Le 16 mai 2007

Qui peut venir, qui peut rester ?

Un état des lieux de la politique d’immigration au seuil d’une nouvelle législature

Au moment où s’ouvrent en Belgique les négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement, cette analyse tente de faire le point sur la question des sans papiers. Le vaste mouvement d’occupations d’églises et autres lieux publics dans la première moitié de l’année 2006 et de multiples autres manifestations ont fait apparaître le problème au grand jour et interpellent le monde politique. L’Union de Défense des Sans Papiers (UDEP), les associations qui les soutiennent, regroupées au sein du Forum Asile et Migrations (FAM), ainsi que plusieurs partis ont élaboré des propositions de loi tendant à déterminer des critères et à instituer une Commission afin de sortir de l’arbitraire qui semble actuellement régir les régularisations. Ils n’ont pas réussi à imposer leurs vues lors de la discussion de la loi du 15 septembre 2006 qui réforme la procédure d’asile. Pourront-ils obtenir davantage dans la nouvelle configuration du paysage politique ? Rien n’est moins sûr. Le problème pourtant est là. Pour en montrer l’importance, l’analyse risque une description statistique et typologique du monde des sans papiers. Pour en sonder la complexité, elle le situe dans ses différentes dimensions : les aléas de la politique belge d’immigration, la prospective démographique et économique, la mobilité humaine dans un monde globalisé, et finalement la question de la justice sociale et du combat démocratique. 
 

Le titre de cet article  fait allusion à une récente action du FAM (Forum Asile et Migrations) qui, de manière ludique, voulait attirer l’attention du grand public sur la situation des sans papiers et, plus spécifiquement, sur l’arbitraire qui, selon ce collectif, règne dans la gestion des dossiers[1]. Le problème des sans papiers est au centre de l’actualité, il sera au centre de cette analyse.

Nous rappellerons d’abord les événements de 2006, la vague d’occupations d’églises et autres lieux publics, le combat politique autour de la réforme de la législation, les avancées possibles mais surtout les limites de cette réforme qui finalement ne fait avancer en rien la situation de ceux qui sont actuellement sans papiers. Nous tenterons ensuite un état des lieux de l’immigration illégale en Belgique, statistique autant que possible et typologique. Nous prendrons connaissance des positions des partis politiques au moment où les négociations vont se nouer pour la composition du gouvernement. Enfin, dans une dernière partie, nous essaierons de situer le problème dans un contexte plus large : politique européenne, flux migratoires dans le monde, prospective démographique, en particulier pour ce qui concerne le marché de l’emploi, mondialisation et développement, brassage culturel et spirituel. Pour terminer, à défaut de conclusion, par des ouvertures…

Un mouvement de fond

Au point de départ du vaste mouvement d’occupation des églises et autres lieux publics au printemps 2006, il y a la conjonction de deux facteurs : le succès de l’occupation de l’église St Boniface à Ixelles pendant l’hiver précédent et l’existence, depuis un an ou deux, d’une organisation des sans papiers eux-mêmes, l’UDEP (Union de Défense des Sans papiers)[2]. Au terme d’une longue présence dans l’église, ponctuée par une grève de la faim de plusieurs participants et soutenue par une « Assemblée des voisins » motivée et efficace, des avocats pugnaces et des appuis politiques, les occupants de St Boniface reçoivent la promesse d’une régularisation. L’UDEP, fondée deux ans auparavant  et impliquée dans cette action, rebondit sur le succès et donne le branle à une mobilisation beaucoup plus vaste. La contagion se répand très vite, expression de la détresse et de l’espoir d’une foule cachée et disparate. L’action s’est développée et a touché toutes les régions du pays, une trentaine d’églises et quelques autres lieux (centres d’action laïque, mosquées, locaux universitaires, etc.). Ces occupations ont été couplées avec d’autres manifestations (dont trois importantes à Bruxelles) entre avril et juin 2006. En même temps, l’UDEP présentait une proposition de loi visant à insérer dans la loi des critères permanents de régularisation et à créer une commission qui gérerait l’application de ces critères. Le FAM et les deux grands syndicats soutenaient ces revendications. Le moment paraissait bien choisi : la Chambre était appelée à discuter d’un projet de loi du ministre de l’Intérieur, réformant la procédure d’asile.  On espérait que des amendements introduisant les critères et la procédure de régularisation pourraient être adoptés, voire même qu’avant l’entrée en vigueur de la nouvelle procédure, une opération générale de régularisation (sur le modèle de celle de 2000) pourrait remette les compteurs à zéro. Malheureusement ces espoirs ne se sont pas réalisés. Le ministre de l’Intérieur a refusé de se laisser lier par des critères légaux et le Parti Socialiste qui soutenait ces demandes n’a pas voulu « faire tomber le gouvernement sur cette question » mais s’est engagé à mettre ce point à l’ordre du jour des négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement.

La loi du 15 septembre 2006

Une révision de la législation sur l’asile était devenue nécessaire, d’une part pour intégrer dans notre droit plusieurs directives européennes (sur le regroupement familial, la traite des êtres humains et la protection subsidiaire) et, d’autre part, pour résoudre le problème de la surcharge insupportable du contentieux « étrangers » au Conseil d’État. Le ministre de l’Intérieur a saisi l’occasion de cette refonte pour simplifier considérablement la procédure en supprimant l’étape de la recevabilité et en limitant par le fait même le rôle de l’Office des Étrangers, faisant ainsi aboutir une réforme qui avait déjà été entamée, sous la précédente législature, par M.Duquenne, puis abandonnée comme superflue. La loi a été adoptée le 15 septembre 2006 ; les arrêtés d’application n’ont pas encore été publiés, à l’exception de ce qui concerne la protection subsidiaire (A.R. du 3 octobre 2006). Aux termes de la nouvelle loi, « le ministre ou son délégué » (c’est-à-dire l’Office des Étrangers) n’a plus pour fonction que d’enregistrer la demande d’asile, de vérifier si, en fonction des accords internationaux, son examen relève bien de la juridiction de la Belgique et de transmettre le dossier au Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (C.G.R.A.). Supprimée donc l’étape de la recevabilité (avec le « recours urgent »). C’est le C.G.R.A. qui reconnaît le statut de réfugié ou octroie le statut de protection subsidiaire au demandeur. La Commission permanente de recours des réfugiés est supprimée. Les recours se font, le cas échéant, devant une nouvelle institution, le Conseil du Contentieux des Étrangers. Celui-ci est défini de la façon suivante : c’est une juridiction administrative, seule compétente pour connaître des recours introduits à l’encontre de décisions individuelles prises en application des lois sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. La réforme est importante et devrait, si elle est bien mise en œuvre, accélérer considérablement la procédure. Permettra-t-elle de renforcer la fonction de protection qui est l’intention de la Convention de Genève et des nouvelles dispositions sur la protection subsidiaire ? La minutie avec laquelle sont détaillées les restrictions à la reconnaissance du statut entretiendrait plutôt l’inquiétude à ce sujet. Par ailleurs, même si la procédure se mettait à fonctionner à la perfection, subsisteraient deux questions : celle de l’arriéré et celle des situations spéciales et des critères de régularisation. L’ancien article 9, al.3 est remplacé par des articles 9 bis et 9 ter : le 9 bis énumère des éléments qui ne peuvent pas être invoqués comme circonstances exceptionnelles et tend donc à restreindre le champ de celles-ci ; le 9 ter précise le critère de la maladie. Rappelons que, malgré les instances des représentants des sans papiers, des associations et de plusieurs partis, le gouvernement sortant a refusé la définition par la loi de critères de régularisation, la création d’une commission ad hoc, ainsi qu’une nouvelle régularisation « one shot ». Disons-le bien clairement : la nouvelle loi ouvre peut-être des perspectives meilleures pour ceux et celles qui, dans l’avenir, demanderont l’asile ou la protection subsidiaire. Elle ne règle en rien l’arriéré des déboutés, et encore moins le sort des autres sans papiers de toute origines.                      

Qui sont-ils ?

Les occupations d’églises et diverses manifestations ont fait apparaître au grand jour le problème des sans papiers. Ils sont sortis de l’ombre. Il n’en reste pas moins très difficile de cerner les contours de ce phénomène social mouvant, et d’abord de le chiffrer. On avance  communément le nombre de 100.000[3]. Par définition, il ne peut s’agir que d’une estimation mais elle est vraisemblable. On peut le confirmer par plusieurs approches convergentes. Lors de la régularisation de 2000-2001, 32.766 dossiers furent introduits concernant plus de 50.000 personnes dont 23.000 enfants[4]. Beaucoup de personnes qui auraient pu bénéficier de cette régularisation, par crainte de se découvrir ou par manque d’intérêt, n’ont pas introduit la demande. Au moins autant ? Ce n’est pas invraisemblable. L’appellation « sans papiers » recouvre plusieurs situations. Tout d’abord les personnes qui ont demandé l’asile en Belgique et qui, soit ont vu leur demande rejetée, à l’étape de la recevabilité ou à celle de l’examen de fond et qui n’ont pas obtempéré à l’ordre de quitter le pays, soit sont encore en procédure, quelquefois pendant des délais extrêmement longs[5] . On peut avoir une idée de ce que cela représente si l’on compare le nombre de demandes d’asile avec celui des reconnaissances. Pour le premier chiffre, après une pointe de plus de 42.000 demandes en 2000, il se stabilise autour de 15.000 dans les années qui suivent. Mais le nombre de reconnaissances se situe entre 1.100 et 1.500. Que deviennent les 90 % qui ne sont pas reconnus ? Le taux d’éloignement (volontaire ou non, avec passage en centres fermés ou non) ne doit pas dépasser la moitié. Cela nous permettrait d’évaluer le nombre de sans papiers ayant à l’origine demandé l’asile à environ 45 à 50.000. Il faut y joindre les personnes qui ont, dans le passé, séjourné légalement dans le pays et ont perdu leurs droits, suite à un changement de statut (anciens étudiants par exemple). Et enfin tous les autres. Car il y a bien des manières d’arriver en Belgique : on peut arriver avec un visa de touriste, pour beaucoup de pays (notamment les « nouveaux Européens ») sans visa du tout, ou encore passer les frontières sans contrôle. Quant aux nationalités représentées, il n’est pas rare aujourd’hui que, dans une école de quartier populaire à Bruxelles, accueillant des nouveaux arrivants, on vous parle de vingt à 40 nationalités représentées. Les contingents les plus nombreux sont d’abord les ressortissants des pays de l’Est de l’Europe, aujourd’hui citoyens de l’Union Européenne comme les Polonais, les Bulgares et les Roumains. Parmi ceux-ci les Roms tiennent une place à part : persécutés ou au moins fort discriminés de longue date dans le pays qu’ils quittent, objets de méfiance et de préjugés parmi nous. Pour l’Europe encore les rescapés des guerres de l’ancienne Yougoslavie, de la Bosnie au Kosovo. Et les victimes des crises qui traversent l’ancienne U.R.S.S., la Tchetchénie en premier lieu, la Kazakhstan, la Biélorussie… Ce sont ensuite les Latino-Américains : Colombiens, Équatoriens, Péruviens, Brésiliens, Dominicains… Ce sont enfin les Africains, Rwandais, Burundais et Congolais mais aussi personnes originaires de toutes les autres parties de l’Afrique, de la Sierra Leone à la Somalie, du Togo à l’Angola… Certains espèrent s’installer pour longtemps, faire ou refaire leur vie ici, d’autres (Polonais, Bulgares…) sont en quelque sorte des « saisonniers », font des allers et retours avec le pays de départ. Du point de vue économique, un bon nombre s’en tirent relativement bien, « intégrés » (entre guillemets) dans le travail au noir (bâtiment, horeca…), pas tellement préoccupés de régulariser une situation suffisamment lucrative et qui s’inscrit dans un projet de retour. D’autres sont à la dérive, vivant de petits boulots, d’aides diverses, de réseaux informels de solidarité élémentaire…Lors de l’opération de régularisation de 2000, on a constaté que les demandeurs de régularisation étaient surtout les personnes qui avaient eu affaire à l’administration, en particulier dans la procédure d’asile et qui, en quelque sorte, « s’accrochaient » dans la logique d’une intégration commencée et la détermination de faire leur vie dans notre pays. On y trouvait aussi des personnes vivant depuis très longtemps dans la clandestinité, en particulier des personnes appartenant à des nationalités par ailleurs très présentes légalement (par exemple Marocains et Turcs). Par contre, des immigrations organisées en réseaux de travail en noir se soucient moins de régularisation. Peut-être faut-il dire : « s’en souciaient moins », car il semble bien que les campagnes de l’UDEP et les occupations d’églises ont éveillé chez beaucoup le désir et l’espoir d’une situation plus stable[6].

Et maintenant ?

À la veille des élections législatives, les positions des partis étaient les suivantes. Du côté francophone, le Parti Socialiste, le CDH (Centre Démocrate Humaniste) et Ecolo étaient d’accord pour demander l’introduction dans la loi de critères clairs et permanents de régularisation et la création d’une commission de régularisation indépendante composée, comme lors de la régularisation de 2000, d’un magistrat, d’un avocat et d’un représentant des ONG. Le CDH préconisait en outre une régularisation ponctuelle pour résorber l’arriéré. Le MR (Mouvement Réformateur) par contre refuse toute idée de régularisation ponctuelle ou permanente et entend consacrer l’actuelle politique de régularisation au cas par cas ; il envisage aussi de donner un rôle renforcé aux bourgmestres. Du côté flamand, les positions sont beaucoup plus mitigées. Groen parle de critères permanents et, plutôt que de créer une nouvelle commission, propose d’élargir les compétences de l’actuelle « commission consultative des étrangers »[7]. Le CD&V (Christelijk Demokratisch en Vlaams) souhaite introduire dans la loi divers critères (entre autres, les 3 ans de procédure d’asile, l’intégration et la maladie) et propose la création d’une « commission d’avis » auprès du ministre. Le SP.A (Socialistische Partij Anders) envisage seulement des régularisations sur base individuelle et le VLD (Vlaamse Liberale en Demokraten) la possibilité de demander un permis de séjour pour circonstances exceptionnelles (y compris des raisons humanitaires). Il s’agissait là des positions des partis, qu’il fallait parfois bien chercher dans leurs publications, car ce n’était guère les priorités mises en avant dans leur propagande. 

Les élections ont eu lieu et ont donné les résultats que l’on sait. Comme je l’ai rappelé plus haut, en juin 2006, le PS s’était engagé à mettre le point à l’ordre du jour des négociations pour la formation du nouveau gouvernement. Mais le PS sera-t-il de la partie ? À la veille de la manifestation organisée par le FAM, le dimanche 17 juin 2007,  pour sensibiliser les responsables à l’urgence du problème, les espoirs sont ténus mais la résolution plus ferme que jamais. La situation d’incertitude où se trouvent aujourd’hui trop de personnes ne peut pas durer plus longtemps, il faut agir.

Toutes les dimensions d’un problème humain

Agir, oui mais comment et où ? Les dimensions du problème sont multiples et difficiles à maîtriser. Un premier aspect concerne les aléas de la politique, ou de l’absence de politique belge en la matière[8]. Depuis la création du Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (C.G.R.A.) en 1987, la loi a subi une dizaine de modifications successives, dont certaines répondaient à la nécessité d’accorder notre droit à des directives internationales mais dont la plupart avaient pour but d’accélérer les procédures et souvent de les rendre plus dissuasives. La loi du 15 septembre 2006 apporte effectivement une simplification considérable en supprimant l’étape de la recevabilité, enlevant ainsi à l’Office des Étrangers toute responsabilité décisionnelle. C’est cependant toujours l’Office qui enregistre la demande et qui juge notamment si, en vertu des accords de Dublin, la Belgique est compétente pour l’examiner. Quand on sait avec quelle rigueur mesquine l’Office applique ces règles, on n’est pas rassuré sur l’avenir de l’accueil[9]. La simplification de la procédure n’arrange pas tout. Il faudra rester vigilant pour que la rapidité visée ne soit pas obtenue au détriment de la qualité de l’examen. Pour que l’application de la protection subsidiaire ne soit pas entourée de tant de précautions qu’elle ne puisse pratiquement jamais s’exercer. Pour que cesse enfin la pratique injustifiable de retenir dans des centres fermés des demandeurs d’asile en cours de procédure. Et, même si le nouveau système fonctionne au mieux, il restera la question de toutes les personnes dont les dossiers sont encore aujourd’hui en attente ou n’ont reçu une réponse (négative) qu’après une trop longue attente. On ne devrait pas faire l’économie d’une régularisation pour absorber l’arriéré. Bref l’entrée en vigueur de la nouvelle loi ne résout pas tout. Elle ne met pas fin malheureusement à cette perversion de la pratique en matière d’asile qui fait passer le souci du contrôle des frontières avant la volonté de protéger et d’accueillir les demandeurs. Nous ne mettons pas en question le droit et la responsabilité qui incombe à l’État de réguler l’accès à son territoire. Le slogan « frontières ouvertes » est irresponsable. Mais nous pensons que tout être humain doit toujours être traité avec respect, que sa demande   et ses arguments doivent être entendus et ne peuvent être rejetés qu’après un examen sérieux et pour des motifs réels.

Il faut d’ailleurs bien reconnaître que, s’il n’est pas question de proclamer les frontières ouvertes, il est bien difficile de les fermer. En fait la circulation des personnes est aujourd’hui bien difficile à contrôler – même si elle est bien moins fluide et sans embûches que celle des marchandises, des capitaux et surtout des idées et de l’information. Nous nous trouvons aujourd’hui dans un monde ouvert, avec des moyens de communication faciles et rapides, des frontières non surveillées et, en fin de compte, des filières bien organisées qui franchissent tous les obstacles légaux. Comment démanteler ces réseaux sans pénaliser d’abord ceux et celles qui en sont victimes ? Plus un seul pays ne peut résoudre à lui seul cet ensemble de problèmes. La ruée d’Africains subsahariens vers l’Europe, de la Libye vers Malte ou vers  Lampedusa, de Ceuta vers l’Espagne ou du Sénégal vers les Canaries, abandonnant à la mer ou sur les clôtures barbelées leurs contingents de morts, ne paraît pas pouvoir s’arrêter et pose à l’Europe un problème qu’elle paraît incapable de résoudre. La polémique est vive, ces jours-ci, entre les autorités maltaises et le Commissaire européen à l’immigration. Là encore il n’y a pas de solution miracle : on ne met pas fin à la volonté de tenter l’aventure, si folle soit-elle, quand elle est l’alternative au désespoir.

Interfère ici l’argument démographico-économique. Un Nord à la population vieillissante et au niveau de vie élevé, vitrine de prospérité universellement étalée par le biais de la télévision, joue l’effet d’un appel d’air pour un Sud jeune et misérable. C’est le fait massif. De temps en temps, des études sérieuses ou des spéculations hâtives analysent et systématisent cette situation. Comme l’affirme une d’entre elles, toute récente[10], nous serons bientôt, en Belgique, « dans la cruelle nécessité de recourir à une nouvelle immigration ». Le regard ainsi jeté sur l’immigration est pour le moins méfiant. Il est surtout intéressé. Ce qui compte, dans cette perspective, c’est la main-d’œuvre d’appoint dont, malheureusement, on ne pourra se passer en raison du vieillissement de la population. L’étude préconise une immigration choisie, active, dans des secteurs bien déterminés. Elle réclame au passage la plus grande parcimonie à l’égard du regroupement familial qui est improductif. C’est une politique de la même eau qu’est en train de mettre en place le gouvernement français. Rien de bien différent en somme de ce qui s’est produit il y a plus de cinquante ans, quand l’arrivée d’une abondante main-d’œuvre venant du Sud dans les pays d’Europe Occidentale a permis l’essor de leur économie et leur progrès social. Mais les syndicats, les associations ont raison de craindre que se reproduisent aussi, en pire peut-être, des situations d’exploitation et de discrimination dont on n’est sorti jadis qu’au prix de longs combats. On voit bien comment les migrations s’inscrivent dans un contexte global de développement humain où deux logiques s’affrontent et s’affronteront toujours, celle du profit et de la puissance et celle de la solidarité et du droit.

Le récent sommet du G 8 a rappelé les engagements pris à l’égard de l’Afrique. Il ne s’agit pas seulement de promettre des capitaux, toute une politique est nécessaire pour ne pas, au même moment, détruire des économies agricoles en favorisant par exemple l’exportation de surplus européens ou américains. La remise de la dette, la souveraineté alimentaire, la bonne gouvernance, la lutte contre la désertification et pour l’accès à l’eau, tout cela est à poursuivre en même temps – et pas seulement en Afrique, mais, sous des modalités et à des degrés différents, en Amérique latine, en Europe de l’Est, ailleurs encore. Il ne faudrait pas, dans le même temps, priver ces pays de leurs élites professionnelles, de leurs meilleures ressources. Mais on n’empêchera pas une partie importante de leurs populations de chercher fortune et liberté ailleurs, et notamment chez nous. C’est sur tous les plans et en tous lieux de la planète qu’il faut lutter pour la justice et pour l’amitié entre les peuples. La Belgique (dans l’Europe) doit avoir, ou essayer d’avoir une politique de solidarité mondiale généreuse et sage. De cette politique, l’accueil respectueux et correct des demandeurs d’asile et autres nouveaux migrants fait partie intégrante. Cela ne se réalisera pas par un coup de baguette magique. Mais c’est l’objectif incontournable d’une démocratie moderne ouverte sur le monde. Dans la réalisation de cet objectif, nous sommes au coude à coude, tous les habitants de ce pays, y compris ceux qui n’ont pas (encore) de papiers.  

Notes :

  • [1] Le « Forum Asile Migrations, rappelons-le, est un collectif qui regroupe quelque 120 associations des deux communautés du pays, parmi lesquelles le VluchtelingenwerkVlaanderen et le CIRÉ (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Immigrés), organismes responsables de l’accueil des réfugiés.  Fondé en 2003, le FAM milite pour l’amélioration de la législation et de la politique d’asile. Voir le site www.f-a-m.be.

    [2] L’Union de Défense des Sans papiers (UDEP) s’est constituée en juin 2004, à la suite d’une marche européenne des sans papiers qui se terminait à Bruxelles.  Elle s’est peu à peu organisée dans les différentes villes du pays. L’UDEP a été entendue par la Commission de l’Intérieur de la Chambre en juin 2006, lors de la discussion du projet de loi.

    [3] L’excellente brochure publiée par le CIRÉ, sous le titre Donner un visage aux sans papiers, dans sa conclusion (p.71), écrit : « Ils sont, en Belgique, entre 80.000 et 100.000, selon les estimations officielles »  mais aucune référence à ces « informations » n’est donnée. À la page 23 de la même brochure, est cité un article de La Libre Belgique du 3 février 2006, selon lequel « on compte actuellement dans notre pays entre 30.000 et 50.000 travailleurs brésiliens illégaux ». Ce chiffre est manifestement exagéré ; peut-être pourrait-on parler de 30 à 50. 000 ressortissants d’Amérique latine…

    [4] Les personnes concernées relevaient de pas moins de 140 nationalités différentes. Les plus représentées étaient les Congolais (15,2 %), les Marocains (14,5 %) et, loin derrière, les Pakistanais (6,7 %).  27.686 dossiers ont été reçus (soit 78,39 % des demandes).

    [5] Munies d’un document provisoire, ces dernières ne sont pas à proprement parler sans papiers, mais elles ne bénéficient ni de droits sociaux ni de droits au travail. Les procédures exceptionnellement longues s’expliquent notamment par le fait qu’après la régularisation de 2000, le C.G.R .A. (Commissariat général aux Réfugiés et aux Apatrides), pour créer un effet dissuasif, a traité par priorité les derniers dossiers rentrés (principe du LIFO, c’est-à-dire « last in, first out ») et laissé en souffrance des dossiers introduits avant 2000.

    [6] Lors des occupations d’églises, en plusieurs endroits, les personnes furent invitées à ouvrir un dossier avec l’aide d’assistants sociaux ou de juristes. Cela fit apparaître à la fois le grand nombre de demandeurs et l’extrême diversité des situations, ainsi que la difficulté de faire entrer beaucoup d’entre elles dans des critères de régularisation, même généreux.

    [7] La Commission consultative des étrangers, instituée par la loi du 15 décembre 1980 (art.32-39), est chargée de donner des avis au Ministre sur des dossiers individuels,  dans un certain nombre de cas prévus par la loi et lorsque le ministre le souhaite. Elle se compose d’un président magistrat, d’un avocat et d’un représentant d’une association.

    [8] Voir mon article La Belgique peut-elle avoir une politique d’immigration ? dans Évangile et Justice, n° 72, mars 2005, p. 4-7.

    [9] Pour mémoire, les accords de Dublin confient l’examen de la demande au pays dans lequel le demandeur est arrivé en premier lieu, sauf s’il peut faire valoir des liens avec un autre pays dans lequel il souhaite plutôt obtenir l’asile. La pratique de l’O.É. est si rigide que, tout récemment, le Haut Commissariat pour les Réfugiés (H.C.R.)est intervenu pour protester contre sa décision dans le cas d’un couple d’Irakiens âgés qui ont de nombreux parents en Belgique et que l’Office voulait renvoyer en Grèce. Il faut souligner que les interventions du H.C.R. sont tout à fait exceptionnelles.

    [10] C’est une étude de la société d’interim belge « Randstadt » qu’un communiqué du MRAX a dénoncée et réfutée.v