Le 01 juin 2009

Nous et les autres. De la difficulté à être « différent » en Turquie

Le respect des minorités est une composante essentielle de toute société démocratique. Il importe d’y être attentif lorsque, comme citoyens, nous évaluons la situation politique et sociale de notre pays, des pays membres de l’Union européenne ou des autres pays du monde, en particulier de ceux avec lesquels les circonstances nous amènent à avoir des liens plus étroits. C’est bien le cas de la Turquie dont la candidature à l’UE a été reconnue par le Conseil européen d’Helsinki en décembre 1999. L’auteur du présent document d’analyse et de réflexion est un familier de la Turquie où il a résidé pendant plusieurs années. Son analyse, qui se réfère à l’histoire de ce grand pays, aide à dépasser les idées trop rapides et à mieux prendre conscience d’un double courant de fond qui le traverse : un nationalisme unitariste et un conservatisme religieux et social, qui peuvent parfois engendrer des dérives fascisantes ou des discriminations graves. Son analyse met également en évidence l’émergence d’une société civile soucieuse de faire évoluer la société turque vers plus de démocratie. Une évolution qu’est venue soutenir le processus d’adhésion à l’UE.  Sans doute, comme le dit l’auteur, « la Turquie a encore un long chemin devant elle avant de devenir un pays respectueux des différences de chacun et où chaque citoyen puisse se sentir véritablement ‘chez lui’ sans renier aucune de ses richesses culturelles, religieuses et linguistiques », mais il ne faut pas mésestimer « l’importance du processus d’adhésion à l’Union européenne et le rôle moteur que celui-ci est à même d’exercer sur les composantes majeures de la société turque ».
 

La question des « minorités » est une question brûlante en Turquie depuis la montée des nationalismes qui ont présidé à la dissolution de l’Empire ottoman et l’intervention des grandes puissances qui jouèrent un rôle ambigu dans cette dynamique, au cours du dix-neuvième et au début du vingtième siècle. L’essai de partition du petit reste anatolien par celles-ci après la première guerre mondiale lors du Traité de Sèvres (1920) n’a fait qu’aggraver les choses et radicaliser le nationalisme qui donna naissance à la nouvelle république turque. Ce nationalisme qui imprégna du berceau à la tombe, par le biais de l’éducation, des générations de Turcs, est encore bien présent de nos jours, même si, depuis le début des années 2000, une partie de la société civile et des membres de l’AKP, le parti « démocrate conservateur » de Recep Tayyip Erdoğan porté au pouvoir par les urnes en 2002, commencent à le remettre en question, aidés en cela par le processus d’adhésion à l’Union Européenne. Ce nationalisme n’a bien souvent fait que doubler le conservatisme social et religieux de la « Turquie profonde ». Dans ce contexte, au cœur de l’Anatolie, il n’est pas toujours facile d’être « différent », que l’on soit un jeune homme portant cheveux longs et boucle d’oreille, que l’on lise un journal « de gauche », que l’on boive de l’alcool, que l’on pratique son islam « autrement » ou que l’on soit alévi, kurde ou non-musulman.

Plutôt que de lire de prime abord de l’extérieur et avec un doigt accusateur la société turque avec une grille « droits de l’homme » ou « droits des minorités » en y pointant tous les manquements, nous voudrions approfondir un peu les dynamiques historiques et sociales en cours dans ce pays qui commence timidement à reconnaître et à accepter le pluralisme qui l’habite et à débattre ouvertement de ces questions. Ce débat, qui pendant longtemps fit l’objet d’un tabou, peut maintenant avoir lieu principalement grâce au point d’appui formidable que constitue en Turquie, pour le levier de la démocratisation, le processus d’adhésion à l’Union Européenne.

Nous et les autres : centre, périphérie et démocratie
 

En novembre 2006, Ali Çarkoğlu et Binnaz Toprak publiaient, dans le cadre de la Fondation Turque des Etudes Economiques et Sociales (TESEV), une étude intitulée « Religion, société et politique dans une Turquie en changement »[1]. Elle prenait la suite d’une étude similaire publiée six ans auparavant[2] et avait pour objet d’analyser les changements survenus en Turquie au cours de la période séparant les deux enquêtes. C’est que le pays avait connu de profondes transformations durant cet intervalle[3] et ces chercheurs voulaient étudier les attitudes et les préférences des Turcs en ce qui concernait la laïcité, l’islam et la politique. Cette enquête fit la une des journaux à l’époque principalement à cause de son chapitre sur le « voile ». Ce qui marqua le plus les esprits est l’augmentation du nombre de femmes qui ne le portaient pas (de 27% en 1999 à 36 % en 2006), une statistique qui allait à l’encontre de tous les préjugés[4]. L’importance de la dite « question du foulard » pour le tout venant a été également bien relativisée par les résultats de cette enquête.

C’est qu’en effet, on entend souvent parler de la division entre « laïcs » et « islamistes », la question du foulard en étant un des révélateurs principaux. De quoi parlons-nous ici ?  Dans la mentalité kémaliste, sur le plan politique, l’Etat, pour ne pas être potentiellement contrôlé par la religion, doit la contrôler. Sur le plan culturel, parce qu’elle aurait été responsable de l’état d’arriération du pays, elle doit être réformée si possible et, de toute façon, mise en marge pour laisser place aux sciences et à une culture nationale. L’appartenance aux élites économiques et politiques des grandes villes du pays a ainsi pendant longtemps été intrinsèquement liée à l’appartenance à une culture qui avait tendance à mépriser les symboles religieux et les personnes qui en étaient porteuses. L’arrivée du multipartisme et l’exode rural après la deuxième guerre mondiale, et surtout l’émergence progressive, spécialement à partir des années 1980, d’une nouvelle élite économique et culturelle en Anatolie centrale, ont progressivement fait se rencontrer des groupes sociaux qui naguère ne se fréquentaient guère. Et il a fallu commencer à «se partager le gâteau ».

C’est l’émergence sur le « marché politique » de ces nouveaux groupes sociaux qui permit finalement la victoire du parti AKP de Recep Tayyip Erdoğan en 2002, largement confirmée par les élections législatives suivantes en 2007. Se décrivant comme « démocrate conservateur », ce parti défend bien sûr les intérêts de ceux qui l’ont élu et ainsi, d’une certaine manière, « démocratise » le pays en facilitant leur émergence politique, économique et culturelle. Dans ce cadre, l’ouverture des négociations en vue de l’accession de la Turquie à l’Union Européenne a fourni un moteur et un point d’appui inespéré. Mais de quelle démocratisation parlons-nous ?  S’agit-il d’une démocratisation instrumentalisée au service d’un groupe et d’intérêts particuliers, d’un « Nous » contre « Eux », ou au service de la société dans son ensemble ?  S’agit-il d’une « revanche » de la périphérie sur le centre ou du début d’un processus de construction d’une société turque ouverte à la reconnaissance et à l’acceptation de sa propre diversité ?  Il semble qu’une partie des élites de l’AKP au moins souhaite une démocratisation plus étendue de la société turque dans son ensemble. Dans ce cadre, des avances furent ainsi faites ces dernières années vers les Kurdes, les alévis et les « minorités » officielles non-musulmanes, et elles continuent. Mais ici, non seulement tous au sein de l’AKP ne parlent pas toujours d’une même voix[5], mais surtout, ce parti doit également composer avec d’autres secteurs de l’Etat, tels que l’armée, et tenir compte en partie, sur le plan politique, de l’opinion des autres partis, tels le CHP kémaliste et le MHP nationaliste. Une autre question, que nous nous poserons plus loin, est celle de savoir dans quelle mesure la base électorale de l’AKP, spécialement en Anatolie centrale et à l’Est, partage ces valeurs démocratiques ou si, au contraire, s’appuyant sur le fait que « leur » parti est au pouvoir, elle l’instrumentalise localement au service de leur propre vision étroitement conservatrice de la société.

Car en effet, de manière symptomatique, ce dont on n’a guère parlé dans la presse en 2006, lors de la parution de l’étude citée ci-dessus, est la partie de celle-ci qui révèle les difficultés d’une partie importante de la société turque à accepter pleinement la diversité culturelle et le pluralisme indispensable à l’approfondissement de la démocratie dans ce pays. Par exemple, à la question « Qui ne souhaitez-vous pas avoir comme voisin ? », voici les réponses données : un couple homosexuel (66%), une famille athée (49%), une famille grecque-orthodoxe (43%), une famille arménienne (42%), une famille juive (39%), une famille kurde (28%), une famille d’une autre confession (c’est-à-dire alévie, pour les sunnites et inversement : 24%)[6]. A cela, on peut ajouter que 70 à 75% sont opposés au mariage de leur enfant avec un non musulman[7] ; que 58% affirment que l’activité des missionnaires qui répandent une religion non musulmane doit être restreinte ; que 49% ne veulent pas que le séminaire grec-orthodoxe fermé en 1971 soit rouvert[8]. Sur le terrain, la société turque est ainsi traversée par une autre division que celle qui sépare « laïcs » et « islamistes » : biz ve ötekiler, « nous et les autres ». « Nous », la majorité, c’est-à-dire les turcs-musulmans-sunnites » et « les autres » constitués par les Kurdes-alévis-non musulmans.

Nous et les autres : les « Turcs » et le reste.
 

Pour comprendre cette division, il est nécessaire dans un premier temps de nous pencher sur la vision nationaliste de « nous et les autres » qui est au fondement de la république turque, qui est disséminée par l’enseignement, qui imprègne les mentalités et qui ne fait que doubler sur un autre plan le conservatisme social de l’Anatolie profonde et ses préjugés. Celle-ci trouve sa source dans ce que l’on appelle en Turquie le « complexe de Sèvres » qui continue d’engendrer une paranoïa contre tout ce qui pourrait faire penser à une « division » du pays.

Après la perte par l’Empire de la plupart de ses territoires européens et l’immigration de centaines de milliers de musulmans en Anatolie au cours du dix-neuvième et au début du vingtième siècle suite à l’émergence des nationalismes dans ces régions, et après la défaite de l’Empire allié à l’Allemagne durant la première guerre mondiale et la défection des parties arabes durant celle-ci, les grandes puissances décident en 1920, à Sèvres, de se partager ce qui restait, à savoir l’Anatolie, ne laissant aux Turcs qu’une petite partie autour d’Ankara, s’octroyant des zones d’influences, créant des territoires autonomes pour les Kurdes et les Arméniens, et donnant Izmir et son arrière-pays à la Grèce. Cette dernière en profite alors pour tenter de réaliser sa « Grande idée » nationale et commence à envahir l’Anatolie, ce qui provoque en retour la réaction de Mustafa Kemal et la guerre de libération qui se conclut avec le traité de Lausanne en 1923 et un échange de population avec la Grèce. C’est ce traité, et l’interprétation restrictive qu’en fera la Turquie (reconnaissance de seulement trois « minorités » non musulmanes, les seules à porter cette dénomination : Juifs, Grecs et Arméniens), qui sera à la base des modalités d’autonomie culturelle relative pour ces minorités.

La naissance traumatique de la Turquie républicaine dans ce contexte marqué par les guerres, les nationalismes et l’intervention des grandes puissances donnera lieu à une perception des minorités (religieuses et ethniques) comme étant une menace envers « l’Etat turc », qui « avec son territoire et sa nation est une entité indivisible » et dont « la langue est le turc »[9]. Pendant des décennies, les « autres », qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, ont été considérés comme des ennemis potentiels qui pouvaient « nous diviser ». Pendant longtemps les fondations des minorités reconnues ont d’ailleurs relevé du ministère des affaires étrangères… Consciente de sa « contingence » (elle aurait pu ne pas exister), la Turquie a longtemps réagi de manière agressive à tout ce qui pouvait potentiellement remettre en cause son unité et ainsi sa souveraineté. Consciente de sa fragilité et de sa faiblesse, elle s’est inscrite cependant également dans le mouvement de modernisation et d’occidentalisation commencé déjà au sein de l’Empire Ottoman au dix neuvième siècle. Radicalisé par Atatürk et enraciné par lui dans une turcité réinventée comme nouvelle source d’unité, d’identité et de dignité, ce mouvement avait pour but de faire accéder la Turquie à la « civilisation contemporaine » et ainsi de faire en sorte que ce pays des Turcs compte dans le monde qui compte. L’aboutissement de ce processus fut la demande d’adhésion à l’Union européenne… qui lui demande maintenant de reconnaître et d’accepter sa diversité, dans les douleurs de l’enfantement d’un pays neuf ouvert à sa propre pluralité et à ses voisins. C’est que la « civilisation contemporaine » au vingt et unième siècle est différente de celle de l’époque qui a vu naître la République près d’un siècle auparavant…

Pour construire cette nation turque et fière de l’être, la République s’est appuyée particulièrement sur l’éducation. Il faudrait parler longuement ici du contenu des manuels d’histoire, de religion, de langue turque et autres matières, promouvant une vision étroitement nationaliste et unitariste (unpays, une nation, une langue, une culture, une religion), blessante pour ceux qui ne font pas partie de la majorité turque-musulmane-sunnite et renforçant les discriminations[10]. Nous nous contenterons ici de citer ce qui a bercé dans leur enfance tous les citoyens de la République. En effet, adoptant en quelque sorte la méthode Coué, celle-ci fait proclamer chaque matin par tous les élèves de toutes les écoles primaires du pays, le serment suivant : « Je suis turc, je suis juste, je suis travailleur. Mon principe est de protéger les plus jeunes, de respecter les anciens, d’aimer mon pays et ma nation plus que moi-même. Mon idéal est de grandir et de progresser. Ô Grand Atatürk !  Je fais le serment de marcher sans m’arrêter sur la voie que tu as ouverte vers le but que tu as indiqué. Que mon existence soit un cadeau à l’existence des Turcs. Heureux celui qui dit : ‘Je suis turc’ »[11]. On comprend facilement que tous, au sein de la République, ne proclament pas ce serment avec le même enthousiasme…

Car qu’est-ce qu’être turc ? Les Lazes, les Kurdes ou les Arméniens sont-ils obligés de se considérer comme « turcs », ou alors comme étrangers dans leur propre pays ?  Dans son rapport soumis, au nom d’un groupe de travail sur les droits culturels et des minorités, au premier ministre en novembre 2004 et largement débattu à l’époque, Baskın Oran fit une proposition « hérétique » qui fit l’effet d’une bombe[12]. Alors qu’à l’époque impériale, les citoyens de l’Empire étaient « ottomans », rappelle-t-il, la République qui a hérité des différents groupes religieux, ethniques et autres, a fait de ses citoyens des « Turcs » (en turc : Türk), s’aliénant ainsi différentes composantes de la population qui ne se reconnaissaient pas sous cette appellation, soit parce que « ethniquement » et culturellement, ils ne se reconnaissent pas comme tels, soit parce que n’étant pas musulmans, ils ne se reconnaissent pas et ne sont pas reconnus, comme « turcs ». C’est pourquoi il suggère de séparer « nationalité » (au sens ethnique et religieux du terme) et « citoyenneté », et de faire des habitants de Turquie non plus des Türk, mais des Türkiyeli (littéralement « de Turquie », tout comme, en turc, les Belges sont des Belçikalı, c’est-à-dire « de Belgique »). Il introduit ainsi les notions de sub- et supra-identité qui commenceront peu à peu à être utilisées publiquement, même par le premier ministre, au grand dam des kémalistes purs et durs, à commencer par les militaires, et des nationalistes.

Etre différent dans la Turquie profonde
 

Après avoir évoqué le nationalisme « issu du sommet », prégnant à tous les niveaux de l’Etat et du système éducatif, passant la société au rouleau compresseur et forgeant une mémoire collective favorisant ainsi indirectement les discriminations envers des minorités ethniques, culturelles et religieuses, mais qui commence timidement à être remis en question dans la dynamique d’adhésion à l’Union Européenne, il nous faut maintenant revenir à l‘autre source de discrimination que constituent le conservatisme social et religieux présent dans « la Turquie de l’intérieur », principalement au centre et à l’Est de l’Anatolie (par exemple Trabzon, Erzurum, Malatya, Sivas, Kayseri) mais aussi dans les banlieues de certaines grandes villes, et la pression sociale qu’il exerce sur les individus. Nous nous appuierons ici plus spécialement sur le récent ouvrage de Binnaz Toprak, intitulé « Etre différent en Turquie. Ceux qui sont « altérisés » dans l’axe de la religion et du conservatisme. Rapport de recherche sur la pression de voisinage »[13].

Comme nous l’avons signalé précédemment, pendant longtemps, les discriminations les plus débattues en Turquie furent celles touchant à l’expression publique des sentiments et symboles religieux, dont la question du foulard constituait probablement la manifestation la plus visible. Elles concernaient en effet une partie de la population appartenant à la majorité turque-musulmane-sunnite. Le contexte politique a cependant changé depuis le début des années 2000.  Le parti au pouvoir est maintenant l’AKP, un parti qui se dit « démocrate-conservateur » mais dont il ne faut pas oublier qu’il a ses origines dans la réforme d’un parti islamiste. Il représente ainsi, entre autres, cette population qui s’estimait précédemment discriminée. De quelle manière cette représentation va-t-elle s’exprimer ?  Lors d’une interview par le journaliste-écrivain Ruşen Çakır du sociologue Şerif Mardin en 2007, ce dernier avait utilisé l’expression « pressions de voisinage » (mahalle baskısı)[14]pour évoquer la pression sociale dont peuvent être victimes les personnes différentes de la majorité conservatrice dans certains quartiers des grandes villes ou certaines régions de l’intérieur. Depuis lors, on évoque régulièrement dans les média les formes que cette pression peut prendre et le rôle éventuel de cadres du parti au pouvoir dans celle-ci. On se doute que ce sont surtout les milieux dits « laïques » qui se sont emparés de ce concept pour tenter de remettre en question l’action du gouvernement AKP.

Le conservatisme religieux et social de l’Anatolie profonde n’est pas neuf et ne date pas d’hier. Etre « différent » du « nous » constitué par la majorité de la population (turque musulmane sunnite) et se comporter de manière peu conforme aux traditions dans ces régions, n’a jamais été facile. Ainsi, les jeunes venant des grandes villes de l’Ouest ou de la côte méditerranéenne qui vont étudier dans les universités de ces régions (ils n’ont bien souvent pas le choix : leurs lieux d’étude dépendent de leurs résultats à un concours) sont-ils « encouragés » à couper leurs cheveux longs et à enlever leurs boucles d’oreille (« Eh fiston, essaie de ressembler à ton père plutôt qu’à ta mère ! »). S’ils peuvent parfois se sentir davantage à l’aise s’ils résident sur le campus universitaire (mode de vie, relation jeunes gens-jeunes filles, etc.) plutôt que chez l’habitant, ce n’est pas nécessairement garanti, dès lors que certains campus (comme Erzurum par exemple) sont dominés par les nationalistes : il n’y fait pas toujours bon vivre si on est kurde, alévi ou que l’on est vu avec un journal de gauche à la main.

Dans ces régions, être laïc militant, membre du CHP, le parti kémaliste, ou de l’Association de la Pensée atatürkiste est souvent considéré comme une « faute ». Ils peuvent être traités de « communistes », de « matérialistes » ou d’athées, de partisans du PKK, d’alévis, etc. et ressentent une forte pression à leur encontre. Mais celle-ci s’exerce également sur ceux qui sont musulmans « autrement » et qui, par exemple, mangent ou fument en journée durant le mois de ramadan ; d’ailleurs, trouver un lieu où se restaurer en journée à cette époque n’est guère facile dans ces régions, et les cafés alévis tirent un rideau devant leur devanture.

Pour parler de ces derniers (qui représentent près de 20% de la population en Turquie), ils sont victimes de bien des discriminations et des préjugés. Il est vrai que, formellement musulmans (mais tous n’acceptent pas cette dénomination : il s’agit en fait d’une religion syncrétique mélangeant islam chiite et traditions populaires turques), ils ne jeûnent pas en ramadan, boivent de l’alcool, ne prient pas à la mosquée (mais hommes et femmes ensemble dans une cem evi) et les femmes ne portent pas le foulard. Ils votent traditionnellement « laïc » et à gauche. Un des comportements les plus répandus à leur égard consiste à refuser de manger de la nourriture qui est passée par leurs mains (la viande distribuée par eux à l’occasion du sacrifice d’un mouton est jetée aux chiens !). Ils ne sont pas considérés comme musulmans ni comme étant dignes de confiance. Dans les quartiers ou les villages où ils résident, la rénovation des infrastructures (par exemple goudronnage de la route, réparation des canalisations) est limitée. Bien sûr ces discriminations se retrouvent sur le marché du travail. Tout cela fait que certains essaient de cacher leur « alévité » à leur entourage ou à leurs clients, en ne donnant plus de noms alévis à leurs enfants, ou en se conformant aux coutumes des musulmans sunnites qui les entourent (jeûne de Ramadan, fermeture du magasin à l’heure de la prière du vendredi, etc.). Il faut ajouter à cela que pendant longtemps l’Etat a voulu gommer leur différence, mais cela semble tout doucement en train de changer.

Nous nous sommes attardés quelque peu sur les alévis car ils représentent un groupe important en Turquie et qu’ils sont peu connus, mais il faudrait évoquer ici d’autres groupes sociaux victimes du conservatisme religieux en province, à commencer par les femmes…  On peut citer également les Roms (entre cinq cent mille et deux millions en Turquie), et bien sûr les chrétiens de diverses confessions. Sans insister sur les difficultés que ces derniers peuvent parfois rencontrer aussi bien dans la vie sociale au jour le jour que sur le plan organisationnel, nous voudrions signaler plus particulièrement la paranoïa répandue surtout dans les milieux ultra-nationalistes contre les « missionnaires », qui a été relayée dans la presse populaire, et même par la très officielle Présidence des affaires religieuses de Turquie au nom de la protection de la culture nationale. Cette paranoïa a mené à l’assassinat du prêtre catholique italien Andrea Santoro dans son église à Trabzon en 2006 et au massacre de trois chrétiens protestants travaillant pour une maison d’édition publiant des bibles, à Malatya en 2007. Si le tout venant était prêt à condamner ce massacre, il est intéressant de noter que beaucoup rajoutaient cependant « qu’ils l’avaient bien cherché… ».

Un double défi sur un horizon européen.
 

A la lecture de tout ceci on se rend compte que la Turquie a encore un long chemin devant elle avant de devenir un pays respectueux des différences de chacun et où chaque citoyen puisse se sentir véritablement « chez lui » sans renier aucune de ses richesses culturelles, religieuses et linguistiques. Comme on l’a vu, le combat à mener est double, à la fois contre un nationalisme unitariste étroit qui engendre parfois des dérives fascisantes, datant des origines de la république, inscrit en partie dans la constitution et dans le système législatif et enraciné dans les mentalités et la mémoire collective par le système éducatif, et contre le conservatisme social et les préjugés envers ceux qui sont « différents », présents dans la « Turquie profonde ». Aussi bien l’un que l’autre a donné naissance à des théories du complot complètement irrationnelles, largement diffusées par une partie de la presse et de la littérature populaires.

Une société civile « libérale-démocrate » (au sens américain du terme) commence à émerger et à se faire entendre, par la voix d’intellectuels, de fondations, de publications, de quotidiens, de pétitions, d’initiatives médiatiques et de manifestations. Nous avons cité quelques uns de ces acteurs dans cet article. Ici on peut mentionner également les manifestations qui prirent place après l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink par un ultra-nationaliste en janvier 2007, où des milliers de personnes défilèrent dans les rues d’Istanbul avec des pancartes sur lesquelles il était écrit : « Hepimiz Hrant’ız. Hepimiz Ermeniyiz » (Nous sommes tous Hrant. Nous sommes tous Arméniens), montrant qu’une nouvelle conception du « nous » est en train de naître et de s’exprimer. Près de deux ans après, le 15 décembre 2008, deux cents intellectuels mettent en ligne une pétition demandant pardon aux Arméniens pour la « Grande catastrophe » de 1915[15], suscitant des réactions passionnées de tous les milieux. Et, pour continuer sur cette question, la littérature évoque maintenant l’histoire de Turcs d’aujourd’hui découvrant les origines arméniennes d’une aïeule recueillie par une famille turque et dont le nom fut changé après les « événements » de 1915[16].

Malheureusement, sur le plan politique, il n’existe pas encore de parti qui représente vraiment cette tendance. La grande division reste celle entre, d’une part, le CHP kémaliste qui se dit « laïc » et donc « de gauche », mais qui en fait est dirigiste, étatiste et nationaliste, représentant les anciennes élites appuyées également par le système judiciaire et l’armée, et qui aurait besoin d’une bonne réforme, et d’autre part l’AKP conservateur, un nouveau parti qui se dit « démocrate » et qui est soupçonné « d’islamisme » par son adversaire, qui est en fait un parti composite rassemblant libéraux démocrates, nationalistes et « islamistes modérés » défendant particulièrement les intérêts des nouvelles classes moyennes anatoliennes et s’appuyant également sur « l’Anatolie profonde ».

Cette polarisation de la société n’aide pas vraiment à opérer des réformes : le pan kémaliste fait obstruction aux réformes décentralisatrices, au nom de sa vision nationale et dirigiste, par peur de perdre de son ascendant sur le pays et d’être envahi par une culture « rétrograde » ; le pan conservateur au gouvernement, s’il met en route des réformes effectives, soutenues et promues par l’Union Européenne, a tendance à ne les distiller qu’au goutte à goutte et, quand il le fait, à parfois les imposer sans réelle concertation avec l’opposition. De plus, au plan local, il se fait parfois dépasser sur la droite par des cadres qui, effectivement, participent à la « pression de voisinage » dont nous avons parlé plus haut. Un des exemples les plus souvent notés est l’éloignement des lieux où l’on vend et sert de l’alcool en périphérie de certaines villes de province contrôlées par l’AKP. Une autre déviation à l’échelle locale est le « partisanat » ou le clientélisme politique, à savoir qu’être membre du parti ou de tel syndicat proche du pouvoir, ou même être abonné à tel journal plutôt qu’à tel autre, facilitera la promotion sociale ou les relations d’affaires. Mais ce clientélisme n’est pas neuf en Turquie et est le propre de tout parti au pouvoir dans ce pays. A ceci, il faudrait encore ajouter le rôle social des cemaat (nouvelles communautés religieuses), mais ceci est un autre débat.

On comprend mieux dès lors l’importance du processus d’adhésion à l’Union Européenne et le rôle moteur que celui-ci est à même d’exercer sur les composantes majeures de la société turque. Grâce à celui-ci, depuis le début des années 2000, la Turquie s’est ouverte comme jamais auparavant, aussi bien à l’intérieur (plusieurs paquets de réformes constitutionnelles, changements législatifs, ouvertures envers plusieurs minorités, sans parler du spectaculaire déverrouillage de nombreux tabous dans le discours public…) qu’à l’extérieur (en commençant à faire la paix avec ses voisins). Ce n’est bien sûr qu’un début, et les réformes sont de toute évidence encore largement insuffisantes. La constitution actuelle, fruit du coup d’état militaire de 1980, a ainsi besoin d’être entièrement réécrite, ce qui fait d’ailleurs actuellement l’objet de débats passionnés. Et nous ne reviendrons pas ici sur la nécessité d’une réforme de l’enseignement, capitale pour la genèse d’une nouvelle Turquie. Si les Turcs sont les premiers à dire que, même si l’Union Européenne ne poussait pas par derrière, il serait de toute façon bon pour le pays de procéder à ces réformes, il n’empêche que sans le processus d’adhésion, il manquerait au levier de la démocratisation en cours le point d’appui capable de le rendre réellement efficace et effectif à court terme.

Notes :

  • [1] Ali Çarkoğlu, Binnaz Toprak, Değişen Türkiye’de Din, Toplum ve Siyaset, TESEV Yayınları, Istanbul, 2006.

    [2] Ali Çarkoğlu, Binnaz Toprak, Türkiye’de Din, Toplum ve Siyaset, TESEV Yayınları, Istanbul, 2000.

    [3] A savoir une radicalisation entre « laïcs » et « islamistes » à la suite du « coup d’état postmoderne » de 1997 qui mit fin au gouvernement d’Erbakan ; le relèvement d’une crise économique accompagnée d’un taux de chômage record et d’une inflation élevée qui atteignit un sommet en 2001 ; l’élection en 2002 d’un gouvernement stable dirigé par un seul parti, l’AKP, après des années de coalitions instables ; une série de réformes renforçant la vie démocratique, visant à mettre en oeuvre les critères de Copenhague en vue de l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union Européenne.

    [4] Ali Çarkoğlu, Binnaz Toprak, Değişen Türkiye’de Din, Toplum ve Siyaset, p. 58.

    [5] En novembre 2008, Vecdi Gönül, le ministre turc de la défense, lors d’une célébration en l’honneur d’Atatürk à l’ambassade de Turquie à Bruxelles, louait l’échange de population qui prit place après le traité de Lausanne de 1923 : « Si aujourd’hui, dans la région de la mer Egée, la présence des Grecs avait continué et si, dans de nombreuses régions de Turquie, la présence des Arméniens avait continué, un même état national serait-il possible ? » (« Vecdi Gönül ırkçı gibi konuştu » [Vecdi Gönül a parlé comme un raciste], Radikal, 11 novembre 2008). Mais l’exemple le plus frappant de nationaliste au sein de l’AKP est probablement Cemil Çiçek qui, entre autre, comme ministre de la justice, a fortement soutenu le fameux article 301 du code pénal, maintenant légèrement revu, qui punissait toute insulte au « caractère turc » et qui a été utilisé contre de nombreux intellectuels en Turquie, dont l’écrivain Orhan Pamuk ou le journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink assassiné en janvier 2007 par un membre d’un groupement ultra-nationaliste. Pour plus d’informations sur Cemil Çiçek voir Oral Çalışlar, « Cemil Çiçek’i anlıyorum », Radikal, 4 avril 2009. Le premier ministre Erdoğan, conduisant la barque d’un parti composite dans un environnement délicat, souffle lui-même le chaud et le froid, démocrate révolutionnaire ou conservateur-étatiste à ses heures.

    [6] Ibid., p. 47.

    [7] Ibid., p. 53.

    [8] Ibid., p. 80.

    [9] Cf. les articles 3, 5 et 14 de la Constitution de la République turque.

    [10] Pour une brève synthèse récente sur le sujet, voir par exemple la plaquette de Nurcan Kaya,  Forgotten or Assimilated? Minorities in the Education System of Turkey, Minority Rights Group International, 2009.

    [11] “Türküm, doğruyum, çalışkanım. İlkem küçüklerimi korumak, büyüklerimi saymak, yurdumu, milletimi özümden çok sevmektir. Ülküm, yükselmek, ileri gitmektir. Ey büyük Atatürk! Açtığın yolda, gösterdiğin hedefe durmadan yürüyeceğime ant içerim. Varlığım Türk varlığına armağan olsun. Ne mutlu Türküm diyene!”

    [12] Pour le contenu de ce rapport et les controverses qu’il a soulevées, cf. Baskın Oran, « The Minority Report Affair in Turkey », Regent Journal of International Law, vol. 5, 2007, pp. 1-93. Pour des explications plus détaillées sur la question des minorités en Turquie, cf. Baskın Oran, Türkiye’de Azınlıklar. Kavramlar, Teori, Lozan, İç Mevzuat, İçtihat, Uygulama, İletişim Yayınları, Istanbul, 2004, 2008.

    [13] Binnaz Toprak et al., Türkiye’de Farklı Olmak. Din ve Muhafazakârlık Ekseninde Ötekileştirilenler. Mahalle Baskısı Araştırma Raporu, Metis Yayınları, Istanbul, 2009.

    [14] Pour plus de détails, cf. Ruşen Çakır, Mahalle Baskısı. Prof. Dr. Şerif Mardin’in Tezlerinden Hareketle Türkiye’de İslam, Cumhuriyet, Laiklik ve Demokrasi, Doğan Kitapçılık, Istanbul, 2008.

    [15] http://www.ozurdiliyoruz.com : « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la « Grande Catastrophe » que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon ».

    [16] Voir, par exemple, en traduction française : Fethiye Çetin, Le livre de ma grand-mère, Editions de l’Aube, 2004 ; Elif Shafak, La bâtarde d’Istanbul, Editions Phébus, 2007.