Le 01 décembre 2011

Pour une plus grande justice

La question de l'harmonisation fiscale en Europe

La lutte contre la pauvreté requiert des politiques sociales justes et efficaces. Pour les financer, les États doivent pouvoir disposer des ressources adéquates. S’ils en sont privés en raison de ce qu’on appelle la concurrence fiscale, ils sont empêchés de remplir leur mission. C’est dans ce contexte que se pose la question de l’harmonisation fiscale en Europe. Ce document d’analyse et de réflexion rappelle que l’enjeu de la justice est au cœur de la question. Il constate que traiter le problème au niveau européen rencontre des difficultés notamment d’ordre institutionnel, mais qu’il existe néanmoins des avancées. Il évoque des pistes d’action de type politique et souligne enfin l’importance de l’action personnelle, en particulier à propos de la légitimité de l’impôt.
 

Lors d’une journée d’étude sur la pauvreté[1], Pierre Defraigne estimait que, pour lutter efficacement contre la pauvreté, « la première chose à faire, au niveau européen, c’est la réelle harmonisation fiscale, l’élimination de toutes ces niches et de toutes ces exemptions qui appauvrissent l’État »[2]. Il justifiait ainsi son propos : « Si on veut financer les politiques sociales, si on veut financer du logement, si on veut financer des crèches pour les petits enfants d’immigrés dont les parents ne parlent pas la langue, si on veut que les écoles où il y a une concentration de population multilingue reçoivent des appuis pour mieux individualiser le suivi des enfants, il faut de l’argent. Et si les plus riches, par le jeu de la concurrence fiscale, notamment par le recours légal aux paradis fiscaux, échappent à l’impôt, l’État est privé d’une source stratégique de revenus et cela l’empêche de remplir sa mission »[3].

Cette position fermement affirmée sur l’harmonisation de la fiscalité au niveau européen a vivement intéressé les membres d’une équipe de l’ADIC[4] qui, prenant appui sur l’article de Pierre Defraigne, se demandaient comment prendre part comme citoyens à la lutte contre la pauvreté. Pour aller plus avant dans la réflexion, nous avons suscité une rencontre-débat avec Christian Valenduc, qui traite régulièrement les questions de fiscalité[5].

Un enjeu de justice
 

Lors de la discussion, il est dès l’abord clairement apparu que l’enjeu de la justice est au cœur de ces questions. La recherche de plus de justice est à la fois moteur et critère des réflexions à mener et des actions poursuivre. Il s’agit d’une option fondamentale qui trouve sa justification dans l’égale dignité de tous les être humains.

Parler de justice fiscale, qu’est-ce à dire ?

En ce qui concerne la perception de l’impôt auprès des citoyens, nous voulons une taxation correcte… Ainsi, pour assurer une répartition équitable des charges de l’impôt, il apparaît fondé, pour des raisons d’équité, de taxer de manière semblable les personnes ou entités qui ont une capacité contributive semblable, en prenant en compte toutes les formes de revenus (travail, capital…). Il apparaît également fondé, pour des raisons de solidarité, que chaque personne ou entité contribue selon ses capacités véritables. C’est ce qui a amené notre système social à instaurer la progressivité de l’impôt : les personnes ou groupes les plus nantis assumant une part plus que proportionnelle à leur richesse. Ainsi en 2011, la Belgique connaît, en ce qui concerne les revenus des personnes physiques, cinq tranches d’imposition dont les taux « marginaux » s’échelonnent de 25 à 50%[6]. Les taux moyens d’imposition sont évidemment plus faibles, puisqu’ils tiennent compte des diverses tranches imposées à des taux marginaux différents. Notons que, pour l’exercice 2008 (revenus 2007), le centile (1%) des déclarants les plus fortunés (dont le montant des revenus imposables dépassait 116.935 €), le taux d’imposition moyen était de 34,90% [7].

En ce qui concerne la politique fiscale décidée par les pouvoirs publics, il est essentiel – c’est à nos yeux éthiquement important – que celle-ci ait effectivement en vue le bien de l’ensemble de la société et de tous ses membres, en particulier les défavorisés. Il s’agit tout spécialement d’assurer le maintien et le développement des modèles sociaux qui ont été élaborés dans cette perspective. Et cela, aujourd’hui nous en prenons davantage conscience, en veillant à être justes envers les générations futures et respectueux de notre planète. Bien sûr, ce sont là des défis immenses que nous avons tous a relever avec inventivité et détermination, que nous soyons responsables économiques et sociaux ou citoyens lambda – personnellement et collectivement… Mais les responsables politiques se doivent – c’est leur mission – d’y veiller constamment. Dans l’élaboration de la politique fiscale comme dans tout le reste… Á cet égard, il est utile de rappeler qu’on reconnaît habituellement trois grandes fonctions à l’impôt : financer les biens et services publics ainsi que les équipements collectifs sur lesquels la population estime pouvoir compter (fonction d’allocation) ; redistribuer les revenus pour couvrir les besoins sociaux (fonction de redistribution que l’impôt remplit, avec les cotisations sociales, songeons au financement du système de la sécurité sociale) ; agir sur les comportements des acteurs économiques (particuliers et sociétés) en vue d’objectifs économiques et sociaux reconnus valables (fonction d’incitation, par exemple à propos de l’emploi, de l’environnement, de l’aide au développement…)[8].

Harmoniser la fiscalité en Europe, une tâche difficile
 

Si nous voulons une véritable justice, il importe que tous les citoyens, tous les acteurs économiques, prennent leur juste part de l’impôt. C’est pourquoi se pose la question de l’harmonisation fiscale en Europe. En effet, de trop grandes différences entre les systèmes fiscaux peuvent conduire – sans véritable justification – à des délocalisations ou à des mouvements de capitaux de la part des sociétés ou des citoyens qui cherchent le profit le plus élevé possible, sans se soucier beaucoup – c’est un euphémisme – d’assumer leur part dans le financement du bien commun, alors même qu’ils en bénéficient.

Traiter le problème au niveau mondial est manifestement chose ardue. Le faire au niveau de l’Union européenne est davantage accessible. Nous devons néanmoins reconnaître que ce n’est pas sans difficultés. Il existe tout d’abord des difficultés d’ordre institutionnel. Jusqu’à présent, aucun des Traités européens n’a fait de la fiscalité une question importante. Au début du Marché commun, les six pays fondateurs voulaient un marché européen sans droits de douane ; la fiscalité n’était donc envisagée qu’avec la perspective de ne pas créer d’obstacles aux frontières. C’est ainsi que, dans les Traités, nous avons une base juridique pour traiter de la fiscalité indirecte (droits de douane, TVA, accises…) qui influe sur les échanges commerciaux, mais pratiquement rien à propos de l’imposition des revenus qui ne concernent guère les échanges. Autre difficulté d’ordre institutionnel : actuellement, la fiscalité est une matière qui requiert l’unanimité. Et, aujourd’hui, celle-ci doit se faire à 27… Il est d’autres difficultés propres au contexte européen actuel : la recrudescence des nationalismes, les replis sur soi qui accompagnent la crise économique, la montée des eurosceptiques au Parlement européen… Il semble donc que nous soyons renvoyés aux États membres.

Comment dès lors orienter notre action, si nous voulons contrer une mobilité indue des capitaux, en éliminant en Europe ces niches et ces exemptions qui, selon l’expression de Pierre Defraigne, « appauvrissent l’État » ?  De l’avis de Christian Valenduc, il existe néanmoins un point d’ancrage à ne pas négliger : selon le principe de subsidiarité qui figure dans les Traités et qui protège la souveraineté des États[9], les États membres doivent pouvoir mener à bien leur propre politique de redistribution, qui fait partie de leur mission essentielle. Dès lors, si la concurrence fiscale d’autres pays les empêche de le faire, il faut pouvoir en traiter au niveau européen !

Quelques avancées européennes
 

On peut noter, à cet égard, la proposition de « paquet fiscal » faite en 1996 par Mario Monti, alors commissaire européen à la concurrence. Ses préoccupations dépassaient le seul cadre de la liberté des échanges commerciaux pour prendre en compte d’autres questions comme l’emploi. Elle a abouti à une communication de la Commission des Communautés européennes sur « un ensemble de mesures pour lutter contre la concurrence  dommageable », où l’on pouvait notamment lire : « une concurrence incontrôlée ayant pour enjeu des facteurs mobiles peut rendre les systèmes fiscaux pénalisants pour l’emploi…, réduire la marge de manœuvre pour atteindre d’autres objectifs communautaires tels que la protection de l’environnement…, gêner les efforts de réduction des déficits budgétaires »[10]. Fin 1997, le Conseil ECOFIN a accueilli favorablement cette communication, en adoptant notamment un « Code de conduite dans le domaine de la fiscalité des entreprises »[11], qui visait à « enrayer les mesures fiscales dommageables ». La perspective est intéressante, même si le code n’est pas juridiquement contraignant. Des avancées en ont résulté, notamment dans des domaines comme la lutte contre la fraude et l’échange d’informations en matière fiscale…[12]. Reste qu’en 2011 le taux légal d’imposition maximal des sociétés varie considérablement selon les pays de l’Union européenne, allant de 10% (Bulgarie, Chypre) à un peu plus de 34% (Belgique, France, Malte)[13]. Dans quelle mesure cette diversité se justifie-t-elle ?  Dans quelle mesure avons-nous affaire à une concurrence fiscale dommageable ?  Ces questions demeurent.  Il importe de les traiter au niveau européen.

Pour être soumis le moins possible à l’impôt, il n’est pas rare que des entreprises jouent sur les prix de transfert (par exemple en surfacturant les factures de filiales établies dans des pays où le taux de l’impôt est très bas). À cet égard il est intéressant de signaler une proposition de Directive du Conseil portant sur une « Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés » (ACCIS). Selon cette proposition, « une société ou un groupe de sociétés ne devrait se conformer qu’à un seul régime au sein de l’Union pour calculer son résultat imposable, plutôt qu’aux différents régimes propres à chacun des États membres dans lesquels l’activité est exercée ». Il ne faudrait plus remplir qu’une déclaration fiscale consolidée. Et « les résultats imposables consolidés du groupe seraient répartis entre chacune des sociétés qui le constituent par application d’une formule simple permettant à chaque État membre d’imposer les bénéfices des sociétés résidentes de cet État, au taux d’imposition choisi par celui-ci »[14]. Une telle formule aurait pour effet que l’on ne pourrait plus jouer sur des prix de transfert. Actuellement, la proposition n’est qu’optionnelle. Dans la perspective d’une plus grande justice que nous prônons, il conviendrait que les États la rendent obligatoire dès qu’une entreprise est établie dans plusieurs pays.

L’évasion fiscale porte un préjudice important qui constitue une réelle injustice. L’union européenne a promulgué en 2003 une Directive sur la fiscalité de l’épargne[15] qui entend lutter contre l’évasion fiscale, en organisant l’échange automatique d’informations entre les États membres en vue de permettre que l’imposition des intérêts se fasse dans l’État où résident les bénéficiaires. La mise en œuvre de cette directive se fait de manière progressive. Il s’agit de l’étendre. En ce qui concerne la fuite des capitaux, on connaît le rôle des paradis fiscaux[16]. L’Union européenne n’est pas inactive. Ainsi, début 2010, le Parlement européen se montre-t-il incisif : « il condamne avec force le rôle joué par les paradis fiscaux, qui incitent à pratiquer l’évasion fiscale, la fraude fiscale et la fuite des capitaux, ainsi qu’à en tirer profit ; prie instamment les États membres de faire leur priorité de la lutte contre les paradis fiscaux, la fraude fiscale et la fuite illicite des capitaux ; invite l’Union européenne à renforcer son action et à prendre des mesures concrètes et immédiates – telles que des sanctions – contre les paradis fiscaux, l’évasion fiscale et la fuite illicite des capitaux »[17].  Une invitation à poursuivre l’action politique !

Des pistes d’action
 

On le voit, la question de l’uniformisation de la fiscalité au niveau européen – en vue de réaliser une plus grande justice – n’est pas une chose simple à traiter, en particulier sur le plan institutionnel, puisque la fiscalité est un domaine qui requiert la règle de l’unanimité et le respect du principe subsidiarité. Mais des pistes d’action existent.

Sur le plan institutionnel, il faut faire valoir que, selon le principe de subsidiarité, on ne peut admettre une politique qui empêcherait les États de mener leur propre politique de redistribution, politique qui fait partie essentielle de leur mission. De plus, la possibilité du recours à la coopération renforcée[18] ne doit pas être négligée. De même une action politique peut être menée en recourant à la « méthode ouverte de coordination » : celle-ci fournit un cadre de coopération entre les États membres qui permet de faire converger les politiques nationales en vue d’atteindre des objectifs communs. La méthode pose néanmoins un problème de légitimité démocratique[19], car elle n’implique pas de soi un débat démocratique. Il faut y veiller.

Enfin, de manière générale, les difficultés économiques, sociales, politiques que l’Union européenne et ses États membres affrontent depuis déjà depuis plusieurs années, mettent en évidence la nécessité de renforcer l’approche communautaire des questions par rapport à leur approche intergouvernementale[20].

Bien sûr, il ne suffit pas que des questions soient traitées à un bon niveau institutionnel pour qu’elles reçoivent des réponses satisfaisantes du point de vue de la justice que nous voulons. Les tendances qui prévalent actuellement dans la Commission européenne, le Conseil (des ministres) et le Parlement ne correspondent pas pleinement à notre modèle social. Nous avons tous comme citoyens à clarifier nos options et à agir de manière à ce qu’elles soient effectivement mises en œuvre.

Ce que nous pouvons faire
 

Tout d’abord, nous jugeons primordial de redonner toute sa légitimité à l’impôt comme moyen de solidarité sociale. Nous devrions tous connaître ce à quoi servent les impôts et les cotisations sociales perçus  aux divers niveaux (État fédéral, entités fédérées, communes…) : services des administrations publiques, ordre et sécurité, défense, enseignement, culture, santé, protection sociale, infrastructures, équipements collectifs, protection de l’environnement… ou encore charges d’intérêt, subventions aux entreprises… Ce genre de renseignements, auquel il est difficile d’avoir accès,  devrait être fourni lors des demandes de déclarations d’impôt.

Parler de cette légitimité dans nos conversations, nous pouvons tous le faire… Agir en conséquence aussi : payer la TVA pour les travaux que nous faisons effectuer sur une voiture, dans la maison, c’est de notre ressort…

Dans notre réflexion sur la fiscalité, il importe de prendre en compte la justice à l’égard des générations futures et à l’égard de l’ensemble du monde. Ceci concerne bien sûr le financement des pensions, la coopération au développement, mais aussi les questions de l’environnement qui sont majeures pour notre devenir à tous. Songeons, par exemple, à notre positionnement à l’égard des taxes environnementales et des incitants fiscaux en la matière[21].

Pour conclure : lutter contre la pauvreté – c’était notre propos de départ – cela passe aussi par une fiscalité « juste ». Ceci nous renvoie à l’action politique à tous le niveaux : européen comme national, régional, local… Ceci nous renvoie également aux gestes personnels de notre vie.

Notes :