Le 12 septembre 2022

UNE VIE DONNÉE ET ENGAGÉE

Thierry Linard de Guertechin

Membre du Centre Avec, Thierry Linard, jésuite, nous a quittés le 30 janvier 2022. Tout au long de sa vie, il a œuvré pour le dialogue et la justice sociale. Quelle joie de l’accueillir régulièrement, lorsqu’il rentrait du Brésil, et de bénéficier de ses explications et points de vues engagés, rehaussées de pointes d’humour ! Nous relayions avec une belle connivence ses réflexions pour une Église « en sortie », selon l’expression du pape François et pour une citoyenneté solidaire et égalitaire. À relire ses analyses publiées sur notre site, on en perçoit le caractère documenté et engagé, qui continue à marquer. Telle son analyse Piété populaire & prosélytisme des sectes (juillet 2019) ou encore Globalisation des marchés et migrations internationales (juillet 2006), toujours d’actualité : « En fait les migrations sont aujourd’hui une conséquence de la globalisation qui sacrifie le développement des économies à la recherche du profit des quelques-uns qui détiennent le pouvoir financier »[1].

Thierry célébrant la messe sur le toit d’une maison de la favelle.

Né à Bruxelles le 7 avril 1944, Thierry entra au noviciat des jésuites le 7 septembre 1962. Outre la formation de base en philosophie et en théologie préparatoire à la prêtrise, il suivit des études de géographe (à Namur puis à Liège) qu’il complètera avec un diplôme (de maîtrise) en démographie (UCL). Ordonné prêtre le 28 juin 1975, il part pour le Brésil qui deviendra son pays d’adoption.

Établi à Rio de Janeiro, il se joint à l’équipe de jésuites travaillant à l’IBRADES (Institut Brésilien de Développement), centre social de la Compagnie. Cet institut étant lié organiquement à la Conférence Nationale des évêques du Brésil (CNBB), Thierry a pu accompagner l’équipe de Pastorale sociale de la Conférence et exercer le rôle de conseiller auprès de la CNBB. Il était en relation étroite avec le secrétaire de la CNBB et a participé au travail important d’« analyse de conjoncture » à l’intention de la CNBB. Travail qui a fait l’objet de publications.

Il fut aussi professeur à la PUC (Université pontificale catholique de Rio) de 1976 à 1996, au département de Sociologie et des Sciences Politiques ; il y enseigna la démographie et les statistiques non-paramétriques. Une ancienne étudiante a écrit lors de son décès : « rendre grâce pour cet homme qui fut un exemple et une inspiration dans l’engagement à la suite de Jésus-Christ ».

Engagé dans les questions sociales, Thierry fait le choix d’habiter dans la favela de la Rocinha (à Rio). C’est ainsi qu’il fut accompagnateur spirituel de l’ASPA (Action Sociale Padre Anchieta) : cette institution a ouvert une crèche pour 180 enfants et, fait notable, une pouponnière. L’ASPA fait partie d’un réseau d’institutions populaires de la Rocinha et exerce un rôle déterminant dans la lutte pour de meilleures conditions de vie dans la favela. Thierry a toujours maintenu un travail pastoral et un lien profond avec la communauté de la chapelle « Nossa Senhora Aparecida ».

Il se met au service concret des moins nantis de la favela mais aussi à Rianapolis avec l’équipe d’animation ou encore, par la suite, à Brasilia pour préparer les moins favorisés à leur entrée à l’université. Il soutient également, avec l’aide de sa famille et d’amis, l’ASPA ainsi que l’hôpital de Cérès, dans l’État de Goiás, dénommé Santa Casa, parce que, étant essentiellement et gratuitement au service des pauvres, il s’insère dans cette lutte pour le droit à la santé tout en soignant la population de la région environnante.

En 1998, l’IBRADES déménage à Brasília, et Thierry le suit (il en sera le directeur de 2000 à 2004). Là aussi fonctionne le noyau central de l’Observatoire de justice socio-environnementale Luciano Mendes de Almeida (OLMA). L’observatoire OLMA résulte d’un remaniement des anciens centres sociaux jésuites au Brésil. Concrètement, à Brasília même, Thierry a lancé avec une équipe de laïcs le projet « Dialogues en construction », sous forme de séminaires mensuels. L’idée principale était de former un noyau pensant pour l’OLMA et contribuer à la formation d’une opinion publique.

Suite aux événements politiques des années 2010, avec la destitution (août 2016) de la présidente Dilma Rousseff et la prise de pouvoir par son vice-président Michel Temer, la société brésilienne s’est profondément divisée. Le projet de Dialogues s’est donné comme mission de dépasser le manichéisme politique en cours jusqu’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’organiser une confrontation du pour et du contre, mais d’appeler à une réflexion au second degré pour ouvrir un espace de conversation et d’échange avec des acteurs sociaux et politiques désireux de construire une démocratie plurielle par des engagements divers au niveau politique.

Comme en témoigne son ami et proche collaborateur, le Père Alfredo J. Gonçalves, Thierry laisse un héritage marqué par sa lucidité et par son action engagée : « Vous nous avez appris à utiliser la raison pour le bien commun. Raisonnement toujours empreint d’affection, de tendresse et d’attention pour l’interlocuteur, quel qu’il soit. Raisonnement en lien avec les sentiments humains les plus profonds imprégnés de la Bonne Nouvelle de l’Évangile ».

Au cours de cette période à Brasilia, en plus de son rôle de conseiller des diocèses et des organismes pastoraux dans tout le pays, Thierry a participé, en tant qu’expert, aux analyses de conjoncture. Il a été aussi accompagnateur spirituel pour deux équipes CVX (Communauté de Vie Chrétienne). Thierry, notamment comme géographe et démographe, était un conseiller écouté auprès de la Conférence des Évêques du Brésil et était membre de la Commission Justice et Paix de Brasilia. Il s’est aussi battu en faveur de l’immense plaine d’Amérique latine qu’est l’Amazonie, « miroir de l’humanité » selon l’expression du Pape François.

Thierry a œuvré pour le dialogue et la justice sociale. Il s’est beaucoup impliqué pour le synode sur l’Amazonie. Même lorsqu’il séjournait en Belgique, il passait de longs moments en vidéoconférence avec le Brésil. Il a publié nombre de textes[2]. Tout cela l’animait profondément mais dans une grande simplicité. Un ami démographe a écrit : « il était intellectuellement très fort, mais, sans la moindre arrogance… ». Certes, quand il était lancé sur la situation politique du Brésil, il devenait intarissable…

Conscient de « vivre un changement d’époque qui affecte la vie ecclésiale », Thierry ne regrettait en rien sa vie missionnaire au service du Royaume de Dieu. Interviewé au sujet du Synode pour l’Amazonie, en 2019, il était confiant que celui-ci répondrait aux défis auxquels faisaient face l’Église et la société brésiliennes, et qu’il mettrait en avant la dimension sociale de la question écologique. Ce synode nous invite, disait-il, à revoir les paradigmes de notre système capitaliste, qui, prétendant être un processus cumulatif ad infinitum, nous mène à la destruction de la maison commune.

Nous pouvons le remarquer : malgré son éloignement, Thierry a toujours gardé des liens forts avec les milieux scientifiques belges. En témoigne sa nomination, en 1993, comme membre correspondant de l’Académie royale des Sciences d’Outre-Mer.

Fidèle dans ses contacts, en Belgique comme au Brésil, beaucoup ont parlé de son humour. Des amis religieux ont souligné que le défi de savoir parler portugais fut une de ses plus grandes difficultés… Ce que Thierry reconnaissait : « Je n’ai pas perdu mon accent même après 40 ans que je vis ici. Ce qui me console, c’est que les personnes sont très aimables et me disent que mon accent est charmant ».

Lors de la célébration d’Adieu, à Bruxelles le 12 février 2022, son confrère Michel Bacq a évoqué la personnalité de Thierry de façon très parlante. Nous reproduisons ici ses propos.

« Ce qui me touche chez Thierry, c’est qu’il a choisi de vivre dans une favela, auprès des plus pauvres, tout en étant un conseiller apprécié de la conférence des évêques du Brésil. Il est parvenu à unifier en lui deux appels : l’appel à se faire proche des pauvres, tout en répondant à l’appel de mettre ses capacités intellectuelles au service de l’Église.

Il était préoccupé par les questions de justice sociale et par les inégalités criantes et croissantes entre les personnes, à l’intérieur de son pays d’adoption, et dans l’ensemble de notre planète. Il a utilisé les ressources de son intelligence pour éclairer ces questions. Il parvenait à dialoguer avec ceux qui, dans l’Église, ont en mains les leviers de commande. Il exerçait ainsi une forme de pouvoir, combien précieux, non en prenant lui-même les décisions, mais en fournissant aux décideurs les éléments nécessaires pour opérer un sain discernement.

Et, par ailleurs, il était très à l’aise avec les personnes de la favela. Il parvenait à rejoindre leurs préoccupations quotidiennes et était stimulé par leur courage et leur foi. Cette simplicité, il la vivait aussi avec ses proches, les membres de sa famille, ses amis. »

Si son départ est une perte, Thierry laisse une trace de son passage auprès de ceux qu’il a côtoyés. Il est notable de voir combien il était apprécié et aimé au point que certains groupes ont choisi d’associer son nom à leurs activités ou à des lieux. Ainsi, le groupe d’analyse de conjoncture de la CNBB a-t-il décidé de désormais se dénommer « Grupo de Análise de Conjuntura – CNBB ‘Padre Thierry Linard’ ».

Au fond, Thierry a incarné le charisme jésuite tel que le formule le pape François : le jésuite est un homme donné à Dieu qui applique un style : il analyse la réalité dans laquelle il se trouve, l’approfondit, prie et discerne… Il a fait face aux problèmes du monde… et cependant, avec joie, avec humour. Toujours souriant comme le savent ceux qui l’ont connu…

De là où Thierry est sur la « rive éternelle », il nous invite aujourd’hui à poursuivre notre route de solidarité dans la confiance : il nous rappelle ce beau chant inspiré des paroles de la petite Thérèse : « pour t’aimer sur la terre je n’ai rien qu’aujourd’hui… » !

Notes :

  • [1] Les contributions de Thierry Linard de Guertechin sont accessibles sur le site du Centre Avec, rubrique « publications » (www.centreavec.be).  Signalons encore : Une mondialisation dérégulée : le cas du Brésil (décembre 2013).

    [2] Ainsi, « Menace sur l’Amazonie : Comprendre les enjeux du Synode spécial », En Question, n° 126, juillet-septembre 2018, pp. 7-11.