumen Vitae, coll. Trajectoires, 20, 2009) où il souligne combien les chrétiens ne sont pas en face de la société mais vivent au cœur du monde et qu’ils partagent avec tous leurs frères et sœurs humains la responsabilité de construire un monde juste et fraternel, le monde selon le cœur de Dieu. Solidement argumenté, écrit dans une langue limpide, l’ouvrage est réellement inspirant. Enfin, récemment encore, Jean Marie écrit un petit livre remarquable de clarté : L’enseignement social de l’Église (éd. Fidélité, coll. Que penser de… ?, 95, 2018). Il s’efforce de faire percevoir l’originalité et l’intérêt de cet enseignement par une double approche : un parcours historique (de Léon XIII au pape François : 124 ans d’enseignement social) ; une présentation des principes majeurs de cet enseignement en quatre grands domaines : la personne humaine, les biens (l’ordre économique et social), la cité (la société civile et politique), le monde. Encore une fois, un petit ouvrage concis, bien informé, en phase avec notre monde, qui donne à penser et à s’engager.

L’âge venant, Jean Marie voit ses forces diminuer. Mais, habitant au quatrième étage de l’immeuble où sont installés les bureaux du Centre Avec, il continue à se rendre dans ceux-ci, proposant à l’équipe les services dont il se sent encore capable : relectures, traductions… et, surtout, jusqu’à ses derniers jours, il partage son regard empreint d’amitié. Il décède le 2 mai 2022. Messages d’amitié, hommages émus affluent, venant de bien des horizons.

Jean Marie Faux, c’est une vie aux nombreuses harmoniques. Qui, telles les facettes d’un polyèdre, se complètent et s’enrichissent les unes les autres. L’intellectuel, le théologien, l’écrivain, l’accompagnateur spirituel, le militant, le prêtre, le citoyen, le religieux, le compagnon, l’oncle, l’ami… Un homme en chemin, attentif au déroulement du monde toujours en devenir, capable de prendre des décisions déterminées et déterminantes. Des décisions ou choix qui se basent sur trois éléments : recevoir un appel extérieur, sentir un appel intérieur, obtenir une confirmation – trois éléments qui lui semblent constitutifs de la véritable obéissance, comme il le dit lors d’un entretien publié dans En Question[1]. Enfin, Jean Marie, c’est un homme qui aimait relire dans sa vie les signes de l’amour de Dieu.

Fondateur du Centre Avec, Jean Marie continue à nous inspirer. Laissons-nous toucher au cœur par la parole du prophète Michée (2e moitié du VIIIe siècle avant notre ère), que Jean Marie citait souvent et qui marquait tellement sa vie :

Homme, on t’a fait connaître ce qui est bien, ce que le Seigneur réclame de toi : rien d’autre que respecter le droit, aimer la fidélité, et t’appliquer à marcher avec ton Dieu (Mi 6, 8).


Notes :

  • [1] « De l’importance des choix. Portrait d’un jésuite engagé », En Question, n° 124, janvier-mars 2018, p. 15-19.