Le 14 mars 2007

Paroisses catholiques hispanophones et lusophones de Bruxelles ou le religieux comme facteur social et identitaire

L’immigration économique en provenance d’Amérique latine est de plus en plus importante en Belgique, en particulier à Bruxelles. Selon de récentes estimations, elle représenterait aujourd’hui trente mille personnes [1]. Ce phénomène a une répercussion sur l’organisation du culte catholique à Bruxelles. À l’heure actuelle, neuf paroisses proposent leur culte en espagnol et trois en portugais [2] et les personnes en provenance d’Amérique latine y ont remplacé en grande partie l’ancien public issu des immigrations européennes. La plupart des nouveaux immigrants sont en situation irrégulière. Dans ce contexte de précarité, ces paroisses représentent un repère, un lieu de socialisation et de solidarité et, à la limite, un asile, en un sens qui déborde le phénomène particulier des occupations d’églises par les sans-papiers. Autour des activités proprement religieuses se développe tout un réseau de rencontres, de services mais aussi de fêtes et de manifestations culturelles, dont la procession du Divino Niño Jesus et tout ce qui l’entoure sont un bel exemple. La paroisse catholique latino-américaine est ainsi à la fois, pour les migrants, « patrie portative » et créatrice de lien social. La vitalité de ces pastorales, en mettant en relief le rôle social de la communauté chrétienne, interpelle notre Église européenne trop marquée sans doute par l’individualisme et la sécularisation. Plus généralement, elle donne à penser aux analystes sociaux et aux responsables des politiques d’intégration sur le rôle des religions en contexte de migration. 
 

Migrations et réseaux sociaux

Tout d’abord, il est bon de rappeler que la nouvelle vague de migration en provenance d’Amérique latine est majoritairement due à des causes économiques[3] et que, au vu de l’actuelle législation belge, cela signifie, pour la très grande majorité de ces personnes, vivre dans la clandestinité, sans grand espoir d’être régularisées.

Or, au niveau social, cette clandestinité ne permet pas la création d’une communauté « visible » et contribue au développement de réseaux de contacts « mouvants » et non centralisés. Et ce d’autant plus qu’on observe, selon Andrea Rea, la transformation progressive, au cours des dernières décennies, des associations d’appui aux migrants vers une plus grande individualisation et surtout la disparition des fronts massifs de défense des nouveaux venus[4].

La figure du réseau semble donc la plus adaptée pour aborder les dynamiques sociales existantes tant entre les migrants que parmi la société civile[5]. Cette modification est d’ailleurs à rapprocher de la transformation, plus générale, des formes de mobilisation et d’engagement social qui, chaque jour, se font plus individuelles, mouvantes et dynamiques.[6]

Enfin, le maintien de liens transnationaux puissants, favorisés par les technologies de la communication[7] contribue également à renforcer cet aspect de « réseau ».

Cependant, s’il n’y a pas de centralisation, certains lieux, certains espaces, certaines personnes, représentent néanmoins des nœuds de connexion plus importants[8] créant une série de « points fixes » et de repères pour les migrants. Parmi ces points névralgiques, se trouvent les centres culturels, les groupes folkloriques, les associations telles les « natilleras »[9] ou les magasins latino-américains, mais aussi – et peut-être surtout – les Eglises évangélistes et les paroisses catholiques hispanophones.

Selon les estimations des prêtres, environ quatre mille personnes participeraient régulièrement aux messes en espagnol et en portugais, en dehors des événements exceptionnels.

Depuis les années 80, on observe en fait une transformation des structures qui répondent de plus en plus aux besoins spécifiques des primo arrivants. Autrefois lieux de rencontre des communautés de migrants européens, ces anciennes paroisses hispanophones et lusophones sont aujourd’hui réinvesties par les nouveaux venus latino-américains et, en parallèle aux activités proprement religieuses, viennent se greffer un ensemble de festivités, de cours et de services d’aide tant formels qu’informels.

L’Eglise catholique, structure présente dans le pays d’origine, facilement identifiable est un repère pour les migrants récemment arrivés : « Quand on ne sait pas où aller, que l’on est perdu, on va à l’église, parce nous sommes en majorité catholiques et que l’on sait que l’on sera accueilli ». Les responsables des paroisses, principalement et plus particulièrement les religieuses, sont alors celles qui, s’il le faut, cherchent un logement, un travail et fournissent le premier appui à ceux qui sont tout à fait déconnectés et les font entrer, de cette manière, au sein d’un nouveau réseau de relation et d’affiliation.

La spécificité de ces pastorales est sans nul doute d’être à la fois des structures importées et locales, elles dépendent en effet des diocèses bruxellois, mais sont dirigées la plupart du temps par des prêtres latino-américains ou espagnols, elles sont intégrées à l’Eglise de Belgique mais reproduisent des cultes étrangers. Cette ambivalence les différencie des associations culturelles liées directement aux migrants, ou des structures locales qui ne laissent pas de place à la langue maternelle et aux traditions de ces derniers.

La notion d’« asile » mérite aussi d’être réinterrogée. Remis sur l’avant de la scène au moment des occupations massives des églises en 2006[10], l’asile doit sans doute également être entendu au sens social et culturel. Protégées face à l’irruption de la police et l’Etat, les églises sont des espaces de rencontre et d’expression et où les identités ne sont pas cachées, contrairement à l’espace public.

Le religieux et la construction de l’identité dans un contexte de migration

Ainsi, parmi les transformations les plus intéressantes des paroisses hispanophones, on note la reconfiguration des cultes et l’apparition massive de nouvelles formes de dévotion et de festivités religieuses.

Parmi celles-ci, on peut citer notamment l’organisation, par un groupe de Colombiens, d’une neuvaine (Novena) qui précède la fête de Noël, du Dia de la hispanidad, des fêtes des saints originaires des différents pays d’Amérique latine, des saints patrons de ces pays et l’organisation de nouvelles processions (comme celle du Diviño niño Jesus et du Señor de los Milagros).

Or, au-delà de leurs fonctions religieuses et de regroupement, ces activités sont aussi l’occasion de manifestations identitaires : exhibition des drapeaux, nourriture typique, danses folkloriques, vêtements traditionnels sont quelques uns des éléments qui s’y retrouvent.

Selon Albert Bastenier, le religieux jouerait ainsi le rôle d’une « patrie portative »[11] en transposant dans le pays d’accueil les référents originaires et permettrait donc la construction d’appartenance. Dans cette perspective, il aiderait à former un pont vers la culture d’origine et à perpétuer les traditions[12].

Enfin, si les Eglises hispanophones sont le lieu où se manifestent des identités nationales, elles sont aussi l’espace où s’inventent des identités « latino-américaines » et « hispanophones », créées par le contexte même de la migration. Les expressions religieuses ne se limitent donc pas à reproduire des identités présentes en amont, mais contribuent aussi à la création d’identités nouvelles et se placent donc dans un double mouvement de tension entre unification et affirmation des particularismes.

Dans tous les cas, il convient de penser cette création identitaire en tenant compte de l’absence de possibilités « politiques » dans la définition de l’identité[13] en situation illégale.

Une forme d’ancrage dans un nouveau territoire

Selon Arjun Appadurai, il y a dans les situations de globalisation, une déterritorialisation des imaginaires et des signes d’appartenance et la création de « communautés transnationales » qui sont de moins en moins reliées à un territoire[14]. Cette affirmation est certes en partie vraie, mais on constate également l’existence d’une nouvelle forme d’ancrage dans le territoire. Les migrants s’approprient en effet ces espaces religieux au sein de la ville et du pays où ils vivent pour y reproduire des cultes présents dans leur pays d’origine[15].

Ainsi, les églises abritent désormais des images et des statues de saints latino-américains et deviennent des lieux de dévotion particulier. De même, certaines quartiers et certains villes sont désormais associés à des pèlerinages ce qui contribue à donner un sens propre au nouvel espace dans lesquels les migrants s’intègrent. La procession du Diviño Niño Jesus a Anderlecht en est un exemple.

La procession du Diviño Niño Jesus : un exemple d’une religiosité sociale et identitaire.

Le Diviño Niño Jesus est en fait l’enfant Jésus, dans une version Colombienne. L’Eglise qui lui ait dédiée se trouve à Bogota. Sa fête est célébrée depuis six ans à la fin avril à l’église Notre-Dame Immaculée de Cureghem (Anderlecht), principalement par des Equatoriens. La statue de l’enfant, arrivée d’Amérique latine dans les bagages d’un immigrant est, pour la population latino-américaine, le symbole même de cette migration. A leur image, le Christ enfant est un sans papiers et prend sa place au sein de ce quartier !

Chaque année, la procession est préparée par un groupe de « padrinos », (parrains). En 2007, ils étaient 40. Organisés en confréries, ils mettent sur pieds diverses activités tout au long de l’année (fêtes, tombolas, retraites, excursions) et célèbrent l’enfant Jésus lors d’une messe mensuelle. On retrouve là, véritablement, l’importation d’une structure sociale qui permet non seulement la réunion des ressortissants d’un même pays, mais aussi entre dans une dynamique de mobilisation transnationale autour de projets dans le lieu d’origine. En effet, les bénéfices des versements mensuels des parrains et des activités organisées sont reversés à diverses œuvres, souvent en Amérique latine : aide de familles ravagées par le SIDA, parrainages d’enfants, appui scolaire.

La fête de l’enfant Jésus commence par une célébration liturgique bilingue (français-espagnol assurée par différents prêtres liés à la paroisse), elle est ponctuée de chants en provenance d’Amérique latine. Les statues de l’enfant Jésus et de la Vierge Marie sont ensuite portées en procession, notamment par des femmes de la confrérie vêtues de vêtements traditionnels équatoriens. Environ cinq cents personnes les accompagnent, majoritairement hispanophones, venues de tous les coins de la Belgique, mais d’autres personnes, membres des pastorales anglophone, francophone ou néerlandophone de Cureghem se joignent également au groupe.

Une fête est ensuite organisée au sein de l’école communale. Des groupes de danse folkloriques, de chants, des scènettes, se succèdent. Ces représentations véhiculent un fort aspect identitaire. En effet, la plupart du temps, chacune de ces expressions culturelles représente un pays : Equateur, Pérou, Paraguay, Bolivie… mais aussi Espagne ou Belgique. Ainsi, au-delà de ces appartenances nationales, se manifeste, dans cet événement comme dans d’autres, une identité commune : celle d’être Latino-américains parmi les Belges et les autres migrants, partageant avec la péninsule ibérique, des langues et des traditions communes. On retrouve donc ici la fonction véritablement identitaire des fêtes catholiques.

Conclusion

La procession de l’enfant Jésus permet de saisir les enjeux sociaux et identitaires de cette religiosité.  A la fois « patrie portative » et créatrice de lien social, la religion catholique version latino-américaine est de plus en plus présente dans les églises de Bruxelles et met en exergue le rôle fondamentalement social de la communauté chrétienne.

L’aspect à la fois très festif et religieux de la procession a, en effet, de quoi questionner les catholiques de Belgique. Ainsi, lors de la fête du Diviño Niño Jesus, on s’achemine d’un ton tout d’abord très chrétien (dans les chants et les danses) vers des expressions culturelles qui sont de plus en plus détachées de la procession. La journée se termine d’ailleurs par un bal improvisé. Et ce alors qu’une tendance spiritualiste et individualiste de la croyance dans notre pays tend en effet parfois à mettre de coté l’aspect fondamentalement social des paroisses. Pourtant, leur rôle principal notamment au sein des sociétés villageoise a souvent été celui, précisément, de former un groupe et de lui donner corps.

Certains, au sein de l’Eglise catholique pourraient par ailleurs être tentés de crier au scandale devant cette forme populaire de religion. Comme cette analyse le montre, ce serait sans doute là une grave erreur. Tout d’abord parce que ce serait refuser ce lieu d’asile social et identitaire que peut représenter l’Eglise, ensuite parce que cela reviendrait à faire preuve dès lors d’un élitisme discriminant face aux croyances populaires (statues, images etc.) qui, bien souvent, portent les gens dans leur vie quotidienne et sont les médiateurs concrets de leurs attentes et de leurs espoirs. Enfin, ces forces de religiosités, loin de jouer le rôle d’ « opium de peuple », sont, bien au contraire, des éléments favorisant l’action, en regroupant autour d’elles, dans un projet social commun, des personnes partageant les mêmes difficultés et les mêmes espérances.

Repenser le rôle du religieux, dépasser le paradigme de la sécularisation et de la rationalisation des sociétés est aujourd’hui urgent. Les nouvelles églises et les recompositions des anciennes paroisses interpellent et viennent tout à fait remettre en question ces idées reçues.

Les responsables des paroisses, tout comme les analystes sociaux ou les responsables des politiques d’intégration se doivent d’être attentifs à ces dynamiques constructives. Le religieux joue en effet un rôle central pour ces migrants. Le sens d’asile de l’Eglise, son sens social sont ainsi réactualisés et donnent à penser sur le rôle des religions en contexte de migration, bien au-delà du simple exemple latino-américain et bruxellois.

Notes :

  • [1] POULAIN, M., PERRIN, N., SINGLETON, A., THESIMToward Harmonised European Satistics on Migration, UCL-Presses Universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2006.

    [2] Pastorales hispanophones : Sainte Madeleine de Jette, Mission catholique espagnole et Saint-Servais de Schaerbeek, Notre Dame des Riches Claires à Bruxelles, Notre Dame Immaculée de Bruxelles et d’Anderlecht, Saint-Antoine et Chapelle Saint-Benoît d’Etterbeek, Saint-Gilles. Pastorales lusophones : Jésus travailleur à Forest, Sainte-Croix d’Ixelles, Saint-Gilles.

    [3] Pour un historique des migrations latino-américaines, voir une précédente analyse du Centre Avec : PICCOLI, Emmanuelle, Les migrations latino-américaines en Europe, histoire et imaginaires, Bruxelles, Centre Avec, coll. « Analyse et réflexions », nov. 2006. En ligne :

    http://www.centreavec.be/pages/publications_analyses_migrationslatino.htm

    [4] REA, Andrea, « Que savons-nous de l’immigration en Belgique ? », Conférence donnée au Centre culturel Omar Khayam, Bruxelles, 26 janvier 2007.

    [5] DASSETTO, Felice, MARTINIELLO, Marco, REA, Andrea, Immigration et intégration en Belgique francophone : Etat des savoirs, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2007.

    [6] Voir les travaux d’Olivier Servais (à paraître).

    [7] APPADURAI, Arjun, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001

    [8] LARGOMARSINO, Francesca, Episodi ed approdi di genere. Famiglie transnazionali e nuove migrazioni dall’Ecuador, Milan, FrancoAngeli, 2006.

    [9] Groupes d’épargne semblable à ceux existant en Colombie.

    [10] FAUX, Jean-Marie, Occuper les églises pour obtenir l’asile, Bruxelles, Centre Avec, coll. « Analyses et réflexions » oct. 2006. Voir : http://www.centreavec.be/pages/publications_analyses_occupereglises.htm

    [11] BASTENIER, Albert, Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne, Paris, P.U.F., 2004.

    [12] FRIGERIO, Alejandro, « Establecendo pontes: articuação de significados e acomodação social em movimentos religiosos no Cone-Sul », in ORO, Ari Pedro, STEIL, Carlos A. (éd. par), Globalização e religião, Petrópolis, Vozes, 1997, pp. 153-177.

    [13] MICHEL, Patrick, « Espace ouvert, identités plurielles : les recompositions contemporaines du croire », in Social Compass, 53- 2, 2006, pp. 227-241.

    [14] APPADURAI, Arjun, –Op. Cit.-

    [15] Sur ce point, voir la critique de Jonathan Friedman, à savoir qu’une approche exagérément déterritorialisée empêche de percevoir ce type d’ancrages. FRIEDMAN, Jonathan, Cultural Identity and Global Process, Londres, SAGE, 1994.