Le 01 novembre 2005

Où va la politique d’immigration ?

Presque chaque semaine les demandeurs d’asile, sans-papiers, migrants clandestins se retrouvent dans l’actualité. Quels sont les enjeux et défis que représentent toutes ces situations ? Cet article dresse brièvement un inventaire des questions complexes liées à la migration contemporaine, dans le contexte européen. Il n’y a pas de solution simple ni de panacée universelle mais il y a des injustices auxquelles il est urgent de résister. Il faut s’opposer au détricotage de l’idéal de protection qui est à la base de la Convention de Genève, à la criminalisation des migrants, et notamment à l’abus des détentions administratives. D’une manière générale, on ne peut jamais oublier que le migrant est une personne. C’est une responsabilité qui incombe à tout citoyen : à notre tour de contrôler une frontière. La frontière de la dignité humaine au-delà de laquelle nous ne voulons pas que nos gouvernements aillent dans leur lutte contre l’immigration clandestine. 

Beaucoup de questions. Peu de réponses.

Ces événements tragiques autour de Ceuta et Melilla mettent en lumière les impasses et défis rencontrés par la politique actuelle d’immigration en Europe. Celle-ci se caractérise d’une part, par une volonté proclamée de lutter contre l’immigration irrégulière et de contrôler, pour ne pas dire fermer, les frontières. Et d’autre part, par une certaine tolérance de fait à l’égard de la présence à l’intérieur de ces mêmes frontières d’un nombre non négligeable de « sans-papiers », personnes sans existence juridique, citoyens sans droits, mais acteurs de plus en plus incontournables de notre économie dérégulée.

Cette politique est en elle-même contradictoire. Politique de fermeture, entretenue par le mythe de l’étanchéité, symbolisée par la militarisation croissante des zones frontières, mais essentiellement mise en œuvre par la non délivrance de visas aux « pauvres ». Le premier effet de cette politique est de renforcer l’immigration clandestine, et plus encore les réseaux criminels qui en font un business aujourd’hui bien plus intéressant que la trafic de drogue. Restreindre les voies légales d’immigration, c’est à terme le plus sûr moyen de perdre tout contrôle, légitime en soi, sur les flux migratoires. Plus grave : c’est indirectement exposer la vie de milliers de personnes qui n’hésiteront pas à confier leur sort à tous ceux qui ne demandent qu’à exploiter leur désespoir.

Car le défi principal, il est sans conteste davantage là-bas qu’ici. Là-bas où les conflits ethniques font rage, où les violations des droits humains sont quotidiennes, où pullulent les armes légères, où règne la corruption, où la faim n’est pas qu’un mot, où les catastrophes naturelles prennent des conséquences dramatiques, où les perspectives d’avenir ne vont pas plus loin que le jour de demain. Tant qu’une vie digne ne sera pas possible là-bas, il y aura des personnes prêtes à venir ici. A n’importe quel prix. La priorité – faut-il encore l’écrire ? – c’est donc d’agir sur les causes de la migration, même si les effets de cette action sur la migration ne se feront voir qu’à long terme.

En attendant, il convient d’imaginer des modèles d’immigration alternatifs. Certes, le slogan « immigration zéro » semble avoir vécu : d’un peu partout, et malgré les réticences de l’opinion publique, des voix s’élèvent pour demander une reprise d’une politique d’immigration. La commission européenne ne vient-elle pas de publier un « livre vert sur une approche communautaire des migrations économiques » ? Mais qui faut-il écouter ? Les patrons qui recherchent une main d’œuvre qualifiée, flexible et bon marché ? Les démographes qui demandent des solutions au vieillissement de la population et à ses conséquences sur l’avenir de la sécurité sociale ? Les mouvements des sans-papiers qui réclament l’abolition des frontières et une régularisation généralisée ?

Cependant, les phénomènes du chômage structurel et celui d’une masse croissante de travailleurs clandestins sans droits dans la plupart des pays européens ne contredisent-il pas cette prétendue nécessité d’une nouvelle immigration de travail ? Aller chercher une main d’œuvre bon marché hors des frontières de l’Union, n’est-ce pas une autre forme de délocalisation ? N’est-ce pas aussi vider le Sud de ses forces vives et de ses cerveaux ? Faire sortir de l’ombre les sans-papiers qui font tourner des pans entiers de l’économie (construction, restauration, travail domestique, horticulture), ne serait-ce pas mettre en péril notre système de protection sociale ?

La complexité de ces questions invite à une certaine humilité à l’heure de proposer des réponses. Il n’existe apparemment pas de panacée universelle. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’utiliser notre imagination. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de décider si nous voulons de l’immigration ou pas. Elle est là ; c’est un fait. Elle a d’ailleurs toujours existé ; même si aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, elle s’accélère et met face à face des cultures plus différentes. Loin du modèle utilitariste qui voit avant tout l’immigration comme une « solution » aux problèmes du Nord, la réponse adéquate devrait sans doute chercher à faire de l’immigration un outil de justice économique et sociale au niveau mondial, en même temps qu’un facteur de paix.

Et aujourd’hui, comment se situer ?

S’il est absolument nécessaire qu’économistes, démographes, sociologues, juristes, s’engagent dans un travail de réflexion et de proposition pour l’avenir, il n’est pas moins urgent que tout citoyen, chacun d’entre nous, entre dès aujourd’hui en résistance. Résister à une disparition progressive de la vertu d’hospitalité, à une dégradation du statut de l’étranger dans nos démocraties. Le déclin des grandes utopies, et l’avènement d’une société mondialisée à la fin du siècle dernier se sont accompagnés de l’explosion de mouvements de repli identitaire qui ailleurs prennent le visage du terrorisme aveugle et chez nous celui d’une xénophobie rampante. Aujourd’hui, on est plus enclin à grignoter lentement mais sûrement le socle des droits fondamentaux de « l’autre » simplement parce qu’il est « l’autre ».

S’il ne nous est pas encore possible de dire ce que devrait être une politique « idéale » d’immigration, nous avons le droit, et même le devoir, de dénoncer l’injustice de certaines des politiques actuelles. D’oser dire publiquement, au nom de la dignité humaine : « ça, non ! ». De continuer à affirmer une fraternité universelle. Je voudrais partager quelques-uns de ces chantiers de résistance. Chantiers brûlants où se joue l’avenir de nos valeurs démocratiques.

Contre le détricotage de l’idéal de protection

Obtenir un droit de séjour dans un autre pays que le sien n’est pas toujours une faveur. C’est parfois un droit. Il faut le rappeler. Ainsi, à l’issue de la seconde guerre mondiale, la communauté internationale a dit : « Plus jamais ça ! ». Avec comme conséquence la création d’un arsenal juridique de protection des droits de l’homme. La Convention de Genève relative au statut des réfugiés, signée en 1951, en est une pièce essentielle. Elle donne le droit à recevoir une protection internationale à toute personne dont la vie et les droits fondamentaux sont menacés. Aujourd’hui certains prétendent qu’il faut revoir la Convention de Genève, qu’elle est devenue obsolète. On veut nous faire croire que rares, parmi ceux qui demandent l’asile aujourd’hui, sont de vrais réfugiés.

La manière dont sont traitées les personnes qui souhaitent entrer sur le territoire de l’Union européenne en est le signe. « Parmi les personnes refoulées il y a des réfugiés. Certains sont même en possession de documents délivrés par le HCR » rapportait il y a quelques semaines Pep Buades, jésuite espagnol parti au Maroc pour prendre connaissance in situ de la situation des migrants africains qui avaient tenté de pénétrer à Ceuta et Melilla et que la police marocaine avait « reconduits » et abandonnés en plein désert du Sahara. Aujourd’hui non seulement la procédure d’asile est de plus en plus utilisée comme un outil de gestion des migrations que comme une mise en œuvre d’un mécanisme de protection des droits fondamentaux, mais il est aussi de plus en plus difficile d’y avoir accès. C’est inacceptable. Il est urgent de lutter contre cette érosion progressive de l’idéal de protection.

Contre la criminalisation des migrants

Cette dégradation du droit d’asile fait partie d’une tendance plus lourde encore : celle de la criminalisation du phénomène des migrations contemporaines. Le demandeur d’asile est vu avant tout comme un fraudeur. Auteurs et victimes du trafic et de l’exploitation des êtres humains sont mis dans le même sac, si bien que le migrant en tant que tel est associé à une menace, un danger non seulement pour notre bien-être, mais aussi pour notre sécurité, voire pour nos valeurs.

Malheureusement ce discours n’est pas véhiculé seulement par les presse à sensation et les partis d’extrême-droite. Les politiques publiques tendent aussi à légitimer cette vision. La pratique croissante de la détention administrative des étrangers en est l’exemple le plus éloquent. Plus encore que les conditions éprouvantes de détention, c’est davantage la stigmatisation qu’engendre l’enfermement qui marquent les personnes qui en sont l’objet. Quelle est l’image des migrants que transmettent ainsi nos autorités à l’opinion publique? Ne renforce-t-on pas dans l’esprit du citoyen lambda l’équation entre migrant et délinquant? « Si on les enferme, c’est qu’ils ont fait quelque chose … »

Il faut rappeler que ces détentions, qui concernent malheureusement un nombre croissant d’enfants, ne font pas suite à la commission d’un délit, mais au simple fait de ne pas être  en ordre de papiers ou même parfois de se trouver dans une procédure d’asile. Il faut réaffirmer comme le fait l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, que « toute personne a le droit de quitter son pays, y compris le sien ».

Le migrant, une personne

Une manière de résister – et une manière qui peut se nourrir sans conteste de l’Evangile et de la tradition chrétienne– c’est de se faire l’avocat infatigable du principe du respect absolu de la dignité humaine. Rappeler sans cesse que le migrant est d’abord une personne.

En effet, face à une question aussi complexe, il est tentant de la dépersonnaliser, tentant de parler en termes de chiffres et de flux. Un ancien Commissaire Général aux Réfugiés, pourtant expert en droit international, s’est rendu célèbre pour ses interventions lors de colloques aux cours desquelles il bombardait son auditoire de graphiques et de statistiques. Lorsque patrons et futurologues parlent de réouvrir l’immigration, que considèrent-ils ? Avant tout une force de travail, voire un consommateur : le migrant « mains », « cerveau » ou « bouche ». Mais se soucie-t-on du fait que ce migrant est une personne, avec sa culture et sa religion, avec une histoire propre, avec une famille, avec des besoins psychologiques et spirituels propres ?

Face à toute politique et toute pratique en matière de migration, nous avons le devoir de poser la question : respecte-t-elle la dignité de la personne ? Si la réponse est « non », et même si nous n’avons pas tout de suite une solution alternative à proposer, nous avons le droit de nous y opposer. C’est une ligne rouge à ne pas franchir. C’est cela par exemple qui nous conduit à refuser les pratiques actuelles en matière de détention. Dans certains cas – enfants, personnes traumatisées ou gravement malades, demandeurs d’asile – et quelles qu’en soient les conditions concrètes, la détention ne passe pas à l’examen de ce critère du respect de la dignité humaine.

Résister à la tentation de la dépersonnalisation, c’est aussi un enjeu pour tous ceux et celles, fonctionnaires, travailleurs sociaux, avocats, membres d’associations, qui travaillent avec les migrants. Résister aux implications parfois inconscientes de notre langage : un « dossier », un « cas » … Et quand plus aucune intervention ne sera utile dans ce « dossier », devenus impuissants, que ferons-nous ? Comme chrétiens, nous sommes convaincus de la valeur inestimable de la gratuité de la rencontre et de l’accueil : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35). «  Tu vois, tu es venue ici aujourd’hui pour parler avec moi et ça me fait du bien. Tu me respectes et moi, je te respecte. Tu ne peux peut-être pas résoudre tous mes problèmes mais ça fait du bien de pouvoir parler, de se sentir respecté, d’être traité comme un être humain » disait un jour à une visiteuse du JRS un demandeur d’asile détenu en centre fermé.

Conclusion : imagination, sensibilisation, indignation

Le panorama que je viens de dresser peut sembler bien noir. Il n’est pas dans mon intention de décourager. Même si la question d’un modèle idéal de migration est complexe, nous n’avons pas le choix : il nous faut y réfléchir. Chaque fois qu’une nouvelle rapportant l’histoire de migrants, de sans papiers, de clandestins nous parvient, nous en sentons l’urgence. Les solutions auront sans doute à la fois un caractère global – d’où la nécessité de réfléchir au niveau européen – et des mises en œuvre locales en tenant compte des circonstances propres à chaque pays. C’est un bel espace ouvert à notre imagination et à notre créativité, sans oublier le point de départ qui est celui d’arrivée : pour être juste, une politique d’immigration doit profiter à tous, mais surtout aux plus pauvres des acteurs en jeu.

Toutefois, aujourd’hui les politiques sont souvent dictées par les opinions publiques. Or celles-ci sont très volatiles, voire ambiguës : on s’indignera du traitement fait à telle ou telle famille mais d’une manière générale, on souhaitera que le gouvernement restreigne encore davantage les possibilités d’immigration. Il convient donc de sensibiliser l’opinion publique aux enjeux des migrations en terme d’équité et de justice.

Enfin, comme j’ai voulu le montrer par plusieurs exemples, le premier engagement citoyen en ce domaine est de garder intacte sa capacité d’indignation. A notre tour de contrôler une frontière. La frontière de la dignité humaine au-delà de laquelle nous ne voulons pas que nos gouvernements aillent dans leur lutte contre l’immigration clandestine.