Le 09 décembre 2013

Une mondialisation dérégulée : le cas du Brésil

Introduction
 

Le Brésil est entré dans le processus de mondialisation des années 90, après la décennie « perdue » des années 80. Aujourd’hui, on présente le Brésil comme un pays « émergent » qui aurait accédé à un niveau d’inclusion dans le commerce mondial satisfaisant aux critères de développement économique suivant l’optique néolibérale. Si du point de vue économique, le Brésil a grandi au point d’être considéré aujourd’hui comme la septième puissance économique, il n’en reste pas moins vrai que son Indice de Développement Humain n’est pas à la hauteur de ses performances économiques. Selon le classement de l’IDH des Nations Unies, le Brésil occupe la quatre-vingt-cinquième position[1].

Ce décalage est une des raisons de fond des manifestations populaires dans les rues des diverses capitales des États du Brésil, qui ont commencé le 6 juin 2013 à São Paulo avec 150 jeunes qui protestaient dans l’avenue centrale de la ville (la Paulista) contre la hausse du prix des transports urbains (de l’ordre de 15 à 20 cents d’euro). C’était la première protestation du « Movimento Passe Livre » (Mouvement libre passage) des étudiants pour ne pas payer les transports publics. En quelques jours, le mouvement s’est rapidement étendu attirant l’attention des projecteurs de la presse au point de se répandre comme une véritable épidémie atteignant 438 villes.

L’augmentation des tarifs du transport collectif fut la goutte d’eau qui a produit un choc spectaculaire : le réveil d’une nouvelle génération, transformant une simple revendication en un phénomène politique de masse. Est apparue rapidement une liste énorme de réclamations, de suggestions et de revendications sociales. La hausse du tarif des tickets de bus et de métro a remis en question le coût social et humain de la mobilité urbaine, en termes de qualité de vie. Le transport est devenu une question urbaine qui s’est ensuite étendue aux déficiences criantes des services de santé, d’éducation et de sécurité publique.

Plus surprenant fut le rejet de l’idée du « cirque » comme substitut du « pain ». Non seulement le football, sport national, semble avoir été mis entre parenthèses, mais encore, de façon symptomatique, les manifestations et les protestations se sont déroulées dans les rues voisines des stades de football au moment précis où se jouaient les rencontres sportives inaugurant les nouvelles infrastructures fortement critiquées pour leur coût et pour leur usage sélectif. La réforme du Maracana à Rio de Janeiro a coûté la bagatelle de 400 millions d’euros pour réduire de moitié le nombre de places. Suite aux exigences de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA), puissante association qui rassemble plus de pays que les Nations Unies, divers stades d’autres villes ont également subi des transformations qui les ont convertis en maisons d’opérette, inaccessibles au peuple à cause du coût prohibitif des entrées. La reconstruction du stade de Brasília, estimée à 200 millions d’euros, a doublé de prix pour atteindre 400 millions d’euros, ouvrant la porte aux soupçons de surfactures et de corruption, avec, plus grave, une soumission aux impératifs de la FIFA.

En effet, le gouvernement brésilien a dû renoncer partiellement à sa souveraineté en autorisant la vente de boissons alcoolisées à la minorité qui va pouvoir payer les frais d’entrée. Il faut savoir que la loi brésilienne interdit l’entrée et la vente de boissons alcoolisées dans les stades. La FIFA a exercé un véritable chantage, en menaçant d’annuler les jeux au Brésil au cas où elle n’obtiendrait pas gain de cause. La FIFA a aussi exigé l’installation d’un cordon d’isolement à trois kilomètres autour des stades pour éviter la concentration populaire à proximité des stades lors de la réalisation des jeux. Toutes ces mesures sont mal vues par la population qui se sent discriminée. La passion nationale pour le football est fourvoyée dans une entreprise internationale qui fait fi du peuple brésilien et de la souveraineté populaire.

Les supporters du football sont devenus supporters du Brésil. Ils revendiquent maintenant la construction d’un projet national pour le pays, paraphrasant l’ancienne lutte populaire « le pétrole est à nous », le football est à nous. Le Brésil, pays « émergent », est un partenaire intéressant pour les pays développés, mais sa population semble moins heureuse dans ce processus de mondialisation. La superbe et les interventions de la FIFA rappellent aux jeunes l’intromission et les exigences du Fonds Monétaire International (FMI) dans l’économie brésilienne sous la forme du Consensus deWashington contesté dans la rue par les masses populaires.

L’adhésion du Brésil au consensus de Washington comme première étape de l’implantation d’un Brésil mondialisé
 

A partir des années septante, avec la crise du pétrole, le Brésil a fait appel au marché international des capitaux pour financer ses déséquilibres commerciaux et ses efforts de développement. L’existence d’importants stocks de liquidité internationale (les pétrodollars) a encouragé une politique d’emprunts à bon compte, mais à des taux d’intérêt fluctuants. Comme d’autres pays du continent latino-américain, le Brésil a misé sur la solidité de l’ordre économique international prépondérant, basé sur la stabilité du dollar et des taux d’intérêt. Erreur fatale, car, avant même la première crise du pétrole, la décision soudaine du gouvernement des États-Unis d’abandonner la parité du dollar avec l’or et de laisser fluctuer sa monnaie a provoqué plus qu’un doublement des taux d’intérêt en termes réels, rendant impossible le payement du service des dettes contractées. L’abandon unilatéral des accords de Bretton Woods et l’élévation brutale des taux d’intérêt sur le dollar pour combattre l’inflation aux États-Unis ont enfermé les pays d’Amérique latine dans la spirale de la dette extérieure avec la menace de l’insolvabilité des pays endettés.

La spirale de la dette extérieure a transformé le Brésil et l’Amérique latine en un important exportateur de capital. Entre 1982 et 1991, les latino-américains ont transféré 195 milliards de dollars à l’extérieur, soit deux fois plus que le montant du Plan Marshall entre 1947 et 1952 (valeurs actualisées). La stagnation, ou même la récession économique, fut le prix exorbitant à payer pour rééchelonner les dettes pesant sutout sur les plus faibles. La part des salaires dans le revenu national fut réduite de moitié par rapport à sa valeur au début de la crise de la dette. L’insertion internationale du Brésil fut faite par le retour à l’agriculture d’exportation. Il s’agissait d’une inversion du processus national d’industrialisation, bref, un retour au passé des années cinquante, mais, avec une chute des prix de l’ordre de 40% entre 1970 et 1990.

Avec la présidence de Collor (1990-1992), le Brésil adhère aux principes du Consensus de Washington[2]Collor négocie bilatéralement avec les Etats-Unis une révision de la législation brésilienne sur l’informatique et sur la propriété industrielle. Sous la pression de la Banque Mondiale, Collor procède à une ouverture unilatérale des importations. D’un seul coup, le Président a éliminé tous les obstacles non-tarifaires et a commencé un processus de réduction accélérée des barrières douanières, tout cela en pleine récession et sans chercher de contreparties pour les produits brésiliens. Son grand leitmotiv était la modernisation du marché, son internationalisation, comme étant la solution aux problèmes politiques, économiques et sociaux du pays. La modernisation du marché, présentée comme l’unique option avec ses ingrédients − libération, dérégulation et privatisation –, est censée permettre la reprise du développement, une insertion dans l’économie internationale, l’accès au Premier Monde, c’est-à-dire une insertion ouverte et compétitive dans le nouvel ordre mondial.

Le plan « Real », deuxième étape d’un Brésil mondialisé – stabilisation monétaire et déséquilibre extérieur
 

La réforme monétaire implantée en 1994, avec l’introduction de la nouvelle monnaie, le REAL, est parvenue à contrôler l’inflation des années précédentes en vue d’aligner la politique économique du pays au modèle de stabilité et d’intégration internationale appliqué aux autres pays d’Amérique latine. L’inflation fut combattue avec succès au moyen de considérables déficits extérieurs et d’une forte dépendance des flux volatiles du capital international. Ce modèle de stabilité et d’intégration internationale incluait cinq éléments fondamentaux[3] :

– emploi du taux de change comme instrument de combat contre l’inflation ;

– ouverture de l’économie aux importations par une drastique réduction des barrières douanières ;

– ouverture financière externe par l’adoption de politiques de stimulation à l’entrée de capitaux externes à court terme ;

– ajustement fiscal et austérité monétaire, combinés avec des mesures de désindexation ;

– et vente d’entreprises publiques.

Par cette politique économique, le gouvernement est parvenu à rééquilibrer la balance de payement et même à surfinancer son déficit, revenant à accumuler des réserves, tout en faisant diminuer progressivement l’inflation. Mais l’apport d’argent frais sous forme de capitaux flottants, essentiellement spéculatifs, ne favorisait pas nécessairement le développement du pays et a aggravé le payement de la dette extérieure. Pour éviter la dévalorisation de la monnaie, avec comme conséquence la fuite de capitaux, les taux d’intérêt ont brutalement augmenté. En mai 1995, le taux d’intérêt nominal était de 64,80% avec un taux d’inflation de 22,49% donnant un taux d’intérêt réel de 34,54%. Evidemment, les taux d’intérêt du systême bancaire pour les entreprises et particuliers étaient nettement plus élevés, atteignant respectivement 125,6% et 174,7% par an, en termes réels. Le Plan REAL a donné la priorité à la lutte contre l’inflation au moyen de taux élevés, d’un change surévalué, d’une récession économique et du non-emploi croissant.

Selon les propos du Président de la République à l´époque de l’implantation du Real, le modèle économique et financier mis en place a rendu possible l’insertion des entrepreneurs brésiliens dans le marché mondialisé. Par une décision politique, ce ne fut pas un modèle d’inclusion des exclus. Comme les dépenses du gouvernement pour amortir la dette ont augmenté, il fut nécessaire de diminuer les dépenses surtout dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Le Real a jusqu’aujourd’hui non seulement un coût économique, mais aussi un coût social. Trois axes de la politique de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002) ont augmenté la dette sociale du Brésil : dérèglement des droits sociaux ; amaigrissement de l’État, sacrifiant les politiques publiques et les dépenses sociales ; et privatisation des services publics.

Ce modèle de développement se révèle très sensible aux crises internationales comme, déjà en octobre 1997, avec la crise du sud-est asiatique qui a provoqué une chute importante de la bourse de valeurs. L’impact de la crise asiatique a mis en évidence le degré de dépendance des pays qui avaient atteint un certain niveau de modernisation de leurs économies. A l’époque, des pays comme l’Inde et le Vietnam, parce que moins « intégrés » au marché mondial, ont moins souffert de la crise. Les autres marchés « émergents », comme le Brésil, ont vu un brusque arrêt d’entrée de capitaux venus de l’extérieur et se sont affrontés, en même temps, à une fuite de capitaux. Les moins protégés par le marché payent la note : les travailleurs et la majorité de la population. En effet, l’État a protégé le capital en dépensant des milliards de dollars pour soutenir la monnaie et en finançant les banques prises en défaut (30 milliards de dollars). Selon des données du ministère du travail, le marché du travail n’a pas joui de la même protection, se soldant par une perte de 755.000 emplois formels à partir de l’implantation du Plan Real (1994). La récession est allée de pair avec le prix exorbitant du taux d’intérêt de base de la Banque centrale. La participation du secteur industriel au PIB est tombée de 40% en 1985 à 33% en 1996. La participation du travail au PIB est passée de 45% en 1990 à 38% en 1996. En plus de cela ou à cause de tout ceci, la dette interne et externe a fonctionné comme mécanisme de pression des groupes économiques sur le gouvernement pour faire payer la note aux travailleurs et à l’ensemble de la population. Les privatisations à bon compte pour les acheteurs, effectuées au nom de l’efficacité et de la rationalité économiques, furent des mesures indispensables pour compenser la faiblesse du Real. La vente d’une partie du patrimoine public, les entreprises d’Etat, a allégé le poids des taux élevés et a servi à payer partiellement le service de la dette publique. Les bénéfices ont continué à se concentrer dans les mains d’une minorité et les préjudices à être socialisés, provoquant davantage de pauvreté pour les masses.

Gouvernement de Lula : troisième étape d’un Brésil mondialisé – développement social et/ou économique ?
 

Le Parti des Travailleurs (PT) est arrivé à la présidence de la République avec Luiz Inácio Lula da Silva, mais sans parvenir à une majorité au Congrès national. Avant d’assumer la présidence, Lula a dû composer avec d’autres partis et aussi avec le monde économique et financier pour éviter toute tentative de déstabilisation politique. Raison pour laquelle, il y a eu, de fait, une continuité dans la politique économique. Pour désamorcer la menace des groupes financiers internes et internationaux, Lula a continué la pratique conservatrice de son prédécesseur. Relevant le taux de base de l’économie, il a favorisé les applications financières au détriment d’investissements productifs, ce qui a causé une réduction de la croissance économique et une élévation du sous-emploi. Par ailleurs, cette politique financière a favorisé et amplifié l’entrée de capitaux externes, surtout spéculatifs, pour garantir la stabilité de la monnaie brésilienne, mais à un taux surévalué.

Le maintien d’intérêts élevés a freiné la croissance économique et contribué à l’élévation du service de la dette publique. Pour financer le service de la dette, une politique fiscale rigoureuse s’est imposée au moyen de réductions des investissements publics et des dépenses sociales, surtout dans le domaine de l’éducation et de la santé. La valeur du payement annuel du service de la dette publique pourrait servir à financer dix années des dépenses en éducation, huit années en assistance sociale et cinq années en santé. « Les données relatives aux prestations courantes des finances sociales fédérales démontrent que l’orientation des discussions sur la répartition du budget se fait en faveur des intérêts et des charges de la dette publique, au détriment de tous les autres postes de dépenses »[4].

Le coût social de la dette

Si, d’un côté, les efforts pour gérer des soldes fiscaux positifs ont limité les dépenses de santé et d’éducation, les taux élevés des intérêts ont imposé au gouvernement des dépenses financières supérieures au bonus fiscal, augmentant ainsi la dette publique. La politique fiscale fut et est, jusqu’aujourd’hui, incapable d’empêcher l’augmentation de la dette publique, contribuant à la concentration des revenus, favorisant une économie de rentiers. La dette extérieure n’a pas cessé de croître. De 2007 à 2009, elle est passée de 243 à 280 milliards de dollars. La dette intérieure insignifiante au début des annés 90 a atteint, avec le Plan Real, 62 milliards de Reais en 1995. Avec les taux d’intérêt les plus élevés du monde, entre 1995 et 2007, la dette a aumenté de 20 fois, atteignant la valeur de 1.390 milliards de Reais, alors que 651 milliards furent payés à titre d’intérêts pour la même période. En 2007, 30,59% des ressources du budget fédéral furent destinées au service de la dette publique. Prenant en compte le refinancement, c’est-à-dire le payement de l’amortissement avec émission de nouveaux titres, de nouveaux emprunts, l’enveloppe budgétaire compromise par la dette s’élève à 53,21 % du budget. Ce refinancement oblige le gouvernement à emprunter à tout moment pour payer les dettes antérieures ; il devient ainsi otage des marchés financiers qui ne cessent d’exiger une politique économique propre à leurs intérêts : privatisations, liberté des flux financiers, priorité dans le budget pour les dépenses provoquées par la dette à des taux d’intérêt prohibitifs. En 2007, 3,5 milliards de Reais furent investis dans la réforme agraire, soit 0,46% du budget avant refinancement ; 20 milliards dans l´éducation, soit 2,58% ; 40 milliards dans la santé, soit 5,17% ; et 237 milliards pour payer les intérêts et les amortissements de la dette, soit 30,59% du budget avant refinancement de la dette[5]. Il s’agit d’un véritable cercle vicieux. Pour payer ces intérêts abusifs, le gouvernement doit contracter de nouveaux emprunts. Le FMI, en juillet 2010, plaçait le Brésil en troisième place des pays émergents les plus endettés, avec une dette de 67,2% du produit intérieur brut (PIB), en dépit d’une croissance économique de l’ordre de 6%[6].

Le programme d’accélération de la croissance – PAC I et II (en vigueur)

Au début de l’année 2007, le gouvernement lance le PAC (Programme d’accélération de la croissance), programme qui reconnaît un rôle important à l’État et à ses actions pour promouvoir la croissance économique. Le PAC exprime une nouvelle forme de penser la relation entre l’État et le marché pour le développement social du pays, stimulant la croissance économique et promouvant justice et sécurité sociale. La croissance économique est reconnue comme fondamentale pour surmonter les obstacles à la réduction des inégalités et des injustices structurelles. Avec la croissance économique, augmentent les recettes fiscales du gouvernement et sa crédibilité politique, qui lui permet de prendre des décisions osées et redistributives, comme augmenter les dépenses dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la prévoyance sociale. Cela signifie ne plus considérer comme prioritaire la réduction de la relation dette/PIB, mais de diminuer le solde fiscal et/ou réduire les dépenses financières du gouvernement. Concrètement, contre la volonté des institutions financières privées, le taux directeur d’intérêt va diminuer. Lula, pour tranquiliser les marchés à son arrivée au pouvoir, a dû élever le taux d’intérêt à plus de 20% par an, avec une inflation de 1’ordre de 12%. Progressivement, le taux directeur va baisser pour atteindre, sous la présidence de Dilma Rousseff, le niveau de 7,5% avec une inflation de 6%. Mais la pression du monde financier a fait relever ce taux d’intérêt à 9%.

Le programme d’accélération de la croissance maintient, à côté d’une nouvelle vision du développement, une politique d’intérêts élevés, d’un taux de change survalorisé et de dépenses sociales limitées. Le gouvernement souffre d’une certaine schizophrénie. Le social reste à la remorque de la politique macro-économique imposée et controlée par les groupes financiers détenteurs de la dette publique. Le gouvernement ne dispose pas de majorité au Congrès national et doit composer chaque vote avec ses « alliés ». Au niveau de l’exécutif, les ministères riches de l’industrie, de l’agriculture, des mines et de l´énergie sont dans les mains des « alliés », tandis que les ministères de la santé, de l’éducation, du développement social sont les parents pauvres aux mains du Parti des travailleurs.

Emblématique est la différence de traitement entre ministères « riches » et ministères « pauvres ». L’agriculture familiale qui produit la plupart des aliments pour la population est discriminée au profit de l’agro-business articulé au commerce extérieur[7]. L’agro-business occupe 76% des terres avec 26% de la main-d’œuvre, reçoit 86% des crédits pour produire 30% d’aliments pour une production globale de 60%. L’agriculture familiale occupe 24% des terres avec 74% de la main-d’œuvre, reçoit 14% des crédits pour produire 70% d’aliments pour une production globale de 40%[8]. Ces inégalités structurelles mettent en évidence la nécessité de dépasser un modèle qui sépare l’économique du social, avec de lourdes conséquences pour la démocratie et les droits de l’homme. En d’autres mots, il s’agit, pour garantir une véritable démocratie égalitaire, que les forces sociales et politiques progressistes s’affrontent à un modèle de développement qui gère l’exclusion sociale.

« La tentative officielle de coordonner, dans un projet de développement, les intérêts expansifs et offensifs de la grande agriculture commerciale d’exportation avec un modèle qui rende l’agriculture familiale, en même temps, viable et dynamique, est bien souvent contrée par le propre dynamisme économique de la grande agriculture vouée à l’exportation – tellement importante pour la stratégie de production de gains commerciaux à court terme en faveur du pays »[9]. Ce modèle agro-exportateur s’oppose à n’importe quel projet de développement susceptible de créer une dynamique propre, basée sur le marché interne et l’inclusion sociale.

Développement et inégalité structurelle

L’économie brésilenne, qui a stagné durant les années 80 et 90, y compris lors de la réduction de l’inflation avec l’implantation du Plan Real à partir de 95, a repris sa croissance économique avec la création d’emplois sous le gouvernement Lula. Le gouvernement se fait fort de crier victoire invoquant la chute « statistique » de l’inégalité se basant sur l’évolution du coefficient de Gini. De fait, de 1995 à 2005, l’indicateur statistique a baissé de 0,600 à 0,569[10]. Cette baisse se réfère essentiellement aux revenus du travail qui sont moins inégaux parce qu’il y a eu une élévation réelle du salaire minimum, une inclusion au marché formel du travail et une réduction du non-emploi. « Le gouvernement Lula a été célébré par ses militants comme historique et un point d’inflexion dans la vie brésilienne. Avec lui, pour la première fois dans l’histoire du Brésil, le pays aurait vécu un processus de croissance économique, avec démocratie et réduction de l’inégalité du revenu. Réellement, c’est ce que montrent les indicateurs économiques et sociaux. »[11] À partir de la gestion de Lula, surtout l’année suivante en 2004, le nombre net de contrats d’embauche a pratiquement doublé en un an et s’est maintenu après la crise de 2008. De même, on a mis en route une politique d’augmentation du pouvoir d’achat du salaire minimum qui, de 2003 à 2013, a plus que doublé en monnaie courante (de 300 à 700 Reais), dépassant de loin l’inflation annuelle de l’ordre de 5% (soit 62% de 2003 à 2013). Selon les indicateurs industriels de la Confédération Nationale de l’Industrie, l’augmentation des revenus salariaux n’arrive néanmoins pas à accompagner la croissance des gains de productivité de l’industrie. C’est le capital industriel qui accapare les gains de productivité et non les revenus des travailleurs. De 2003 à 2010, l’indice des salaires est passé de 85 à 90, tandis que la productivité est passée de 100 à 127. Avant le gouvernement de Lula, c’est-à-dire celui de Fernando Henrique Cardoso, de janvier 2001 à mai 2003, l’indice des salaires est tombé de 100 à 85, tandis que la productivité a oscillé autour de l’indice 100[12].

La valeur des bénéfices payés à travers le programme de transfert de revenus, « bourse-famille », reste insignifiante, même si elle a fort augmenté de 2003 à 2013. Le nombre de familles bénéficiaires est passé de 3,6 à 13,8 millions en dix ans. Le volume des transferts représente 18,5 milliards de Reais, soit 0,5% du PIB, alors que les intérêts de la dette publique représentent 5% du PIB. Par ailleurs, le montant du transfert, qui varie de 70 à 242 Reais par famille, est insuffisant pour tirer les bénéficiaires non de la pauvreté, mais bien de la misère. En dépit des efforts gouvernementaux, 16 millions de Brésiliens vivent de façon misérable et 43 millions en dessous de la ligne de pauvreté. Mais il faut reconnaître que le gouvernement Lula est parvenu à accélérer l’activité économique tout en réalisant des politiques sociales qui ont bénéficié aux pauvres. Par ailleurs, il faut aussi reconnaître les limites de ces politiques sociales. Les riches n’ont rien perdu et continuent à gagner bien davantage que les pauvres. Par exemple, les impôts indirects sont bien plus importants que les impôts directs, peu progressifs, obérant ainsi le revenu des pauvres et privilégiant les riches qui gagnent des sommes colossales, peu taxées, avec les intérêts de la dette publique.

Gouvernement de Dilma Rousseff : continuité d’un modèle de développement « productiviste »
 

Après une décennie de progrès économique et social, surgissent, dans les milieux des affaires et au sein de l’opposition politique, des doutes sur la capacité du Brésil d’affronter la crise financière mondiale. Le gouvernement Lula était parvenu à préserver le Brésil des effets de la crise. En 2010, le PIB a augmenté de 7,5% pour ensuite baisser à 1% en 2012, en dépit de politiques fiscales visant à stimuler la production, retirant, par exemple, les impôts sur la production industrielle (IPI) des automobiles, de politiques de développement des infrastructures et de la baisse du taux directeur d’intérêt (Selic[13]). Comment, avec une baisse des rentrées fiscales, faire front aux revendications salariales de la fonction publique, continuer une politique de transfert du revenu en faveur des plus pauvres via le programme « bourse-famille » ? Ce sont les défis qu’affronte le gouvernement, avec une opposition féroce du monde économico-financier qui prêche une réduction des dépenses sociales et gouvernementales, tout en parvenant, ces derniers mois, à faire monter le taux d’intérêt à 9,5%. Les grandes entreprises qui ont de l’argent en caisse, freinent la production et refusent d’investir, invoquant une insécurité qu’elles créent elles-mêmes. Un discours alarmiste, abondamment reproduit dans les médias, accuse le gouvernement de relâcher le trépied de la stabilité économique : contrôle fiscal, inflation et taux de change. Les perturbations économiques qui atteignent les pays « émergents » proviennent des déclarations des autorités financières américaines provoquant une sortie de dollars vers les Etats-Unis. Les pays les plus endettés comme le Brésil perdent des points dans les institutions de notification. Dans ce contexte, les entreprises préfèrent appliquer leurs ressources dans les marchés financiers et de change.

Le bras de fer entre le monde des affaires et le gouvernement se vit aussi avec les mouvements sociaux et écologiques. Outre la controverse lors de la concession des stades de football, des aéroports et d’autres infrastructures, la question de la matrice énergétique atteint les populations traditionnelles et l’environnement. La présidente, Dilma Rousseff, qui fut ministre de l’énergie, croit en un modèle de développement biaisé par une vision productiviste, fonctionnant comme un rouleau-compresseur qui passe au-dessus des populations atteintes par la construction de barrages hydro-électriques. Le cas de Belo Monte (la construction d’un gigantesque barrage hydroélectrique contesté par les écologistes et les populations locales notamment), internationalement connu, est emblématique de ce modèle mais n’est qu’un exemple parmi un nombre invraisemblable de barrages à l’étude. Le gouvernement prétend dialoguer avec les mouvements sociaux et écologiques, mais au Brésil une culture politique de dialogue entre l’État et la société civile organisée fait défaut.

Dans les discussions sur le code forestier et sur le code minier, interviennent une série d’acteurs qui s’opposent. L’agro-business qui jouit de l’appui d’une grande partie du Congrès sort gagnant et constitue une menace permanente pour les réserves indiennes et les quilombos (terres occupées par les descendants d’esclaves fugitifs). Dans ce jeu politique, le biais productif du développement semble, à court terme, gagner du terrain au détriment d’un agenda de développement à long terme, pour le Brésil.  

Le Brésil parie sur l’exploitation du pétrole. Le gouvernement vient d’accorder d’amples concessions aux holdings européens du Pré-Sel, d’amples réserves de pétrole en eau profonde. Le discours alternatif sur l’énergie verte est aussi à dénoncer, car cela exige une déforestation. Les surfaces inondées par les barrages produisent du méthane suite à la pourriture de la couverture végétale recouverte par les eaux. Une matrice énergétique alternative basée sur l’éolien et le solaire mériterait d’être sérieusement prise en compte et serait beaucoup moins agressive vis-à-vis de l’environnement et des populations. Mais c’est s’affronter aux puissants intérêts de l’agro-business et des pétroliers, sans oublier les scieries éparpillées en Amazonie.

Quel est le projet de société qui serait capable de changer le modèle de développement dominant au profit d’un modèle qui aurait comme priorité la vie humaine et celle de la planète ? Le Brésil a tous les atouts pour créer un modèle alternatif de développement respectueux des populations et de l’environnement. Ce serait, à la fois, écouter les manifestations de rue des mois de juin et juillet et proposer au reste du monde une autre manière de vivre.

Notes :

  • [1] Programme des Nations Unies pour le Développement – PNUD, Rapport sur le développement humain, New York, 2013.

    [2] Voir BATISTA, Paulo Nogueira, O Consenso de Washington – A visão neoliberal dos problemas latino-americanos, in “Em Defesa do Interesse Nacional – Desinformação e Alienação do Patrimônio Público”, Paz e Terra, São Paulo, 1994.

    [3] Voir BATISTA, Paulo Nogueira, PLANO REAL: Estabilização Monetária e Desequilíbrio Externo, in CADERNOS TEMÁTICOS 2, Sindicato dos Engenheiros no Estado do Rio de Janeiro, 1996.

    [4] INSTITUTO DE PESQUISA ECONÔMICA APLICADA – IPEA, Políticas sociais: acompanhamento e análise, 1995-2005, Edição especial, Brasília, IPEA, 2007.

    [5] REDE JUBILEU SUL, Auditoria Cidadã da Dívida, 2008.

    [6] BECK, Marta, Débito público do Brasil é o 3° maior entre países em desenvolvimento, diz FMI, Globo.com cité dans LE MONDE DIPLOMATIQUE – Manière de voir, oct.-nov. 2010.

    [7] Voir sur ce thème, Claire Wiliquet, Le monde a faim, constats et solutions. Centre Avec, juillet 2012. www.centreavec.be/le-monde-faim-constats-et-solutions

    [8] IBGE – Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Censo agropecuário de 2009.

    [9] MINEIRO, Adhemar, “Ambigüidade acompanha negociações comerciais brasileiras” in Pensando uma agenda para o Brasil : desafios e perspectivas, INESC – Instituto de Estudos Socioeconômicos – Brasília, 2007, p.122.

    [10] IpeaData in Pensando uma agenda para o Brasil : desafios e perspectivas, INESC, Brasília, 2007.

    [11] BARBOSA, Alexandre de Freitas (org.), O BRASIL REAL: a desigualdade para além dos indicadores, Ouras Expressões, São Paulo, 2012.

    [12] Ibidem.

    [13] Taux d’intérêt équivalent au taux de référence du SISTEMA ESPECIAL DE LIQUIDAÇÃO E CUSTÓDIA

    Type de Publication:  Analyse