Le 02 mars 2010

Relever les défis de notre monde

Balayant large – non sans quelque présomption sans doute – cette analyse voudrait, en ce début de l’année 2010, esquisser un état de notre monde et des défis qu’il lance à la conscience citoyenne et tenter de définir quelques principes fondamentaux qui permettraient d’y faire face, humblement mais résolument. Un monde globalisé bien sûr, forcé à la solidarité face à la crise économique et financière et à la menace écologique mais où la faculté de décision politique est désespérément en retard sur les événements, où les inégalités ne font que se creuser et que déchirent les oppositions ethniques et culturelles, nourries par le réveil mémoriel des opprimés. Le socle sur lequel il est possible de bâtir quelque chose reste celui des droits humains, résumés dans la devise républicaine : « Liberté, égalité, fraternité ». Dépasser les divisions par un amour plein de respect pour tous nos frères et sœurs humains (fraternité), prendre le parti des exclus et lutter avec eux pour un monde où chacun puisse s’épanouir (égalité), promouvoir la gestion démocratique du bien commun universel par l’engagement responsable de tous (liberté).

Un seul monde
 

Assis devant le petit écran, nous recevons le choc du journal télévisé. La première évidence, c’est la présence immédiate, en prise directe, du monde entier. Nous sommes témoins de ce qui se passe à tous les bouts du monde, comme on dit, en temps réel. Et la succession des séquences nous balade d’un continent à l’autre, d’un bout de l’Europe à l’autre pour nous ramener à Bruxelles ou dans tel petit coin de Flandre ou de Wallonie où un événement dramatique s’est passé, à moins que ce ne soit un concert ou un cortège… Ce que je veux souligner, c’est la multiplicité et la variété des informations qui reflète, en direct, la complexité de la vie. Les catastrophes tiennent une grande place : catastrophes naturelles : tremblements de terre, ouragans, incendies…Et l’on peut dire, de ce point de vue, que l’année 2010 commence fort, avec le désastre sans précédent qui frappe Haïti et, chez nous, la  catastrophe de Liège et celle de Buizingen. À d’autres moments, ce sont les faits de guerre et de violence qui ont la primeur: attentats suicides au loin, et plus près de nous violences urbaines, agressions, car et home jackings… Mais ces séquences alternent avec les reportages anecdotiques qui reflètent la vie de tous les jours, la société de consommation (laquelle, avec ses paillettes, sa poudre aux yeux, règne en maîtresse dans les pages de publicité). Et, entre la catastrophe et le fait divers, les questions de politique mondiale, nationale, régionale ou locale et les commentaires des responsables prennent leur place, quelquefois prédominante, comme au temps de la crise financière de 2008, ou dans toutes les péripéties qu’ont connues nos gouvernements depuis les élections de 2007, ou encore, dernièrement , autour du sommet sur le climat à Copenhague. Ce que cette entrée en matière voudrait souligner, c’est la réalité de ce monde, à la fois unifié, interconnecté, interdépendant, omniprésent dans la vie de chacun et pourtant éclaté dans une diversité infinie.

La mondialisation ou globalisation est d’abord le résultat d’un progrès technologique. Ce qui caractérise notre époque, dit l’économiste Philippe de Woot, c’est l’amplification de la recherche scientifique (des inventions) mais surtout « la transformation de plus en plus rapide des connaissances en applications concrètes, assurant par là un progrès technique continu ».  C’est ainsi que le passage de l’invention (découverte) à l’innovation (exploitation technique) a duré 112 ans pour la photographie, 56 ans pour le téléphone, 35 ans pour la radio, 15 ans pour le radar, 12 ans pour la télévision, 6 ans pour la bombe atomique, 5 ans pour les transistors, 3 ans pour les batteries solaires, quelques mois pour les nouvelles générations de composants électroniques. En moins de 15 ans, Internet a réussi à regrouper autant d’utilisateurs que la télévision en 50 ans et la radio en plus d’un siècle[1]

Le progrès technique crée de nouveaux produits, de nouveaux modes de production et surtout  de nouveaux moyens de communication.  L’étape actuelle est la phase de généralisation des découvertes de la troisième révolution industrielle : l’énergie nucléaire pour la production de l’électricité et surtout les technologies de l’information : les réseaux, la bureautique, la robotique. Le progrès, l’informatisation souvent, des procédés de fabrication augmentent la productivité et diminuent le besoin de main-d’œuvre (la même heure de travail produit aujourd’hui sept fois plus de richesse qu’en 1950). Le développement d’Internet rend possibles les opérations financières en temps réel, donnant ainsi au marché une souplesse et une efficacité maximales en même temps qu’une grande instabilité. 

Une mondialisation capitaliste et libérale
 

Le progrès technologique n’a pas profité également à tout le monde. De même qu’au début du XIXe siècle, la première révolution industrielle avait été mise à profit par la bourgeoisie, détentrice du capital, créant un prolétariat ouvrier qui n’accédera à des conditions de vie convenables qu’au terme d’un siècle de combat, les effets de la troisième révolution industrielle favorisent la suprématie de ce système économique et financier que nous appelons aujourd’hui globalisation ou mondialisation[2].

Trois éléments ont contribué au développement de ce système : la concentration du capital, l’infléchissement de la logique entrepreneuriale et enfin l’influence de la pensée néo-libérale.

La concentration du capital
 

L’évolution des trente dernières années a été à la concentration du capital. Aujourd’hui les grandes multinationales sont plus riches et plus puissantes que les États. Le pouvoir réel, en fin de compte, n’est même pas dans les mains des directeurs de ces entreprises mais dans celles des propriétaires des capitaux qui y sont engagés, lesquels exigent les rendements les plus élevés possibles. Il y a les « très riches » .Selon des chiffres de 1999, les 200 personnes les plus riches au monde ont vu la valeur de leur patrimoine plus que doubler entre 1995 et 1998 pour dépasser aujourd’hui les 1.000 milliards de dollars en montant cumulé. Les trois plus grosses fortunes au monde possèdent ensemble plus que le PNB des pays dits « les moins avancés », soit 600 millions de personnes. Mais il y a aussi les fonds d’investissement professionnels, notamment les fonds de pension. Ceux-ci sont évidemment soucieux d’un rendement financier le plus élevé possible et pèsent ainsi sur les choix stratégiques.  

L’infléchissement de la logique entrepreneuriale
 

Une entreprise doit être rentable et le souci de rentabilité, dans un marché ouvert, entraîne  naturellement la concurrence. Pour prospérer et même seulement pour survivre, chaque entreprise, chaque secteur industriel, chaque région doit faire mieux que les autres, séduire l’acheteur, produire un meilleur profit. Rendue possible par les nouvelles technologies de la communication, favorisée par la concentration de la puissance économique dans les mains des actionnaires, l’ouverture universelle du marché exacerbe cette concurrence et la délie des besoins réels. La période précédente avait connu une sorte d’ajustement de l’offre à la demande (cercle vertueux du fordisme et de l’économie sociale de marché). Aujourd’hui, la réussite de l’entreprise n’est plus mesurée au produit mais au seul profit maximum de ceux qui apportent les capitaux. Le capitalisme n’est plus entrepreneurial mais financier. Si l’entreprise est moins rentable (en termes de rendement financier) on la supprime, on la vend, comme une vulgaire marchandise.

La pensée unique néo-libérale
 

Toute cette évolution n’est cependant pas naturelle ou fatale. Elle a été non seulement  encouragée mais positivement promue par des prises de position politiques. Dès la fin des années septante, des gouvernants comme le président Reagan aux USA et Mme Thatcher au Royaume Uni ont opté pour une libéralisation totale du marché et une doctrine néo-libérale s’est imposée comme une sorte de loi universelle. Ce nouveau paradigme néo-libéral est résumé dans ce qu’on a appelé le « Consensus de Washington[3]. Pour les théoriciens de cette relance du libéralisme, l’effondrement du monde communiste apparut comme la confirmation historique du bien fondé de leur doctrine. C’est la « fin de l’histoire »[4], rien ne peut aller au-delà. Pour Friedrich von Hayek, « le marché est un processus impersonnel qui permet de satisfaire les besoins humains plus abondamment que ne pourrait le faire aucune organisation délibérée »[5]. « There is no alternative » (TINA) disaient ces libéraux, présentant comme naturelle et inéluctable une évolution qu’ils ont en fait provoquée ou accélérée par des choix politiques.        

La crise financière et économique
 

Ce système économique dominé par la recherche du profit le plus grand et fragilisé autant que facilité par la volatilité des transactions financières a éclaté tout d’un coup au milieu de l’année 2008[6]. Au point de départ de la crise, on trouve les « subprime », des crédits à la construction de maisons, risqués de façon irresponsable, à la faveur d’un boum immobilier aux USA et que les débiteurs n’ont pas été en mesure de rembourser. Les unes après les autres, de grandes banques américaines ont dû se déclarer en faillite, entraînant des répercussions sur tous les marchés du monde. Comme, tout de même, l’économie, les entreprises ne peuvent se passer de crédits, les États, dont on se plaisait à dire qu’ils n’avaient plus aucun rôle à jouer, sont intervenus pour essayer de sauver les meubles – en l’occurrence pour empêcher un effondrement total de l’économie, la ruine des entreprises, le chômage généralisé et l’appauvrissement de la population. À l’heure actuelle, la crise est relativement maîtrisée et la Bourse repart à la hausse mais ses effets continueront à se faire sentir longtemps dans l’économie réelle par les faillites des entreprises, le ralentissement de la production et les pertes d’emploi. Il n’est pas sûr pourtant que le système économico-financier se soit vraiment remis en question et que, après un temps de panique, les mécanismes de la recherche irresponsable du profit ne se remettent en marche. Après tout, même s’ils ont perdu des milliards, ce ne sont pas les plus riches ni les détenteurs de rentes qui ont le plus pâti de la crise.

L’avenir de la planète
 

La mondialisation technologique et la circulation de l’information ont aussi entraîné une prise de conscience, de plus en plus généralisée et commune, du caractère limité des ressources de notre planète et, plus généralement, du danger mortel que la manière de vivre d’une humanité toujours plus nombreuse et plus consommatrice lui fait subir. Depuis les temps modernes – la   première unification du monde par les grandes découvertes à partir de l’Europe, l’hégémonie de l’Europe fondée sur une avance technologique, partagée puis même supplantée au XXe siècle par les Etats-Unis – le progrès a été le dogme indiscuté, presqu’inconscient. L’homme a exploité la terre et toutes ses ressources sans compter. Agriculture intensive (avec fertilisants chimiques), exploitation des minerais, du charbon, puis du pétrole, toutes les applications de la machine à vapeur, puis du moteur à explosion, puis de l’électricité, puis des produits chimiques, plastiques, matériaux divers (sans précaution : pensons à la crise de l’amiante). Jusqu’encore dans les premières années de l’après-guerre, on a vécu sur cette vague du progrès : il y avait seulement la peur de l’arme atomique. On a produit en masse, consommé en masse. À part quelques avertissements de précurseurs, ce n’est que depuis vingt ans, trente au plus que l’on a commencé à prendre conscience que cela ne pouvait pas durer indéfiniment.

Aujourd’hui nous savons que notre terre est mortelle. Nous avons compris (nous commençons à comprendre) que notre manière de vivre (étant donné notre nombre) épuisait les terres, polluait l’eau, détruisait des espèces végétales et animales (bio-diversité), viendrait bientôt à bout des combustibles fossiles (sources d’énergie non-renouvelables), faisait monter la température (gaz à effet de serre), rendait l’air irrespirable. Plus personne aujourd’hui ne peut ignorer le problème. Au niveau mondial, nous avons évidemment tous à l’esprit la toute récente assemblée des Nations Unies à Copenhague. Elle a montré à quel point cette question est devenue cruciale (le chemin fait depuis Kyoto, 1997), tant par la présence et l’engagement de tous les pays du monde que par l’immense mobilisation de l’opinion publique et de la société civile (pétitions, manifestants). Elle a montré aussi, malheureusement, combien cette planète qui prend conscience de son unité solidaire est encore inégale : les pays dits développés qui ont profité à fond de tous les progrès technologiques, ont exploité sans vergogne toutes les ressources de la terre et sont installés dans des modes de vie et de consommation qui épuisent et polluent au maximum (empreinte écologique, production de CO2) ; les pays émergents (Chine, Inde, Brésil…) qui sont en plein engagés dans le développement massif (agriculture intensive et industrie lourde) et dont les populations aspirent à un niveau de vie meilleur (comparable à celui des premiers, qui s’étale tous les jours devant leurs yeux à travers la télévision) ; les pays pauvres enfin, laissés pour compte qui n’ont pas encore goûté à ce fameux progrès mais qui risquent d’en payer le prix plus que tous les autres. Rien d’étonnant dès lors si cette grande Assemblée a « accouché d’une souris » comme l’ont dit beaucoup de commentateurs. On peut penser pourtant, avec l’expert du climat Jean Pascal Van Ypersele, vice-président du GIEC (Groupe International d’Études sur l’Évolution du Climat) qu’un pas est franchi, que le problème ne pourra plus être oublié. Mais serons-nous à la mesure de l’urgence ?

Avant de passer au point suivant,  je voudrais noter encore ici que la question de l’avenir de la planète, la question écologique, est aujourd’hui présente à la vie de notre société et qu’elle nous concerne tous. Aucun projet politique aujourd’hui (qu’il s’agisse d’habitat, de développement industriel, de transport) qui ne comporte son volet « environnemental »[7]. Notre vie de tous les jours aussi est interpellée : alimentation, transports, éclairage, chauffage… Mais la conscience écologique a bien de la peine à modifier des habitudes de consommation ancrées par le temps et souvent encore encouragées par la publicité.

Impuissance ou retard du politique
 

Après la conférence de Copenhague, certains medias ont parlé de « crise de la gouvernance mondiale ». Ils entendaient par là l’incapacité où ont été les États de la planète à dépasser leurs points de vue particuliers pour prendre en charge ensemble le problème commun de l’avenir de la planète. Parler de crise n’est peut-être pas tout à fait adéquat, car cela laisserait entendre qu’auparavant cela fonctionnait mieux. En réalité ce qui apparaît ici, c’est le retard du politique sur les évolutions effectives du monde, qu’elles soient économiques, sociales ou  environnementales. Quels que soient les mérites de l’ONU – et son premier mérite est d’exister, qu’il y ait ce lieu où toutes les nations peuvent se rencontrer et faire entendre leur voix – elle n’a pourtant que l’autorité que les pays veulent bien lui reconnaître. Plus fondamentalement, que ce soit au plan local, au niveau des États ou au niveau international, le politique est le plus souvent précédé par la vie, par l’évolution des techniques et des mœurs. Il est d’ailleurs sain qu’il en soit ainsi ; dans des sociétés plus traditionnelles, toutes les initiatives pouvaient venir de la tête, se répandre de proche en proche selon un ordre hiérarchique. Dans les sociétés modernes, cette sorte de simplicité ne serait possible que dans un État totalitaire. La démocratie au contraire est compliquée, elle doit composer avec l’autonomie du monde économique, avec la diversité des opinions, avec la pesanteur des habitudes, la résistance des intérêts particuliers…

Dans l’histoire récente de notre Europe occidentale, le capitalisme a été bridé par le développement du mouvement ouvrier (syndicats et, sur le plan politique, les partis de la social démocratie et de la démocratie chrétienne). Dans nos États démocratiques, en particulier dans ceux qui ont formé la Communauté européenne (à 6 tout d’abord, puis s’élargissant progressivement), l’économie de marché s’est nuancée et humanisée grâce au développement de la sécurité sociale et d’autres législations favorables au partage équitable des fruits de la prospérité. C’est ce qui s’est passé chez nous pendant ce qu’on appelle quelquefois les trente glorieuses, les années qui vont de la fin de la guerre à 1975 plus ou moins. Le pouvoir politique, issu de la majorité démocratique, a su « gouverner » l’économie. Notons que cette réussite était bien limitée dans l’espace. Quelque chose de semblable se développait aux USA avec l’économie dite « fordienne », l’idée qu’il faut payer suffisamment les travailleurs pour qu’ils puissent être aussi acheteurs (notamment de leur voiture). Mais il y avait en même temps le monde communiste et surtout le Tiers monde. Et il y avait aussi chez nous l’importation d’une nombreuse main-d’œuvre étrangère pour occuper les emplois lourds, non qualifiés et pénibles dont les Belges ne voulaient plus (à commencer par la mine).

Avec la mondialisation libérale, cet équilibre relatif a été mis à mal. Avec la concentration du capital et la délocalisation des centres de pouvoir économique, la gestion de l’économie échappe tout à fait au pouvoir des États. À cela se joint l’influence de la pensée libérale, dont nous avons dit plus haut à quel point elle s’était présentée comme l’unique alternative. A l’intérieur des États, tout un courant de pensée s’est développé, mettant en question l’État providence,  démantelant les services publics, au nom de l’argument fallacieux que le privé est plus efficace, excusant toutes les restrictions par la référence aux lois du marché international. Quant au champ international, à plus forte raison, il échappe à tout contrôle. Les instances internationales censées réguler le marché (FMI, Banque Mondiale, OMC) sont elles-mêmes dominées par les représentants des États les plus ancrés dans le capitalisme et gagnées par l’idéologie dominante.

Il a fallu la crise financière de 2008 pour que le pouvoir politique revienne au premier plan. Le monde économique qui se passait royalement des États a crié au secours et les États sont intervenus pour les renflouer. Plusieurs sommets, au nombre de participants variable, se sont réunis pour parer au plus pressé et essayer d’imposer enfin des règles de conduite. À l’échelle des pays, les gouvernements se sont aussi impliqués : en Belgique pour Fortis, Dexia et la Kredietbank.

La crise financière et économique mondiale et la crise de l’environnement font percevoir aujourd’hui la nécessité d’une gouvernance mondiale qui prenne en charge la mondialisation : non plus une mondialisation sauvage, à n’importe quel prix, au profit de quelques-uns mais une mondialisation humaine, maîtrisée, qui profite à tous les humains, y compris aux générations à venir. Cette gouvernance devrait être portée par le soutien des peuples eux-mêmes, par une opinion publique mondiale, une société civile mondiale, rassemblant tous ceux et celles qui, de par le monde, souhaitent une société juste et pacifique et s’engagent dans ce sens. C’est un souhait qui peut paraître de la pure utopie, mais qui s’impose comme une nécessité vitale.

C’est ce que nous allons voir maintenant en précisant successivement deux autres caractéristiques de notre monde globalisé : les injustices et inégalités qui le traversent et les oppositions qui le déchirent

L’injustice du monde
 

Nous avons jusqu’ici parlé de la mondialisation et des crises qui l’interpellent (crise économico-financière et crise écologique) en général. Dans cette nouvelle section, on voudrait montrer plus explicitement que la mondialisation sauvage engendre l’inégalité et l’injustice et que ses crises ont pour premières victimes les pauvres.

Dans sa récente encyclique sociale Caritas in Veritate, le pape Benoît XVI se réfère à son prédécesseur Paul VI (40e anniversaire) qui, dans Populorum Progressio, encyclique sur le développement des peuples, soulignait les inégalités entre pays. Il en cite cette phrase : « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence ». Benoît XVI note qu’aujourd’hui « la ligne de démarcation entre pays riches et pays pauvres n’est plus aussi nette qu’aux temps de Populorum Progressio. La richesse mondiale croît en termes absolus mais les inégalités augmentent. Dans les pays riches, de nouvelles catégories sociales s’appauvrissent et de nouvelles pauvretés apparaissent »[8].

En 2000, les États membres de l’ONU s’étaient engagés sur huit objectifs, dits « les objectifs du millénaire ». Il s’agissait notamment d’éliminer l’extrême pauvreté et la famine, de réduire la mortalité infantile, de garantir un environnement durable et un système commercial multilatéral ouvert, fondé sur des règles prévisibles et sans discrimination. On est encore bien loin du compte. 1Selon un rapport des Nations Unies en date du 25 septembre 2008, 1,4 milliard de personnes vivent dans l’extrême pauvreté (moins d’1,25 dollar par jour)[9].

Les crises que connaît la planète ont pour premières victimes les plus pauvres. Deux exemples seulement. Pour la crise financière tout d’abord : celle-ci a provoqué dans plusieurs pays du monde, en particulier en Afrique, une crise alimentaire aiguë. Dans tel pays d’Afrique, dont l’alimentation était basée traditionnellement sur le manioc, depuis plusieurs  années, le riz importé d’Asie à prix très bas, avait supplanté sur le marché la production traditionnelle. À la suite de la crise, le prix du riz a monté et il est devenu inaccessible pour la plus grande partie de la population. Quant à la crise de l’environnement : au Pérou, la politique du gouvernement est d’exploiter au maximum les ressources minières sans tenir compte des droits de propriété des populations indiennes sur le territoire desquelles se trouvent les sites d’extraction ni de la pollution que cette exploitation  entraîne (empoisonnement des enfants)[10].

Les migrations internationales sont également influencées par la mondialisation libérale. La caractéristique des migrations d’aujourd’hui est leur caractère sauvage, leur dérégulation[11]. Les migrations de main d’œuvre des années d’après guerre étaient régies par des accords bilatéraux. Si difficile qu’ait été la vie  par exemple, des mineurs italiens, venus en Belgique après la guerre, ils étaient attendus et pris dans un projet. Aujourd’hui, ce qui fait partir les gens est leur misère, leur inutilité dans une économie qui se rationalise, ils sont de trop. Ce qui les attire dans les pays développés, c’est souvent un mirage, un espoir que rien ne fonde (cfr les deux jeunes Guinéens retrouvés morts gelés en 1999 dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena ou tous les Africains qui se noient en Méditerranée ou au large des Canaries). En outre les pays développés attirent les diplômés qui espèrent trouver un meilleur débouché pour leurs compétences ou simplement une vie meilleure. Leur départ appauvrit encore leurs pays d’origine. En prônant l’immigration choisie, les pays développés encouragent cette fuite des cerveaux et creusent l’inégalité.

Enfin, cette pauvreté est aujourd’hui bien présente chez nous. L’article 23 de notre Constitution affirme que « chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine » et détaille le droit au travail, à la sécurité sociale, à un logement décent, etc. Chaque année, des Rapports sur la pauvreté sont publiés ; on peut dire que les pouvoirs publics prennent en compte le problème. Mais la situation ne s’améliore pas pour autant. La pauvreté extrême, celle des sans abris, est toujours présente et leur nombre s’accroît par la présence de sans- papiers de toutes origines et même des demandeurs d’asile qui ne peuvent être accueillis dans des structures débordées. La pauvreté chronique, celle des chômeurs, de longue durée ou touchés aujourd’hui par la crise, celle des emplois précaires, celle qui est causée par des drames familiaux, des séparations, des deuils, la maladie… Beaucoup de personnes et de familles aujourd’hui vivent dans la précarité, risquant de se trouver, du jour au lendemain, dans le plus total dénuement[12].

Cette inégalité qui ne fait que croître interpelle toutes les consciences. Elle pèse sur l’avenir du monde. Tous les problèmes de gouvernance, financière, économique, écologique, sont affectés de ce coefficient : il faut prendre parti. Nous avons rappelé comment, dans nos pays, le combat pour l’égalité avait abouti pour un temps à un certain équilibre. Ce long combat doit reprendre aujourd’hui et se mondialiser. Il faut bien le reconnaître : ce combat pour l’égalité, déjà bien difficile au niveau des collectivités locales et des États, devient quasiment impossible au niveau mondial. Il faut reconnaître pourtant l’importance du courant alter-mondialiste. Dans la lutte pour le climat, par exemple, avant et autour de Copenhague, la mobilisation a été considérable. Une opinion publique mondiale existe ; elle ne fait pas encore assez entendre la voix des plus pauvres[13]. Mais on ne peut plus se fermer les yeux et le cœur : répétons-le, il faut prendre parti.

Les déchirements du monde
 

Pendant 45 ans, de la fin de la seconde guerre mondiale à 1989, le monde a été divisé en deux par la guerre froide : le monde soviétique et le monde démocratique. Le clivage traversait  aussi le Tiers Monde, sorti souvent récemment de la colonisation : les deux influences s’y concurrençaient, s’exacerbant de temps à autre dans des conflits limités, des guerres civiles… Quand le mur de Berlin est tombé et que les régimes communistes se sont effondrés les uns après les autres, on a cru qu’une ère nouvelle commençait. Le philosophe américain d’origine japonaise, Fukuyama a écrit le livre célèbre auquel nous avons fait allusion plus haut : « La fin de l’histoire »[14]. Avec l’avènement universel de l’économie de marché et de la démocratie, l’humanité avait atteint, semblait-il,   un sommet indépassable.

Douze ans plus tard, le 11 septembre 2001, des avions suicides détruisent en quelques instants deux tours de Manhattan, symboles de l’hégémonie économique et financière américaine. Le plan complet des agresseurs devait toucher aussi le symbole militaire, le Pentagone et le symbole politique, la Maison Blanche. C’est un choc, la révélation d’une rancœur immense dans le monde musulman à l’égard, en somme,  de la mondialisation économique et culturelle, perçue comme un impérialisme américain. L’événement donne une notoriété à un livre paru quelques années plus tôt, celui d’un autre Américain, Samuel Huntington, « Le choc des civilisations »[15]. La thèse de Huntington est qu’à la division du monde entre deux philosophies et deux régimes politiques est en train de succéder, non pas le règne incontesté de la démocratie mais une nouvelle division entre cultures ou civilisations, aussi incompatibles et opposées entre elles que les deux anciens blocs.

Un autre livre, paru en 2008, évitant les grandes synthèses péremptoires, est peut-être plus éclairant. L’auteur est un Suisse, philosophe, politologue et militant tiers-mondiste de longue date, Jean Ziegler. Le titre du livre : « La haine de l’Occident »[16]. Il s’agirait d’un phénomène relativement récent, qui concerne notamment le monde arabe mais s’étend plus généralement à tous les anciens colonisés et même à tout le Tiers Monde. On assiste depuis quelques années (20 ans peut-être) à ce qu’il appelle « une résurgence mémorielle », une prise de conscience, dans ces populations (en particulier dans leur élite sociale et intellectuelle), de toutes les injustices subies dans le passé de la part de l’Occident, entendant par là les puissances européennes et les Etats-Unis. On se souvient de la traite atlantique et de l’esclavage, de la colonisation, de l’exploitation qui d’ailleurs continue… Cette mémoire renouvelée fait apparaître les contradictions d’un Occident, qui a inventé les Droits de l’Homme et la démocratie et en proclame le caractère universel, mais qui, quand il était (ou est) en situation de pouvoir par rapport à des peuples soumis, n’a respecté (ne respecte) ni les uns ni l’autre. C’est un ressentiment profond qui braque les opprimés contre les avis ou les recommandations, même très fondées, d’Occidentaux défenseurs des Droits humains,  qui sont toujours perçus comme descendants ou alliés des oppresseurs. Ziegler donne l’exemple saisissant d’une représentante d’un pays africain dans une conférence internationale sur le Darfour. Elle rejette avec humeur telles mesures humanitaires évidentes proposées par des Européens au seul motif : quel front avez-vous de venir nous faire la leçon ? Déjà en 2001, la Conférence des Nations Unies sur le racisme à Durban, et surtout le forum des ONG qui l’accompagnait avaient connu l’impasse : les représentants de minorité discriminées (p.ex les Noirs américains) refusant le droit de parole aux militants antiracistes des sociétés dominantes.

Dans cette lame de fond de révolte, les sociétés des pays musulmans tiennent une grande place. Se réclamant d’une grande tradition culturelle et religieuse mais ayant connu la colonisation sous des formes plus ou moins larvées, vivant encore aujourd’hui dans de nombreux cas sous des régimes plus ou moins autocratiques, d’ailleurs souvent liés aux intérêts du capitalisme mondial (États du Golfe), ils ont à l’égard de l’Occident dominateur un ressentiment d’autant plus fort qu’il se double et se nourrit d’une condamnation de type religieux à l’égard des dérives morales de la société moderne. Exemple parfait des contradictions et des hésitations du monde occidental, le problème israélo-palestinien constitue un abcès de fixation du ressentiment. Pourtant, si cette forme religieuse du conflit, avec l’éclatement du terrorisme islamiste, occupe le devant de la scène, la vague de fond est probablement de nature moins religieuse que sociale et ethnique et elle englobe, au-delà du monde islamique, tous les peuples discriminés.

Si le ressentiment teinte et peut rendre stérile, voire meurtrière, la revendication du Tiers Monde, celle-ci est foncièrement légitime, coïncidant avec ce soulèvement des peuples que, dans la section précédente, nous déclarions nécessaire. Une des grandes questions des années à venir, sinon la grande question sera sans doute de dépasser la rivalité entre des identités meurtrières pour nouer une solidarité universelle.

La diversité culturelle
 

La réalité des migrations dans un monde globalisé a pour effet que ce grand clivage (ou cet ensemble de clivages mondiaux) se retrouvent au coeur de notre société. Ce qui est en question ici n’est pas tant le fait des nouvelles migrations (même si celles-ci rendent les choses encore plus complexes) mais la situation créée par la stabilisation dans notre pays d’une population issue de l’immigration des années d’après guerre : deuxième, troisième, quatrième générations. Après les Italiens, les Espagnols, les Grecs, sont venus les Marocains et les Turcs : on a fêté en 2004, le quarantième anniversaire des accords bilatéraux entre la Belgique et ces deux pays pour l’embauche d’une nombreuse main-d’œuvre. Cette population a pris racine. En vertu de modifications législatives qui favorisent l’accès à la nationalité, la plupart de leurs enfants et petits-enfants sont aujourd’hui des Belges à part entière, qui votent et parmi lesquels on compte beaucoup d’élus à tous les niveaux (local, régional et national).

Dans ce long processus d’intégration dans la société belge, les immigrés se sont souvent heurtés à une xénophobie plus ou moins larvée, qui se manifestait dans le discours politique, dans les détails de la vie quotidienne, quelquefois dans des violences et surtout dans toutes sortes de discriminations. Ils ont petit à petit acquis des droits, beaucoup ont fait un chemin de promotion économique et sociale, mais globalement ils continuent à appartenir au monde populaire, à vivre dans les mêmes quartiers déshérités, à fréquenter les mêmes écoles. Leur présence est particulièrement forte à Bruxelles et marque la géographie et la sociologie de notre capitale.

S’il se heurtait à la pesanteur de l’indifférence et à l’hostilité plus ou moins larvée d’une partie de la population et du monde politique, le parcours des immigrés a été aussi accompagné et soutenu par de multiples personnes et associations antiracistes. Cet antiracisme classique était porté par une frange de la société d’accueil – chrétiens et laïques, plutôt de gauche, syndicalistes, travailleurs sociaux, universitaires, enseignants, etc – dont le mot d’ordre était de lutter contre toutes les discriminations et de faire participer les nouveaux venus aux droits et libertés communes. Un parcours intégrateur, même si l’on avait à cœur de distinguer l’intégration de l’assimilation et si l’on a toujours affirmé qu’il fallait respecter les légitimes différences[17].

Aujourd’hui, parmi les plus conscientisés des jeunes générations issues de l’immigration, en particulier marocaine, une autre forme d’antiracisme est en train de se développer. Belges à part entière, ils désirent être reconnus entièrement et trouver leur place dans la société. Tout en se battant contre les discriminations latentes et ouvertes qui persistent à leur égard, ils revendiquent aussi la reconnaissance de leur diversité culturelle et, en l’occurrence, religieuse. C’est une donnée nouvelle, dont nous n’avons peut-être pas encore bien pris conscience mais qui s’impose aujourd’hui à la société. Les mélanges de populations qui se sont opérés depuis près de cinquante ans et qui continueront ont pour effet que l’identité culturelle de nos sociétés est mise en question. Nous sommes aujourd’hui à l’ère de ce que le sociologue Albert Bastenier appelle « la société ethnique »[18] ; la perspective ne peut plus être tout simplement  d’intégrer dans notre société des populations nouvelles en leur reconnaissant les mêmes droits qu’aux autochtones et en les invitant à adhérer aux mêmes valeurs ; elle est de construire ensemble une société nouvelle où chacun soit reconnu aussi pleinement que possible dans son identité originelle.

C’est pour rencontrer cette problématique nouvelle que le gouvernement, à l’initiative de Joëlle Milquet, ministre de l’égalité des chances, a lancé « les Assises de l’Interculturalité », vaste ensemble de rencontres, colloques, etc qui doit se dérouler jusqu’en juin 2010, et à partir duquel un groupe de pilotage devra faire des propositions politiques. Malheureusement cette recherche qui devrait se dérouler dans la sérénité est court-circuitée par diverses décisions et prises de position de politiques, de pouvoirs publics et de media qui lui donnent un tour passionnel. C’est le phénomène de « la poupée russe » : il y a la question de la reconnaissance de la diversité culturelle, on la réduit au problème de la présence et de la visibilité de l’islam dans notre société, et le problème de l’islam se cristallise autour de la question du port du voile. Autour de cette question, l’opinion se déchire et l’antiracisme se divise : au nom des mêmes principes, on se diabolise mutuellement. Les défenseurs du droit de porter le voile se réfèrent à la liberté de la femme ; ses adversaires invoquent  la même liberté, censée brimée par la domination masculine ou l’obscurantisme religieux. Le débat divise aujourd’hui profondément le monde de la laïcité. Chez certains laïcs, il provoque même une sorte de résurgence de l’anticléricalisme, qui s’exprime notamment par la volonté de certains d’interdire tous signes religieux dans l’espace public. Par ailleurs, la revendication sans doute légitime d’une reconnaissance de la diversité culturelle prend dans certains cas des accents tellement extrêmes qu’elle éveille chez les Belges de souche une profonde inquiétude. On sent remonter des craintes et des réflexes de rejet qu’on croyait définitivement dépassés. À l’arrière-plan, il y a la crainte diffuse d’un islam militant, voire violent. On peut conclure que la problématique de la « haine de l’Occident », qui divise le monde, pollue le combat pour la justice et rend presqu’impossible une gouvernance universelle responsable, est aussi bien présente au cœur de notre société.

Une devise toujours d’actualité
 

Pour essayer de rencontrer cet état du monde et relever le défi de son avenir, il faut aller à l’essentiel : l’être humain, sa dignité, sa responsabilité. Et tous les êtres humains, car nul ne peut être exclus, ni non plus s’exclure lui-même, se désolidariser du sort commun. Tous  ensemble pour la vie. Au fondement de toute action et de toute responsabilité politique, de toute « gouvernance », il y a nécessairement la reconnaissance de l’autre, l’amour de l’être humain. Une reconnaissance qui s’étend à chacun, respectant en chacun une égale dignité, appelant chacun à un engagement libre. C’est la vieille devise républicaine, qui fut le départ, ou en tout cas une étape décisive dans la reconnaissance des droits humains et la fondation des démocraties modernes. Nous avons rappelé plus haut comment la Révolution fut en quelque sorte confisquée par la bourgeoisie capitaliste au temps de la première révolution industrielle et comment l’histoire du XIXe et du début du XXe siècle est dominée par le combat pour l’égalité de la classe ouvrière. Nous venons de voir que l’adhésion de principe de l’Occident aux idéaux des droits de l’homme n’a empêché ni l’esclavage ni la colonisation avec toutes les injustices qui en ont résulté. Ce sont les excès de la liberté sans entraves. Parallèlement, nous ne pouvons oublier l’asservissement que le « second monde »  communiste, au nom de l’égalité, infligea à ses populations. Entre la liberté et l’égalité, la dialectique est meurtrière s’il n’y a pas la fraternité. L’ordre de la devise républicaine la met en dernier lieu comme une conséquence du juste rapport entre les deux autres. Mais il est sans doute plus expédient et même nécessaire aujourd’hui, de la mettre en premier lieu, à la fois à la lumière de l’histoire et sous la pression de l’actualité. Car, entre les intérêts particuliers et les identités rivales, notre monde actuel est menacé d’éclatement.

Fraternité
 

Nous parlerons donc d’abord de la fraternité. Une utopie certes mais l’utopie incontournable, vitale. Elle ne réclame pas l’uniformité, le nivellement de toutes les différences et de toutes les divergences. Elle ne peut se résumer à une affirmation de principe. Elle ne peut pas non plus planer dans les nuages, genre : tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Ni se dissoudre dans le pur relativisme culturel. Elle est fondée sur le respect de l’autre (et de tout autre) dans l’ensemble de ce qu’il est, de ce qu’il croit, de ce qui compte pour lui. Et ce respect suppose une connaissance ou au moins une volonté de connaissance, de compréhension. Et donc de faire la vérité.

Cette vérité a une dimension historique, elle inclut la mémoire. Dans notre analyse des divisions culturelles qui déchirent aujourd’hui notre monde, nous avons fait grand cas de la « résurgence mémorielle », du ressentiment que le passé de domination de l’Occident laisse dans l’esprit et le cœur de ceux qui en furent les victimes. Le respect de ces peuples et de ces communautés inclut nécessairement la reconnaissance de l’injustice passée, même s’il est impossible d’en vivre le ressenti. Il impose surtout une rupture déterminée avec ce passé, rupture bien difficile à réaliser, parce que les intérêts et les préoccupations, même très légitimes, des « dominants » persistent. Pensons à « l’abcès de fixation » qu’est le conflit israélo-palestinien, où se confrontent, dans un malentendu tragique, et pour le malheur du peuple, l’intransigeance de la possession et celle de la revendication. Le respect qui rend possible la fraternité devrait « rendre justice », reconnaître le mal infligé et le réparer.

Par rapport à la Shoah, tentative d’extermination totale dont fut victime le peuple juif, le monde, et en particulier l’Allemagne, a essayé de réparer. Dans des pays qui furent divisés par l’apartheid (Afrique du Sud) ou par la guerre civile (le Pérou), la réconciliation, rendant possible une coexistence a supposé un processus de reconnaissance et de réparation. Comment faire quand le phénomène a une dimension cosmique ? Reconnaître les fautes du passé est important mais a quelque chose de dérisoire s’il n’y a pas une véritable réparation. La réparation finalement ne peut être que la recherche de la justice aujourd’hui et maintenant, le combat pour l’égalité, l’égalité entre les peuples et, dans chaque peuple, dans chaque collectivité, l’égalité entre les personnes. Nous sommes déjà entraînés vers le second terme de la devise. Mais ce combat pour l’égalité ne peut pas dresser un groupe, un peuple, une communauté contre d’autres. La justice n’est plus justice si elle n’est justice que pour un groupe, une communauté particulière. Le combat pour l’égalité devrait être le combat de tous.

L’identité qui sépare
 

Il importe donc de dépasser la tendance naturelle et les pesanteurs sociales qui tendent à enfermer les personnes dans une identité. L’identité est d’abord une question d’appartenance : on naît dans une famille, dans un quartier ou un village, une région, une nation, un groupe social, une religion. Le développement normal d’une personnalité tend à ouvrir l’identité, à la diversifier ; c’est particulièrement vrai dans des sociétés multiculturelles et pluralistes comme celle où nous vivons, sur l’arrière-fond d’un monde globalisé. Ce n’est pas pour autant assuré. Car la coexistence des identités ou des univers culturels peut dériver en concurrence, en rivalité, voire en opposition plus ou moins ouverte. L’identité a quelque chose de viscéral, elle concerne ce qu’on pourrait appeler « l’affectif élémentaire ». La lutte pour la vie ou pour une place au soleil dans la société plurielle peut mettre en œuvre des solidarités immédiates, faire surgir des réflexes de protection, replier l’identité sur elle-même. C’est ce qui se passe par exemple dans des quartiers où des populations différentes entrent en concurrence  et élèvent entre elles des murs d’incompréhension. Cela peut aller des préjugés sommaires, de la peur latente, des incidents de voisinage jusqu’à ces déchaînements de violence qui éclatent de temps en temps, manifestant au grand jour la profondeur de la fracture.

D’un autre ordre que ces identités élémentaires – encore qu’étroitement liées avec elles – seraient les identités idéologiques, qu’elles soient raciales, nationales ou religieuses, voire philosophiques. Pas besoin de revenir sur le désastre qu’a causé le racisme « aryen » des Nazis. Plus personne n’oserait théoriser aujourd’hui ouvertement la supériorité de la race blanche mais ce n’est évidemment pas pour autant que le sentiment de cette supériorité a disparu et cessé de faire sentir ses effets. L’affirmation des identités nationales est beaucoup plus explicite un peu partout dans le monde et elle n’est pas pour rien dans la difficulté des États à construire une politique commune face aux défis économiques et écologiques. Mais on pense surtout aux identités religieuses, en particulier mais pas exclusivement, à l’Islam.

Nous ne reviendrons pas sur les dimensions géopolitiques de la question que nous avons évoquées plus haut. Nous voudrions seulement cerner la difficulté propre aux religions, ce qu’on pourrait appeler leur tentation majeure, celle de s’absolutiser comme voie unique ou en tout cas supérieure de salut (pour employer un terme religieux) ou, en d’autres termes, comme définissant la juste manière d’être des humains. La difficulté est intrinsèque puisque les religions concernent le sens ultime de la vie, qu’elles entendent rejoindre ce qu’il y a de plus profond dans l’être humain et dire la Vérité. Si l’on en reste à ce niveau strictement théologique, le dialogue est impossible, l’affrontement inévitable, la voie est ouverte aux fanatismes et les religions au cours des siècles s’y sont allègrement engagées. C’est en quelque sorte « par le bas » que le dialogue peut s’engager et la convivialité advenir. La religion est pour l’homme, pour la vie de l’homme. Le chrétien pense spontanément à la parole de Jésus dans l’Évangile : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2,27) ou encore à la célèbre phrase de Saint Irénée : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». Mais un théologien musulman, Soheib Bencheikh écrivait il y a quelques années : « Que l’athée s’engage dans son idéal humaniste, et que le monothéiste serve les enfants de Dieu par charité, amour ou par crainte de l’au-delà, il y a là plusieurs motivations apparemment contradictoires, mais la finalité est la même : consolider une éthique commune, humaniste, sociale et idéaliste » et il ajoutait : « Cela ne devrait générer, en principe, aucun problème pour les monothéismes dont l’islam est issu et dont ils se veut l’éminent représentant. Dans l’islam, ce n’est pas l’homme qui consacre sa vie à servir et entretenir sa foi et sa religion… Ce sont la foi et les préceptes religieux qui serviront l’homme en élevant son humanisme et en sensibilisant sa conscience »[19].

Il devrait donc être possible, dans la diversité convictionnelle de notre monde, sans pour autant abandonner les références d’ordre ultime où chacun trouve le sens de sa vie, de se retrouver tous dans une humanité commune et dans un respect mutuel. Ajoutons encore que cet appel à sortir de l’identité meurtrière concerne aussi les tenants d’un humanisme qui serait tenté d’exclure comme irrationnelle et, à la limite, inhumaine, toute référence à une transcendance.     

Vers la reconnaissance mutuelle
 

Mais venons-en plus concrètement à la « société ethnique », telle que nous la vivons aujourd’hui en Belgique et à la question de la juste reconnaissance de la diversité culturelle. C’est dans ce contexte – et, de façon très précise à propos de la question brûlante du « foulard islamique » – qu’Henri Goldman[20]attire l’attention sur une différence minime mais capitale entre l’article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française et celui de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948. Le premier dit : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », la seconde affirme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Cet ajout serait l’indice de la prise de conscience, plus ou moins distincte, par les auteurs de la Déclaration de 1948, du chemin encore à franchir pour arriver à une reconnaissance effectivement universelle de l’égalité des droits[21]. La dignité, dans cette optique, est « la dignité comme fierté ou, plus exactement comme estime de soi ». Elle exige que soit respectée la liberté des personnes et des groupes, elle exclut les réformes imposées, elle tient compte du temps nécessaire aux évolutions des esprits et au rapprochement des manières de penser et de vivre, elle exclut l’injonction (d’un groupe dominant ou de l’autorité) et lui substitue la négociation.

Deux mots, deux attitudes ou modes d’être et d’agir balisent le parcours. Le premier est le respect. Il correspond à la dignité, il la reconnaît. Chaque particularité culturelle est digne de respect et de considération au moins parce que et dans la mesure où des personnes l’assument comme une valeur. Il ne s’agit pas de tomber dans un pur relativisme culturel. Il y a des coutumes qui asservissent, qui mutilent (au sens propre et au sens figuré) ; des évolutions sont nécessaires ou à tout le moins heureuses. Il est essentiel qu’on ne s’emploie à les favoriser que dans un grand respect et une profonde sympathie pour ceux et celles qui sont concernés. C’est toujours la personne qui est en jeu avec sa dignité et en vue de son bonheur. Ici prend toute sa force la notion de fraternité. Au niveau du débat sociétal, ce que nous disons ici exprime  un profond regret par rapport au déchaînement politique et médiatique dont nous sommes témoins depuis quelque temps autour des « signes extérieurs religieux », comme on dit, et dont nous avons dit plus haut comment il court-circuitait l’entreprise raisonnable des « Assises de l’Inter-culturalité ».   

Ces Assises en effet veulent être au moins un premier pas pour mettre en œuvre le deuxième mot-clé : la négociation. Rappelons qu’elles entendent relancer la réflexion entamée naguère par la Commission du Dialogue Interculturel mais qui n’a pu déboucher sur des décisions politiques. L’introduction de ce Rapport constatait que « la Belgique est une démocratie fondée sur le pluralisme ». « Notre histoire, était-il écrit, a ainsi assuré, au terme de crises et de tensions, la promotion d’un triple pluralisme : le pluralisme politique (et syndical), qui a permis l’émancipation de la classe ouvrière et la construction d’un équilibre social fondé sur la concertation, le pluralisme philosophique… (qui culmine dans le Pacte scolaire de 1958) et le pluralisme communautaire… qui a donné naissance à l’État fédéral »[22]. Et elle continue : « Aujourd’hui, la Belgique doit relever un nouveau défi : réaliser une quatrième forme de pluralisme, le pluralisme culturel. Il s’agit de transformer en pluralité active la diversité culturelle issue des courants d’immigration ; d’inventer un cadre institutionnel, politique mais aussi d’instaurer tout un climat social, pour permettre à ceux dont la culture d’origine est souvent non européenne, de vivre leur citoyenneté à part entière mais aussi pour permettre aux Belges d’origine européenne de les comprendre et de les accepter comme tels ». Le programme est clairement tracé, ainsi que la perspective : cette nouvelle négociation  s’inscrit dans une tradition de volonté de négociation ou de compromis. Pas plus que les précédents, ce nouveau compromis « à la Belge » ne pourra se réaliser sans « crises et tensions » ni d’ailleurs s’établir de manière définitive. C’est pourtant le seul chemin qu’imposent à la fois le bon sens politique et le respect des droits et de la dignité de toutes les personnes qui composent notre société.

Si la réalisation de cet objectif dépend en dernière instance du monde politique, elle concerne la société tout entière et chaque citoyen. Une négociation sereine, conduisant à un compromis raisonnable sur des questions aussi délicates, ne sera possible que si elle peut compter sur un consentement tacite, une confiance au moins embryonnaire de l’opinion publique. Il faut souligner ici le rôle irremplaçable de ce qu’on peut appeler des « minorités morales », entendant par là « les individus et les groupes volontaires qui ne se résignent pas aux égarements de l’ignorance qui incite toujours à la méfiance »[23].

Fraternité, disions-nous. La tâche est énorme mais l’enjeu est vital. À la dimension de la planète, « il nous faut apprendre à être, c’est-à-dire apprendre à vivre, à partager, à communiquer, à communier ; c’est ce qu’on apprenait dans et par les cultures closes. Il nous faut désormais apprendre à être, vivre, partager, communiquer, communier en tant qu’humains de la planète Terre. Non plus seulement à être d’une culture, mais à être terrien »[24].  Au niveau de notre pays, « le défi du présent et des décennies à venir est celui de la réintégration de la société globale »[25].

Égalité
 

L’impératif de la fraternité, « utopie indéclinable », nous invite à travailler et, concrètement, à lutter, à nous mobiliser pour que tous les humains aient un accès réel à une vie digne et heureuse. Les injustices du passé ne trouveront de vraie réparation à l’échelle du monde que par la construction d’une société mondiale juste, dont personne ne soit exclus.

Nous avons rappelé plus haut comment le second terme de la devise républicaine, occulté dans un premier temps au profit de la liberté sans freins des plus forts, lors de la première révolution industrielle, avait peu à peu conquis sa place à travers tout le mouvement social des XIXe et XXe siècles. La démocratie s’est progressivement étendue à l’Europe et à l’Amérique. Réservée longtemps aux classes dirigeantes par le vote censitaire[26], elle s’est peu à peu élargie jusqu’à ce que se réalise effectivement le principe qui la fonde : une personne, une voix. En Belgique notamment le combat pour le suffrage universel a été au cœur du mouvement social[27]. Après la 2e guerre mondiale et la victoire sur l’État nazi et son idéologie, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme proclame que « tous les êtres humains naissent égaux en droits et en dignité » : et pourtant, à ce moment, les Nations Unies ne comptent encore que 58 États, une grande partie de la planète est encore colonisée. Mais la vague de la décolonisation commence dès ce moment et elle culminera dans les années soixante. En 1963, le Pape Jean XXIII, dans son encyclique Pacem in Terris, premier document pontifical qui reconnaît ouvertement les Droits de l’Homme, salue trois « signes des temps » : « la promotion économique et sociale progressive des classes laborieuses », « l’entrée de la femme dans la vie publique » et la décolonisation, grâce à laquelle « les hommes de tout pays et de tout continent sont aujourd’hui citoyens d’un État autonome et indépendant, ou ils sont sur le point de l’être ». Et il conclut : « Maintenant s’est propagée largement l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes » (n° 40-44).

On peut reprendre l’expression : l’égalité est aujourd’hui, dans toute la force du terme, une idée reçue. Une idée que plus personne n’oserait mettre en question ouvertement. On peut même dire que c’est devenu une référence impérative pour les politiques publiques, tant au niveau des États et des collectivités plus particulières qu’au niveau mondial. Deux exemples seulement : la Constitution belge a intégré les droits économiques et sociaux. « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine », affirme son article 23 et il énumère : « le droit au travail, … à des conditions de travail et à une rémunération équitables, … à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique, à un logement décent…». Au niveau international, une majorité des États membres de l’Onu a voté en 1974 une « Charte des Droits économiques et sociaux »[28] qui exprime la revendication des pays du Tiers Monde mais n’est pas réellement mise en vigueur, même si pas mal de ses articles sont intégrés dans les lois et les accords internationaux. L’exigence d’égalité ou au moins de lutte contre les inégalités les plus criantes est toutefois, de façon permanente, rappelée à l’attention du concert des nations, comme en témoignent au minimum les « Objectifs du Millénaire » que nous avons mentionnés plus haut.

Ce qui frappe à ce moment de notre réflexion, c’est le contraste et la contradiction entre ce qu’on peut appeler un acquis de la conscience universelle, l’égalité des droits entre tous les êtres humains et la persistance, voire l’accroissement des inégalités de fait. La situation est d’autant plus étonnante que, du moins dans les États démocratiques, où le pouvoir émane du  suffrage universel, l’égalité des droits est effective, puisque chaque électeur a le même poids.[29]. Les explications de cette contradiction sont multiples. On invoquera les lois du marché, que certains prétendent aussi naturelles et nécessaires que celles de la physique. On se référera à l’inégalité foncière des talents et des ressources entre humains qui se traduirait inévitablement dans l’inégalité  des conditions. On accusera la faiblesse humaine, l’égoïsme, la volonté de puissance. Ou, symétriquement, l’ignorance, la paresse de ceux qui se laissent dominer et sont faits pour être esclaves. En termes chrétiens, on parlera de péché et l’enseignement social de l’Église a intégré la notion de « structure de péché », de mécanisme social dont l’origine est dans des choix déterminés de libertés humaines (pouvoirs économiques ou politiques) mais qui se perpétue avec le caractère d’une nécessité quasi naturelle et affecte toute la vie.

L’important, nous semble-t-il, c’est de ne pas se résigner, ne pas accepter comme naturel et inévitable cet ordre des choses. Il n’est pas vrai que l’être humain soit le jouet impuissant de forces, naturelles, économiques ou psychologiques qui le dépassent. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait rien de nouveau sous le soleil. L’idée d’égalité a mis des siècles à se dégager du carcan d’un monde hiérarchique et sacral. Et pourtant ce levier existe aujourd’hui. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme surplombe de son autorité morale le monde globalisé où nous vivons. Il n’est pas nécessaire de rêver d’un Grand Soir pour travailler à l’amélioration de la société. Si les causes de l’injustice sont multiples, difficiles à cerner et fortes d’une énorme inertie, si les problèmes à résoudre et les combats à gagner pour y porter remède sont d’une grande complexité, la direction à suivre ne fait pas de doute. L’égalité comme la fraternité est une utopie mais elle aussi est incontournable.

L’idée d’égalité marque aujourd’hui les consciences dans le monde entier. Comme revendication plus ou moins vive, plus ou moins lucide aussi, chez le grand nombre des discriminés. Comme inspiration chez les plus conscientisés, les plus généreux et les plus clairvoyants dans toutes les nations du monde. Comme mauvaise conscience au moins dans l’opinion publique des sociétés les plus nanties. Pour que l’idée transforme la réalité, le chemin est long : il passe par l’exercice réel de la démocratie et pour assurer cet exercice, par l’éducation des citoyens, cette forme bien précise de l’éducation qu’on appelle, d’un mot qui, bien à tort, est un peu tombé en désuétude, la conscientisation. Aider les personnes à prendre conscience de leurs droits, de leur pouvoir, à ne pas se laisser embobiner par les slogans des modes consommatrices ou séduire par des discours populistes, à dépasser leurs intérêts immédiats et la débrouille de tous les jours pour influencer les décisions politiques dans un souci du bien commun. Des opprimés « se mettent debout » pour prendre leur sort en mains, pour comprendre la société, pour agir sur elle. Et d’autres, parmi ceux qui savent, ceux qui ont saisi l’enjeu de l’avenir, qui ont des moyens pour comprendre et pour agir, se font leurs alliés pour construire un monde plus égal, plus juste, plus viable pour tous. Quelle que soit leur motivation profonde, leur foi ou leur idéal, ils assument ainsi leur dignité d’êtres humains et donnent sens à leur vie.

Liberté
 

Face aux défis du monde actuel – le désordre économique, la menace écologique, le besoin urgent d’une gouvernance commune, les inégalités persistantes, les déchirures culturelles et religieuses – nous avons jusqu’ici appelé à la fraternité : la conscience et l’acceptation d’une humanité commune et à l’égalité : l’accès réel de tous aux droits et à la dignité ; nous voici par ce cheminement ramenés au premier terme de la devise : la liberté. Mais c’est la liberté responsable.

Nous devons comprendre que les grandes évolutions du monde ne sont pas fatales. Les mécanismes économiques ont leur pesanteur propre, leurs enchaînements nécessaires une fois qu’ils sont mis en route. Mais ils reposent en fin de compte sur des choix. La mondialisation ne serait pas ce qu’elle est si elle n’avait été promue par le choix des milieux d’affaire et des gouvernants à la fin du XXe siècle. L’évolution du climat ou la pollution de la planète obéissent à des enchaînements nécessaires, à des processus naturels d’accélération mais au point de départ il y a des choix de mode de vie et de consommation. Et même si c’est  extrêmement difficile, d’autres choix déterminés peuvent encore inverser ou au moins corriger l’évolution. Il n’y a pas davantage de fatalité psychologique ni culturelle ni religieuse. Malgré le poids des structures, de l’histoire, des institutions, des habitudes, en fin de compte on est toujours ramené à des choix qu’ont opérés des libertés humaines.

Il serait illusoire de vouloir démontrer cette affirmation par des exemples historiques. Il y a certes des personnages qui ont marqué l’histoire, soit par leurs décisions particulièrement aberrantes ou criminelles, soit par leurs choix courageux. Après Hitler et la tourmente déchaînée par le nazisme, les décisions sages et constructives des pères de l’Europe. Un autre exemple positif de ce que peut faire un homme, c’est Mandela. Et l’on aime mentionner aussi Barack Obama dont l’élection et la parole ont apporté à son pays et au monde entier un souffle nouveau. Mais cet exemple même montre que souligner la responsabilité des libertés humaines ne signifie pas mettre son espoir dans des hommes providentiels. Les difficultés, voire les contradictions dans lesquelles le président des États-Unis est empêtré aujourd’hui, ne devraient pas entamer l’espérance qu’il a fait naître, elles sont seulement la rançon de la complexité propre à la démocratie, parce que celle-ci repose sur les suffrages de tous les citoyens. Et donc sur la liberté responsable de tous et de chacun.

Nous avons nommé la démocratie. En fin de compte elle seule peut répondre aux défis de notre temps. Utopie certes mais « ni plus ni moins incontournable que la dignité, la liberté et la responsabilité des personnes, la possibilité de vivre ensemble, la commune humanité. Elle n’est pas une forme parmi d’autres d’organisation de la société, elle est une exigence de la conscience humaine »[30]. Même si elle est historiquement située dans le développement de la société « occidentale » – où elle n’a d’ailleurs émergé que très lentement – elle répond à une aspiration à la responsabilité qui existe dans tout être humain. Le philosophe indien Amartya Sen a bien montré, dans deux études complémentaires, qu’il y avait des germes de démocratie dans toutes les cultures et que l’événement majeur du  XXe siècle était la reconnaissance de la démocratie comme valeur universelle[31]. C’est seulement dans le cadre de la démocratie que les défis de nos sociétés et de l’avenir du monde pourront être rencontrés. Et il importe de bien comprendre que les faiblesses, les défauts et même les déviations de la démocratie ne peuvent être corrigés que par plus de démocratie.

La tâche se décline à tous les niveaux. Parlant un peu plus haut de la conscientisation, nous évoquions les gens qui « se mettent debout ». Le premier pas de la démocratie est sans doute la volonté de se prendre en charge mais, au-delà de la débrouille, se prendre en charge avec les autres dans une responsabilité sociale, dans la volonté d’améliorer la société. Intervient ici le réseau des associations de tous genres, les « corps intermédiaires », qui constituent ce qu’on appelle quelquefois la société civile, interlocutrice, juge et inspiratrice  du monde politique. Les élus s’élèvent sur ce terreau. Leur responsabilité est grande et leur tâche difficile. Ils doivent rendre des comptes à leurs électeurs et donc défendre leurs idées et leurs intérêts. Mais ils ne sont pas les élus d’un groupe, ils sont, en principe (et ce principe devrait sans doute davantage être mis en œuvre),  les élus de la nation, au service du bien commun. Au-delà même de la simple honnêteté, le bon exercice de leur tâche exige beaucoup de qualités d’esprit et de cœur.

Ce qui est déjà difficile au niveau des collectivités locales, régionales ou nationales paraîtra quasi impossible au  niveau de la planète. Nous avons constaté plus haut le retard de la gouvernance par rapport aux problèmes économiques, écologiques et sociaux de la planète. Mais il y a la prise de conscience. Les plus hautes instances du monde se sont réunies. Des intérêts de groupes ont encore prévalu, des blocs se forment et des intérêts s’affrontent. Pourtant une conscience grandit. L’espérance repose sur la réalité de tant de personnes qui s’engagent à différents niveaux, de voix prophétiques qui se font entendre, ouvrent des perspectives nouvelles, obtiennent par leur opiniâtreté des petites décisions dont la portée peut être immense. Parlant du développement dans sa récente encyclique  L’amour dans la vérité, le pape Benoît XVI écrit : « Le développement est impossible s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun » et plus loin : « On doit, pour ainsi dire, s’inscrire dans la continuité de l’effort anonyme de tant de personnes fortement engagées pour promouvoir les rencontres entre les peuples et favoriser le développement à partir de l’amour et de la compréhension réciproques »[32]. On ne saurait mieux exprimer à la fois le rôle de personnalités prophétiques et celui, également indispensable, de tous les simples citoyens qui assument simplement leur place dans la société.

Nous avons exprimé par le recours à la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité, notre confiance dans l’humanité et sa capacité de relever les défis de l’avenir. Comme chrétiens, nous éclairons cette confiance par la foi dans l’alliance que Dieu a nouée avec l’humanité  en lui donnant son Fils, Jésus le Christ. Mais nous pouvons nous rencontrer avec tous nos frères et sœurs humains, quelles que soient leurs convictions ultimes, dans l’assurance que tel est bien le chemin unique, la direction que l’humanité doit suivre si elle veut survivre. Citons encore une fois Edgard Morin : « « Il nous faut fonder la solidarité humaine… sur la conscience de notre appartenance au complexe commun tissé par l’ère planétaire, … sur la conscience de nos problèmes communs de vie ou de mort…. Nous sommes solidaires de cette planète, notre vie est liée à sa vie. Nous devons l’aménager ou mourir. Assumer la citoyenneté terrestre, c’est assumer notre communauté de destin »[33].

Notes :

  • [1] Ph.de WOOT, Responsabilité sociale de l’entreprise. Faut-il enchaîner Prométhée ?, p. 31.

    [2] Sur l’histoire et les contours de la mondialisation néolibérale, voir l’étude du Centre Avec : Hélène LAIGNEAUX, Mondialisation. Quelles responsabilités pour plus de solidarité ? 2008, www.centreavec.be

    [3] Voir Mondialisation, op.cit., pp.10-12.

    [4] Francis FUKUYAMA, La fin de l’histoire et le dernier homme, la révolution libérale mondiale, Paris, Flammarion, 1992.

    [5] Friedrich August von HAYEK (mort en 1992) avait publié en 1944 The Road to Serfdom (la route de la servitude), ouvrage qui jette les fondements du néolibéralisme et refuse radicalement toute limitation par l’État du libre fonctionnement des mécanismes de marché.

    [6] Entre les multiples publications qui ont réagi à la crise et analysé ses causes, qu’il soit permis de signaler Thierry LINARD de GUERTECHIN, De la crise financière à la récession économique. Analyse du Centre Avec, janvier 2009, www.centreavec.be

    [7] En témoigne notamment le nouveau « Plan Marshall 2.vert » de la Région Wallonne, adopté par le gouvernement tripartite PS- CDH- Ecolo.

    [8] BENOÎT XVI, L’amour dans la vérité. Lettre encyclique sur le développement. Avec guide de lecture. Namur, Ed.Fidélité, 2009, n° 22.

    [10] Voir Santiago FISCHER, « Processus d’exclusion dans un pays du Sud : le Pérou », dans En Question, n° 91, décembre 2009, pp.13-16.

    [11] Voir les analyses de Thierry LINARD de GUERTECHIN, Globalisation des marchés et migrations internationales, juillet 2006 et Migrations internationales et développement humain dans la globalisation financière, novembre 2009, www.centreavec.be

    [12] Voir Xavier LEROY, Éradiquer la pauvreté ! Quelle volonté politique en Belgique ? (Version actualisée en mai 2009), www.centreavec.be

    [13] Au niveau de la réflexion sur l’avenir de la planète, Christian ARNSPERGER apporte une contribution capitale en invitant à ne pas séparer l’écologie biologique de l’écologie humaine. Voir Transition écologique et transition économique : quels fondements pour la pensée ? Quelles tâches pour l’action ? www.transitioneconomique.blogspot.com

    [14] Voir note 4.

    [15] C’est en réaction à la thèse de Fukuyama que Samuel Huntington avait publié dès 1993, dans la revue Foreign Affairs un article retentissant qu’il développa un peu plus tard (1996) dans l’ouvrage The Clash of Civilisations and the Remaking of World Order. Traduction française : Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.

    [16] Jean ZIEGLER, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2009.

    [17] Voir notre analyse L’intégration, une définition obsolète ? (sur le premier Rapport du Commissariat Royal à la Politique des Immigrés, 1989), mars 2008. www.centreavec.be

    [18] Albert BASTENIER, Qu’est-ce que la société ethnique ? Paris, PUF, 2004.

    [19] Page « débats » de La Libre Belgique, 2 mai 2006. Cité d’après « Je les hais d’une haine parfaite… » (Ps 139, 22). Réflexion sur la religion et la vie. Analyse du Centre Avec, septembre 2006, www.centreavec.be

    [20] Henri GOLDMAN, « Egaux en dignité », ou les chemins tortueux de l’émancipation », dans Marc JACQUEMAIN et Nadine ROSA ROSSO, Du bon usage de la laïcité. Bruxelles, Aden, 2008, p. 72. .

    [21] Goldman rappelle que cette proclamation intervient bien avant le début de la décolonisation. « Seule l’euphorie de la victoire contre la barbarie incarnée par le nazisme permit d’occulter le fait que la domination coloniale de l’Occident, alors à son apogée, contredit les droits humains élémentaires partout où elle s’exprime… », loc.cit., p. 174.

    [22] Commission du Dialogue interculturel, Rapport final et livre des auditions, p.27.

    [23] Pax Christi – El Kalima, Comprendre et agir dans la société multiculturelle, Bruxelles, 2008, p. 27. Ce petit livre a voulu recueillir les « bonnes pratiques » que de multiples associations mettent en oeuvre aujourd’hui pour favoriser les rapports interculturels.

    [24] Edgard MORIN, Terre-patrie, Paris, Seuil, 1993, p.212

    [25] Comprendre et agir dans la société multiculturelle, op.cit., p. 73.

    [26] Rappelons que, dans les débuts de l’État belge, un pourcent seulement des citoyens étaient électeurs.

    [27] On se souviendra que ce combat a été long et difficile. C’est au sortir de la première guerre et de la solidarité qu’elle avait nouée entre toutes les composantes de la population que la suffrage universel masculin a été accordé. Les femmes ont encore dû attendre 27 ans et une autre guerre pour y accéder enfin.

    [28] Résolution 3281 (XXIX) de l’ONU du 12 décembre 1974 adoptée par 120 voix contre 6 (Belgique, Danemark, Etats-Unis, Luxembourg, Grande-Bretagne, RFA) et 10 abstentions.

    [29] C’est le principe démocratique : « une personne, une voix ». mais il a bien de la peine à prendre le dessus sur le principe capitaliste qu’on pourrait résumer en cette formule : « un euro (ou un dollar), une voix ».

    [30] Jean Marie FAUX (dir.), La démocratie, pourquoi ? Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la démocratie. Centre Avec- Couleur Livres, 2006, p. 45.

    [31] Amartya SEN, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident. Paris, Manuels Payot, 2006. Ce petit ouvrage rassemble deux études : « Les racines globales de la démocratie » et « La démocratie comme valeur universelle ».

    [32] BENOÎT XVI, L’amour dans la vérité (Caritas in veritate). Lettre encyclique sur le développement humain intégral. Namur, Fidélité, 2009, nn. 71 et 72. Il faut signaler ici le petit livre récent de Philippe de WOOT, Lettre ouverte aux décideurs chrétiens en temps d’urgence. Paris, Lethielleux/Desclée De Brouwer, 2009.

    [33] Edgard MORIN, Terre patrie. Paris, Seuil, 1993, p. 213.