En Question n°140 - mars 2022

Sans papiers, sans droits ?

Est-il possible de vivre en Belgique sans papiers, et si oui, comment ? La réponse à la première question est dans les chiffres – et d’autres que moi les détaillent dans ce dossier. Oui, de très nombreuses personnes, hommes, femmes et enfants, vivent dans notre pays sans titre de séjour. Les unes parce qu’elles n’en ont jamais eu, qu’elles avaient tenté leur chance, ou ne faisaient que passer et sont restées. D’autres qui ont vécu légalement pendant un temps, parce qu’elles avaient fait une demande d’asile, ou étaient venues pour former une famille, ou pour étudier, ou pour un emploi temporaire… Certaines sont là depuis quelques semaines seulement, mais nombreux sont ceux et celles qui habitent en Belgique depuis des années.

crédit : Frédéric Moreau de Bellaing

Contrairement à ce que ces personnes elles-mêmes, trop souvent, pensent, et bien que le séjour illégal soit en théorie toujours un délit en droit belge, elles ont des droits, et même en principe tous les droits qui dans notre société du 21ème siècle, sont attachés à la personne humaine : ne pas se faire voler, maltraiter, avoir le droit de déposer une plainte, de se marier, de divorcer, de se faire enterrer dignement… bref, les droits que l’on appelle fondamentaux.

On peut certainement remonter plus loin dans le temps pour rechercher les fondements des principes qui gouvernent ce que le préambule de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 appelle la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », mais on peut dire que c’est la commotion de la Seconde Guerre mondiale qui a amené au développement d’instruments juridiques destinés à consolider certains principes de reconnaissance des droits de l’individu.

Les Nations unies concrétiseront les principes de la Déclaration de 1948 à travers les Pactes de 1966 (en vigueur dix ans plus tard) portant respectivement sur les droits sociaux économiques et culturels, et sur les droits civils et politiques. Mais pour nous, la convention internationale la plus utile sera celle que signent le 3 novembre 1950 les États membres du Conseil de l’Europe, et que l’on appelle communément la CEDH, ou Convention européenne des Droits de l’Homme, au moins dans sa version française, comme d’habitude plus machiste que l’original anglais. Elle entrera en vigueur en 1953, et a la particularité de pouvoir depuis 1959 imposer son respect à travers la Cour du même nom, qui siège à Strasbourg et peut être saisie si les droits garantis par la Convention n’ont pas été respectés. Une autre juridiction qui, celle-là, siège à Luxembourg, a pris ces dernières décennies de plus en plus d’importance, notamment quand il s’agit de droits humains et de droits liés au séjour des étrangers au sein de l’Union européenne, c’est la Cour de Justice de l’Union européenne. Celle-ci veille sur le respect des droits qui sont entretemps garantis tant par la CEDH que, depuis 2000, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Le droit – fut-il international – n’a jamais suffi à garantir que les citoyennes et citoyens mènent tous une vie conforme à la dignité humaine. Notre législation, comme c’est le cas partout, fait des distinctions parmi ses résidents. Progressivement, le droit européen a imposé que disparaissent, si l’on excepte le champ politique, presque toutes les distinctions entre nationaux et européens. Ceux-ci sont même parfois avantagés, comme lorsqu’il s’agit de regroupement familial. Il reste du travail pour assimiler les ressortissants des 27 pays de l’Union et ceux que l’on appelle les résidents des pays tiers, mais c’est évidemment surtout pour les sans-papiers que la vie est difficile : pas le droit de voyager, ou de travailler en pouvant compter sur les avantages sociaux qui en principe vont avec un salaire… Et bien sûr, plus que toute chose, la peur permanente de se faire expulser, qui limite évidemment beaucoup dans l’exercice des droits que l’on a néanmoins, et qui valent surtout quand on a les moyens de les faire respecter.

Mais en pratique, quels sont-ils, ces droits, considérés comme inaliénables et garantis à chacune et chacun, quel que soit son droit de séjour ?

Un classement est difficile, et ce qui est prioritaire pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre, mais commençons par les droits qui s’attachent à la personne.

De nombreuses familles vivent dans la clandestinité. Ce statut de séjour, ou plutôt cette absence de statut, n’empêche pas de prendre des initiatives qui s’inscrivent dans le droit à la vie privée et familiale. Ainsi, le fait de ne pas avoir de papiers ne prive pas du droit de semarier. Celui-ci est reconnu tant par le Pacte sur les droits civils et politiques que par l’article 12 de la CEDH et, plus concrètement, par le titre V de notre code civil, qui détaille les conditions imposées à toutes et tous pour un mariage valable, l’essentiel étant peut-être qu’aucun mariage religieux n’ait précédé l’acte civil. C’est la résidence d’au moins un des époux qui détermine la commune où se marier, et on a le droit de se marier même si on est en séjour irrégulier, on peut même, dans certains cas, voir suspendu un ordre de quitter le territoire jusqu’au mariage. Mais, mais… En pratique, les choses sont moins simples. En effet, le législateur a progressivement légalisé les pratiques de nombreux services d’état civil, et prévu que l’officier d’état civil ne célébrera pas le mariage s’il pense que celui-ci est contraire à l’ordre public. C’est le cas s’il pense que le véritable but du mariage n’est pas d’adhérer à l’institution du mariage, de fonder une famille, mais de régulariser une situation de séjour. Ce sera aussi le même critère d’ordre public qui fera souvent obstacle à d’autres actes qui demandent l’intervention d’un officier de l’état civil, qu’il s’agisse d’enregistrer une cohabitation légale, ou d’acter la reconnaissance d’un enfant. Là encore, il est indiscutable que l’étranger sans droit de séjour a bien le droit de reconnaître ou déclarer un enfant, mais la mise en œuvre de ce droit sera souvent un véritable parcours d’obstacles, dont le principal est bien logiquement la peur de sortir du bois et de risquer ce faisant d’attirer l’attention de l’Office des étrangers.

Les enfants et leurs droits sont protégés par plusieurs dispositions internationales, telles la Convention internationale des Droits de l’Enfant de 1989, qui prévoit spécifiquement le droit des mineurs de moins de 18 ans à l’instruction. Ce droit est par ailleurs reconnu par l’article 24 de notre Constitution et confirmé par la loi de 1983 sur l’obligation scolaire. Les écoles ne peuvent en aucun cas refuser d’inscrire un enfant, ni non plus refuser de lui attribuer un diplôme pour une raison liée à son statut de séjour.

Il est clair que la majorité des gens qui vivent en Belgique sans papiers travaillent pour être en mesure de survivre. S’ils sont pris sur le fait lors d’une inspection ou d’une descente de police, ils seront dénoncés à l’Office des étrangers, ce qui est évidemment la sanction par définition, puisqu’ils risquent l’expulsion. Le travail illégal n’est pas en soi une infraction pour le travailleur, qui n’est pas punissable pénalement, mais son dossier en matière de séjour sera par contre marqué d’un stigmate indélébile et assez difficile à compenser, notamment s’il souhaite plus tard introduire une demande de permis de travail. L’employeur quant à lui peut se voir imposer une amende. Le travailleur sans papiers n’est pas un travailleur sans droits. Le contrat de travail (qui existe de par le seul fait du travail contre salaire) implique qu’il doit percevoir le montant minimum légalement prévu pour son emploi, et être assuré contre les accidents de travail. En cas d’accident, il a droit à être indemnisé au même titre que ses collègues, mais en cas de problème ce sera à lui d’apporter les preuves de la réalité de son emploi.

Le travailleur surexploité parce que le patron abuse de sa fragilité administrative se voit bien protégé s’il accepte d’entrer dans le processus mis sur pied pour les victimes de traite d’êtres humains, tant par le code pénal que par l’article 77bis de la loi de 1980 sur le séjour des étrangers, cela en exécution de diverses obligations internationales et européennes. Il recevra, s’il collabore à l’enquête judiciaire concernant son employeur, la protection d’un séjour temporaire et d’un appui par un des centres spécialisés que connaît la Belgique (PagAsa pour Bruxelles, Surya pour la Wallonie et Payoke pour la Flandre). Son séjour temporaire sera transformé en droit de séjour si l’enquête menée par le Parquet ou l’Auditorat aboutit à des poursuites contre l’employeur ou des intermédiaires. S’il ne peut s’inscrire dans une telle procédure, il aura certes le droit de réclamer ses arriérés de salaire, mais la loi belge de 2013 n’a pas saisi la perche prévue par la Directive européenne dite « sanctions », qui envisageait des régularisations temporaires pendant le temps de ces procès, et l’effectivité des droits aux arriérés de salaire en est fortement réduite.

Un travailleur licencié a droit à ses indemnités de préavis, et le sans-papiers ne fait pas exception à la règle. Il n’a par contre pas droit aux avantages sociaux qui découlent d’un contrat de travail « légal », qu’il s’agisse du droit aux allocations de chômage, aux indemnités de mutuelle, aux allocations familiales ou aux congés payés. Mais si, après une procédure devant les juridictions du travail, l’employeur est condamné à régulariser une situation antérieure en versant des arriérés de salaire et d’ONSS, le travailleur recevra une régularisation et, plus tard, un morceau de pension. Ces descriptions concernent ceux qui n’ont jamais eu de séjour légal. Pour ceux ou celles qui ont un jour eu un numéro de registre national et ont été des travailleurs enregistrés à la sécurité sociale, la situation peut être différente et il n’est pas impossible d’engranger certains droits sociaux même si on n’est plus en règle, et pour autant, même si cela se discute, que l’on ne commette pas de faux quant à sa véritable identité.

Si la personne qui se trouve en Belgique en séjour illégal n’a en principe pas de mutuelle, cela ne signifie pas qu’elle n’a aucun droit aux soins. Mais il ne s’agira que de ce qu’on appelle l’aide médicale urgente (AMU). L’arrêté royal du 12/12/1996 la définit comme « une aide qui revêt un caractère exclusivement médical et dont le caractère urgent est attesté par un certificat médical. Cette aide ne peut être une aide financière, logement ou une autre aide sociale en nature. L’aide médicale urgente peut être prestée tant de manière ambulatoire que dans un établissement de soins. L’aide médicale urgente peut couvrir des soins de nature tant préventive que curative ». Il faut qu’un médecin établisse la nécessité de la prise en charge, et que le centre public d’action sociale (CPAS) qui va devoir en assumer le coût accepte l’état de besoin, sauf si l’urgence extrême fait que le service de garde d’un hôpital a déjà accueilli le patient. Il est clair que cette procédure est loin de rencontrer tous les besoins, les obstacles de nature psychologique et administrative étant légion, mais elle a néanmoins le mérite de permettre une prise en charge, au moins si le médecin et le CPAS manifestent compréhension et bonne volonté.

L’exemple de l’AMU montre quele CPAS est, logiquement d’ailleurs, l’interlocuteur institutionnel qui sera le plus confronté aux situations de détresse qui accompagnent souvent la clandestinité. Et donc, beaucoup dépendra de ses moyens et aussi de l’attitude que développeront les assistants sociaux confrontés aux demandeurs d’aide. Présence d’interprètes, empathie, disponibilité, peuvent faire toute la différence quand il s’agira d’examiner le dossier d’une famille. Si l’aide sociale est en principe refusée à toute personne qui n’a pas ou plus de droit de séjour, ce n’est pas le cas de façon systématique, et ce n’est notamment pas le cas lorsqu’il y a un mineur dans la famille. Dans ce cas, la réglementation – un arrêté royal du 24 juin 2004 – prévoit qu’il peut être accueilli dans un centre, et que sa famille peut l’y accompagner, ce que certains CPAS transforment en aide matérielle à la famille. L’aide sociale est également due lorsque la personne doit quitter le pays, mais souffre d’un état de santé qui l’empêche de le faire.

Pour clôturer cet évidemment trop rapide état des lieux, un mot sur le droit de se faire aider pour défendre ces droits. La personne en séjour illégal a droit à l’aide juridique pour toute procédure, comme elle a le droit de se syndiquer et d’être assistée par son syndicat devant les tribunaux du travail.

Bien sûr, avoir des droits ne signifie pas qu’on soit en mesure de les exercer. Trop souvent, dominées par la peur, l’ignorance des procédures, le manque de confiance dans les institutions, les milliers de personnes qui pensaient pouvoir trouver en Belgique une vie meilleure ne parviendront qu’à survivre, dans des conditions trop souvent indignes.

Même s’il est illusoire de penser qu’il existe des formules miracles en droit de l’immigration, le champ juridique offre néanmoins de nombreuses pistes. S’appuyer sur le concept de dignité humaine pour étendre à tous ceux et celles qui vivent en Belgique les droits humains de base que devraient être le droit de se nourrir, de se loger, de travailler, peut contribuer à réparer sur notre sol une petite partie des inégalités mondiales. Le droit n’est jamais que ce que celles et ceux qui l’utilisent en font…