Le 01 novembre 2009

Migrations internationales et développement humain dans la globalisation financière

Les migrations internationales, y compris à partir de pays émergents comme le Brésil, en direction des pays les plus économiquement développés, sont aujourd’hui un fait majeur. Mais, contrairement à un discours rassurant, trop répandu, elles n’ont aucun rôle positif pour le développement des pays d’origine. Elles sont le produit d’un sous-développement qui expulse ; elles peuvent constituer un moyen de survie pour les migrants et leurs familles mais en aucun cas un élément de développement pour les économies et les sociétés des pays d’origine. Le déséquilibre démographique est un indice, et sans doute l’indice majeur du déséquilibre structurel injuste de l’économie mondiale. Le phénomène actuel des migrations internationales appelle à une révision profonde de l’organisation économique mondiale. Le droit humain à émigrer doit aller de pair avec le droit humain à l’immobilité, la possibilité de vivre et de s’épanouir là où l’on est.
 

L’auteur de cette analyse est Thierry Linard de Guertechin, membre adhérent du Centre Avec. Jésuite, géographe et démographe, il est directeur de l’Institut Brésilien de Développement (IBRADES) et du Centre culturel de Brasilia (CBB). Il exerce également une activité de conseiller auprès de la Commission Épiscopale Pastorale pour le service de la charité, de la justice et de la paix de la Conférence Nationale des Évêques du Brésil (CNBB).

En 2009, le Fonds des Nations Unies pour la population, avec la communauté des démographes, célèbre le 15e anniversaire de la Conférence Internationale sur la Population et le Développement (CIPD) qui eut lieu au Caire. Lors de cette conférence, le débat sur les migrations internationales se limita à affirmer le droit au regroupement familial sans aborder  la réalité macro-sociale que représentent les flux migratoires. Comme dans d’autres chapitres du Rapport, un grand effort fut fait pour définir et assurer les droits individuels. Les droits sociaux, économiques ou politiques ne furent pas pris en compte dans le document final. La migration internationale est une question qui trouble, car elle exige la prise en compte de la dimension macro-sociale de la migration qui est elle-même liée aux relations entre les États, en vue d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques de population.

Après avoir explicité la position de la Conférence Internationale et approfondi la question, à la fois conceptuelle et politique, on fera ressortir quelques effets pervers de la globalisation financière pour les populations, pour finalement dessiner des changements de paradigmes dans la manière de traiter les migrations et le développement

État de la question
 

Dans le document du Caire, l’absence des politiques migratoires se conjugue avec l’abandon théorique et pratique des politiques de développement, réduites à la lutte contre la pauvreté. Les gouvernants et responsables politiques ont pris en considération les problèmes de pauvreté, d’environnement et ce qui concerne la santé des femmes. Toute la problématique du développement a été évitée car, implicitement ou explicitement, le facteur démographique interfère dans des relations de pouvoir. La mobilité des populations (du Sud vers le Nord) n’est pas objet d’analyse parce qu’elle crée un climat et une ambiance perçus comme une menace pour les pays riches et développés[1]. Le manque de volonté politique manifeste la réticence des sociétés riches à affronter  et à répondre à la problématique des migrants qui viennent frapper à leurs portes comme à celle d’un véritable développement des sociétés « subalternes ». Éliminer  les éléments constitutifs des migrations revient à laisser de côté les véritables enjeux  des sociétés[2]. Les problèmes migratoires et leur distribution géographique ne mobilisent pas les responsables politiques, car cela consisterait à remettre en question les processus de concentration des activités économiques, des revenus et de la richesse. Cela consisterait à remettre en question l’organisation sociale de la production, le type de développement et exigerait la (re)définition d’un projet de société au service des droits des citoyens pour la construction d’une démocratie économique, sociale, politique et culturelle.

Les marchés financiers qui se répandent ne prennent pas en considération les migrations internationales qui condamnent à l’exclusion sociale les populations appauvries. Mais, avant la configuration actuelle de la globalisation de l’économie, la migration a joué un rôle positif dans le développement[3]. Dans la formation des populations américaines à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, tant au Nord qu’au Sud du continent, les migrations internationales ont été constitutives de sa vitalité, par leur contribution à l’économie de ces pays et par leur intégration dans les sociétés respectives. Par ailleurs, de 1821 à 1924, l’Europe se « délivra » de 55 millions de citoyens.

En vérité, les migrations de populations entières ont provoqué un choc avec d’autres populations. La célébration du 5e centenaire de la conquête de l’Amérique a mis en lumière le glissement idéologique qui considère les migrations de l’Europe vers l’Amérique comme entreprises pour la découverte d’un continent vide. La ‘découverte’ fut en réalité une conquête de l’espace par l’expulsion, la réduction en esclavage et l’extermination des pauvres indigènes, processus qui se poursuit encore[4].

La migration paraît faire partie des mécanismes de régulation démographique[5]. D’un côté, l’émigration européenne a amorti les effets d’une croissance démographique accélérée, de l’autre, elle a transformé le continent américain en terre d’immigration. Au Brésil, la population a évolué, depuis le commencement de son histoire coloniale, selon l’impact de l’économie venu de l’extérieur. Sous l’influence d’une demande extérieure, qui a constitué les fameux cycles de l’économie brésilienne, du sucre au café, de nouvelles terres ont été occupées, des infrastructures furent construites, des esclaves furent importés d’Afrique. Plus tard, à la fin du XIXe siècle, dans la première phase de l’industrialisation, la main-d’œuvre esclave fut remplacée par des immigrants venus d’Europe, du Proche Orient et du Japon.

Soupape de sûreté en Europe et dans d’autres lieux, la migration a répondu à une demande structurelle de main-d’œuvre dans le nouveau continent. Cette migration a résulté d’une volonté politique, non seulement pour satisfaire la demande d’une force de travail, mais aussi, dans le cas du Brésil, pour promouvoir un « blanchissement » de la population. Sans aucun doute, le rôle de l’immigration fut important pour le développement de l’économie. La migration comme mécanisme de régulation démographique est positive quand il y a croissance économique, condition favorable à une immigration massive et définitive[6].

Malgré le rôle significatif des migrations internationales dans la démographie de l’ère industrielle européenne, les études démographiques d’aujourd’hui n’abordent pas la question de la mobilité dans sa dimension macro-sociale, dans la problématique du développement, mais sous une dimension plus « micro », en termes d’adaptation socioculturelle.

Cependant, le rôle positif des migrations internes dans de nombreux pays, comme ceux d’Amérique latine, a été fortement mis en relief comme contribution indéniable au développement, dûment analysée et reconnue[7]. De fait, après la crise financière internationale des années trente et de la seconde guerre mondiale, les migrations internes au Brésil, par exemple, remplacèrent les migrations internationales et contribuèrent au développement économique du pays par la politique de substitution des importations, même si ce développement a été interrompu[8]. C’est dans ce processus historique de développement incomplet ou interrompu qu’il faut envisager le rôle des nouvelles migrations internationales. Les pays d’immigration sont devenus des pays d’émigration.

Pour de nombreux pays, la globalisation de l’économie a signifié le remplacement de leur processus de développement souverain et autonome par des politiques de privatisations, de flexibilité des marchés, l’imposition d’un ajustement structurel, l’augmentation de la dette publique, interne et externe, et dès lors de la dépendance à l’égard du capital externe, essentiellement spéculatif ; situation similaire ou encore pire que celle que constitue la dépendance séculaire à l’égard des marchés internationaux d’échange de services et de produits réels. Dans ce nouveau contexte de crise économique, les migrations externes qui étaient considérées comme positives sont devenues des stratégies de survie.

Dans les années 80 et 90, les flux d’émigrants brésiliens vers les pays plus industrialisés du Nord, Japon, États-Unis et Europe, illustrent ces stratégies de survie. Beaucoup de Brésiliens ne trouvent plus de perspectives de vie digne et sûre dans leur propre pays[9]. Il ne s’agit pas seulement de conjoncture défavorable, car le flux migratoire, une fois amorcé, est soutenu par un système de réseaux sociaux[10].  Dans les années 80 et 90, il n’y avait au Brésil aucun espoir d’un développement en faveur des populations.

Depuis la « décennie perdue » des années 80, le gouvernement de Fernando Collor a ouvert l’économie brésilienne à la compétition internationale, sacrifiant la structure de la production nationale, provoquant récession et chômage. Fernando Henrique Cardoso a approfondi cette politique en optant de manière décisive en faveur de la globalisation. Le « Plano Real » (plan réel) a stabilisé la monnaie au prix d’un coût financier élevé qui, en déprimant les secteurs productifs, a créé encore plus de chômage. L’évolution du nombre des emplois perdus a accompagné l’augmentation de la dette publique. La crise de l’emploi a pris aussi la forme du remplacement de l’emploi formel par l’emploi informel qui n’a cessé de croître mais sans compenser la perte de l’emploi formel. L’informalisation ou flexibilité de l’économie a approfondi les inégalités sociales par la chute des salaires et par la précarité du marché.

Une part significative de la population s’est retrouvée inadaptée, sinon inutile dans le système économico-financier dominant. La concentration de la richesse et des revenus s’est conjuguée avec la stagnation économique et l’exclusion sociale. Les stratégies de stabilisation économico-financière, basées sur les ajustements structurels, ont conduit les responsables politiques à abandonner l’idée du développement pour faire place à la lutte contre la pauvreté, sous des formes diverses de programmes de compensation sociale. L’ouverture des marchés a subverti le modèle de substitution des importations, soutenu par une dynamique des migrations de populations, le remplaçant par une importation de produits de substitution, générateurs de déséquilibres des flux migratoires.

Le modèle néolibéral ainsi implanté est essentiellement récessif selon la terminologie utilisée avec constance et pertinence, comme un leitmotiv, dans les conférences et les écrits d’Alfred Sauvy : les augmentations de productivité dans les secteurs de pointe se réalisent au détriment de la population active en renforçant la libéralisation et la flexibilité des marchés qui poussent des contingents toujours plus nombreux de travailleurs dans l’impasse de l’exclusion sociale. L’émigration est devenue un substitut de l’intégration sociale. Aujourd’hui, les programmes sociaux du gouvernement Lula ont tari, partiellement, les flux migratoires.

Le problème démographique et migratoire n’est pas la question de sa dimension mais celle de sa configuration économique et du sort des groupes plus faibles et vulnérables. Le noyau de la question sociale est devenu l’existence d’inutiles dans le monde, enfermés dans une situation de précarité et d’incertitude du lendemain, qui atteste le retour d’une vulnérabilité de masse[11].

La prédominance du modèle entrepreneurial capitaliste s’exerce chaque jour davantage sur l’État, appelé à gérer les populations comme une entreprise, qui élimine les improductifs, selon une stricte logique de rentabilité[12]. Les évangélistes du marché[13], de la nouvelle économie, ont renoncé à toute idée de développement. Il ne s’agit plus de négocier des règles pour que le commerce débouche sur le développement et la fin de la pauvreté, il s’agit d’éliminer les règles pour libérer le marché. Mais quel est l’avenir de cette configuration globale ?

« Son principe de gouvernance, l’oligopole multinational, manque d’un principe régulateur. Ceux qui régissent réellement la globalisation, ne garantissent pas un retour durable à l’équilibre. La dimension financière constitue le maillon faible de la globalisation quand elle perd ses connexions avec l’économie réelle »[14].

A la lumière de la crise financière et économique qui afflige aujourd’hui le monde, ces paroles prononcées au début du nouveau millénaire, se sont révélées prophétiques, confirmant l’incapacité du néolibéralisme.

Une question méthodologique, conceptuelle et politique.
 

La problématique des migrations internationales, à l’ère de la globalisation, n’est pas intégrée dans les modèles d’analyse économique. Pourtant, au Brésil par exemple, les migrations internes ont joué un rôle positif pour le développement, puisqu’il y eut un développement avec cet apport de population. Il s’agissait d’un développement endogène, puisqu’il arrivait à articuler population et développement. Aujourd’hui, avec la globalisation financière et économique, il serait abusif d’attribuer un rôle semblable à la migration internationale, car celle-ci se présente comme un facteur exogène et par conséquent incapable, par elle-même, de créer un processus de développement. De manière plus positive, quelques auteurs préconisent l’idée d’intégrer la migration dans le processus de développement, mais pas comme processus de développement[15]. Dans la meilleure des hypothèses, la migration est un élément à côté d’autres facteurs économiques. Mais, constituant un facteur exogène, elle ne crée pas les conditions d’un développement réel, dans le processus lui-même.

Il existe sur la question du développement une discussion longue et riche[16]. En premier lieu, pourquoi présupposer deux réalités distinctes et séparées : migration et développement ?  Intégrer population et développement ne signifierait-il pas que le développement de la population est le premier des développements ?  L’existence des migrations révèle la nature de la dynamique des populations. L’histoire de l’humanité est inséparable de la prise en considération des migrations si l’on veut comprendre l’histoire des civilisations. La mobilité humaine est commandée par les poussées et les tractions des forces de développement et de domination. Les flux migratoires de l’Europe vers un continent nouveau, résultaient du développement de l’une et contribuèrent au développement de l’autre. On peut douter que la même logique d’intégration se retrouve dans les migrations actuelles à partir des marchés émergents. On y aurait plutôt le résultat et la conséquence d’un développement interrompu[17].

Dans ce cas, les flux migratoires seraient le produit d’un sous-développement qui expulse et de la domination des pays riches sur le reste du monde. Cet ajustement populationnel est une variante, un sous-système de l’ajustement structurel, chargé de corriger a posteriori les erreurs de choix économiques déplorables[18]. Les déséquilibres démographiques sont la réplique de déséquilibres structurels qui ne sont ni discutés ni pris en considération par les responsables politiques et les technocrates du marché. Affronter ces déséquilibres avec des réformes structurelles est un passage obligé pour dessiner et réaliser des politiques en matière de population et de migrations qui donnent la priorité à un développement humain, autogène, qui suppose pour les populations concernées le pouvoir de choisir et d’être libres[19]. Ce pouvoir et les politiques qui en résulteront seront libres et démocratiques, si elles sont endogènes et portées par des structures qui engendrent la liberté d’opinion sur tous les domaines de la vie. « La seule réponse possible tient dans la volonté politique de vivre ensemble et dans un système économique permettant à toutes les sociétés d’être viables »[20]. La solution des migrations n’est pas, en premier lieu, d’ordre démographique.

Quel serait le contenu d’une politique des migrations internationales quand le concept même de développement a été vidé de tout sens pour être réduit théoriquement à la lutte contre la pauvreté dans le cadre des objectifs de développement du millénaire ? Cette omission signifie un préjudice pour l’avenir, tant des populations que des sociétés. Dans quelle mesure les pays riches désirent-ils que les économies émergentes émergent vraiment sur la scène internationale avec plus de puissance en termes économiques et populationnels ?  Ne serions-nous pas en train d’assister à une recrudescence de la peur malthusienne des pauvres ?[21]  Ce débat manifeste une ambiguïté : il oscille entre idéologie et science. La peur empêche un vrai débat public. La migration massive est perçue comme incontrôlable. La terreur qu’elle inspire occulte les faits et empêche une approche plus scientifique. Les riches craignent les pauvres comme les classes dangereuses du passé incommodaient les riches par le simple fait de leur existence.

Le nouvel ordre mondial est en train de s’imposer comme faisant partie d’une réalité intangible et, pour cette raison, donne bonne conscience aux responsables de l’économie. Il vaut la peine de citer une phrase ancienne et maintes fois répétée par des économistes et des moralistes.

Les principes rationnels neutralisent les principes moraux et l’on affirme froidement qu’il est sans doute fâcheux que l’ordre social ne soit assuré qu’au prix de l’insécurité d’une catégorie nombreuse de la population, mais que c’est une loi du progrès. On fait ainsi de la résignation à la nécessité la vertu dominante de la morale sociale[22].      

Cette assertion sert d’alibi pour justifier la pauvreté et la misère séculaire accumulée par absence de développement. Dans cette optique, le déterminisme économique s’impose et réduit l’être humain à un rouage sans personnalité ni grandeur. Les flux de migrants et les stocks de populations ne réagissent pas les uns sur les autres comme des objets inertes. En vérité, dans la science économique, l’être humain, comme être historique et social, ne s’insère jamais dans une réalité toute donnée, mais dans des relations construites à partir du donné. Qu’y a-t-il de plus aberrant qu’une globalisation qui ne pourrait s’implanter sans que beaucoup en soient les victimes perpétuelles !

Effets pervers de la globalisation financière : ALENA et ALCA
 

 Les formes d’internationalisation ou globalisation de l’économie incorporent les marchés émergents dans le nouvel espace international que représentent l’ALCA (Zone de libre échange des Amériques[23]) ou l’ALENA[24], limitée à l’Amérique du Nord. Dans le même temps ces nouveaux marchés se conjuguent avec des situations de pauvreté et de stagnation économique. En Équateur, l’interventionnisme continuel et organisé, sous la direction des États-Unis, a créé une crise économique qui a débouché sur la dollarisation de l’économie et l’émigration d’un tiers de la population. Cette perte de population démontre que de nombreux Équatoriens ne trouvent plus, dans leur propre pays, des perspectives de vie digne et sûre. S’il s’agissait seulement d’une conjoncture défavorable, on pourrait espérer des migrations de retour dans des temps de meilleure conjoncture. Mais, une fois le flux migratoire enclenché, il ne s’arrête pas, car il est entretenu par des systèmes de réseaux sociaux. Les populations ne sont pas confrontées à des crises conjoncturelles mais à des changements d’ordre structurel. Avec la crise internationale actuelle, on commence à observer, comme phénomène généralisé, une migration de retour, signe de récession économique qui, en atteignant les pays développés, fonctionne comme force d’expulsion pour les migrants.

Le prix fort de l’intégration économique et financière du Mexique dans l’ALENA a été la faillite de petites et moyennes entreprises qui ont disparu de l’horizon et la destruction de milliers d’emplois. L’importation libre et massive de produits agricoles en provenance des États-Unis à prix subsidié, tel que le maïs, produit de base de l’agriculture et de l’alimentation mexicaines, a provoqué la ruine de la classe paysanne, forcée de vendre ses terres et d’émigrer pour chercher du travail dans les périphéries urbaines mexicaines et/ou aux Etats-Unis. Après avoir annihilé une bonne partie de la production locale de maïs, les entreprises nord-américaines ont augmenté leurs prix. Comme il n’était pas possible de revenir à la production locale qui avait été détruite, la pénurie de maïs et l’augmentation concomitante de son prix ont  forcé d’autres centaines de milliers de Mexicains à tenter de s’établir, soit aux États-Unis, soit au Nord, à la frontière, pour pouvoir survivre dans les fameuses « maquiladoras ». Le libre échange a éliminé les petits agriculteurs par contingents toujours plus importants. La dérégulation des marchés, imposée par les États développés au service des entreprises transnationales, relève du laissez-faire, non seulement comme méthode permettant de réaliser autre chose mais, surtout, comme étant la chose même à réaliser.

L’ALCA consiste à extrapoler à l’ensemble de l’Amérique latine le traité de libre commerce déjà signé avec quelques pays d’Amérique Centrale et du Sud. Ces types d’accords économiques se répercutent sur les populations en termes de pression migratoire. Le libre échange élimine les petits producteurs en nombre toujours plus important. La doctrine de la plus grande flexibilité du travail approfondit le fossé entre salariés du secteur formel et du secteur informel. Une ouverture sans contrôle des marchés favorise l’expansion et l’hégémonie des marchés financiers peu propices au marché du travail. Une relation perverse s’instaure. Chaque baisse de niveau de l’emploi est bien acceptée par la Bourse des Valeurs, tandis qu’une augmentation du niveau de l’emploi peut provoquer une réaction négative du marché financier. Même si l’ALCA n’est pas encore formellement signée, ses prétentions ont reçu des applications dans d’autres pays d’Amérique Latine, conduisant à une crise financière et économique.

En vérité, la voie du libre échange a été ouverte et maintenue par une augmentation significative d’un interventionnisme continu, organisé par la volonté et l’action délibérée de l’État qui a planifié le laissez-faire. L’absence ou l’abandon de politiques migratoires s’insère dans ce laissez-faire qui s’est traduit et se traduit toujours dans des politiques répressives.  L’usage de la législation parlementaire et de mesures administratives a permis de mettre en œuvre la répression politique, plaçant sur le même pied les migrations et les terrorismes.

Migration : facteur de développement ?
 

Quand on affronte la question de savoir dans quelle mesure la migration internationale contribue au développement du pays d’origine, vient immédiatement à l’esprit l’apport en devises que ces pays reçoivent. Certaines études vont jusqu’à considérer la migration ou la mobilité internationale comme la dimension humaine de la globalisation. Allant plus loin, leurs auteurs censurent les esprits critiques qui accusent le processus de globalisation d’accentuer la pauvreté et les inégalités des pays en développement et ne tiennent pas compte du phénomène migratoire comme phénomène positif. Selon eux, la migration contribuerait, au niveau local, à la réduction de la pauvreté.

D’autres signalent les effets pervers des migrations du tiers monde sur le processus de développement, non seulement à cause du brain drain et de la fuite des hommes d’affaires mais aussi quand il s’agit de contingents de pauvres qui assurent la survie de leurs familles par le maintien et même le renforcement des solidarités familiales traditionnelles[25]. Ces migrations contribuent au maintien de structures d’inégalités de développement, elles fonctionnent comme des soupapes de sûreté qui compensent ces inégalités, calmant le mal sans soigner le patient. L’impact de l’émigration des cerveaux et de la main-d’œuvre qualifiée est extrêmement  négatif pour les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes comme aussi pour les pays moins développés d’Afrique, au Sud du Sahara. L’Amérique centrale et les Caraïbes perdent 50 % de leurs universitaires formés. D’Haïti et de la Jamaïque, huit porteurs de diplômes sur dix vivent hors de leurs pays. En Afrique, seulement 4 % de la population active est porteuse de diplômes universitaires et 30 % d’entre eux émigrent. Les pays en développement ne sont pas capables de faire front au déficit créé par les départs causés par de meilleures rémunérations et de meilleures conditions de vie. Cette hémorragie non seulement affaiblit les pays en développement, mais rend aussi plus compliqué un contrôle de ces flux, car il y a une demande de personnel formé de la part des pays développés. Notable est le cas des infirmières africaines qui ont migré vers les services de santé  dans les pays développés, créant un vide dans le cadre des services publics dans les pays d’origine. Par exemple, dans le système de santé publique du Malawi, deux tiers des postes sont vacants. L’émigration contribue au développement des pays déjà développés et non de ceux qui ont besoin d’être développés. Mais comme toujours, il y a quelques commencements d’exceptions. En Inde, économie émergente, 40.000 Indiens formés dans le secteur des nouvelles technologies sont retournés dans leur pays pendant ces cinq dernières années. Entre 2007 et 2008, le marché tertiaire de l’informatique s’est accru de 30%. La recherche d’une meilleure qualité de vie n’est plus une raison pour émigrer, puisque les salaires dans les instituts indiens de technologie sont à la hauteur des salaires américains. En Chine aussi la migration de retour s’est développée avec la croissance accélérée de l’économie.

Diminuer la pauvreté locale ne touche pas aux structures de développement. L’argent envoyé par le migrant n’est jamais utilisé en termes de développement mais en termes de survie et d’amélioration du quotidien, sans avoir comme objectif une contribution au superavit de la balance de paiement[26]. Dépendre des ressources qui viennent de l’extérieur, comme c’est le cas de l’Equateur, ne contribue pas au développement. Mais il y a, comme dans le cas du Mexique, des expériences positives comme le rôle des associations de migrants dans le développement des régions d’origine. Avec l’appui du pouvoir public, ont été réalisés des projets de traitement des eaux, de routes et de centres de santé dans le cadre du programme trois pour un. Mais, sans nier l’intérêt de ces réalisations, il vaudrait la peine de faire le compte des entreprises et des activités économiques qui ont été démantelées par l’implantation de l’ALENA. Ce compte-là n’apparaît nulle part. On estime le flux de migrants du Mexique vers les Etats-Unis à 10 Millions entre 1995 et 2005.

Si, dans le passé, les migrations ont joué un rôle positif dans le développement pour les économies en voie d’industrialisation et de modernisation, la migration actuelle paraît relever d’un autre registre. « À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la relation entre migration et développement est positive des deux côtés : d’un point de vue malthusien pour les pays d’émigration, d’un point de vue mercantiliste pour les pays d’accueil »[27]. Il s’agit d’un mécanisme d’équilibre. Une autre approche serait de ne pas considérer les migrations comme résultantes du jeu d’attraction-expulsion (pull-push) entre pays et/ou régions, mais, dans une vision plus systémique, de mettre en relief la dynamique interne du système capitaliste international. Ceci exige un nouvel ordre international dans lequel le rôle des flux migratoires serait abordé de la même manière qu’on traite la circulation du capital, de la technologie et des services. Avec l’hégémonie néo-libérale actuelle, ce nouvel ordre international figure un rêve irréalisable.

S’il n’est pas niable que les envois des migrants améliorent, à un niveau micro, la situation financière et économique des familles, leur contribution au développement, à un niveau macro, reste douteuse. En réalité, cela dépend de l’orientation économique des dépenses familiales. Dans beaucoup de cas, les envois favorisent une économie de subsistance qui s’oriente du côté des biens de consommation, au risque de créer de l’inflation au détriment de l’épargne et des investissements productifs. Un nouveau type de dépendance financière peut alimenter des situations de sous-développement, malgré l’importance des réseaux migratoires. Sans aucun doute, les envois freinent et diminuent la pauvreté mais à l’intérieur d’une structure intrinsèquement fragile, qui reste prisonnière d’une stratégie de survie. L’émigration n’est pas moteur de développement, car elle reste un facteur exogène, et, par définition, insuffisant pour créer des conditions de développement. L’émigration est seulement un facteur à côté d’autres qui doit être intégré au processus de développement, mais elle n’est pas un processus de développement[28].

Quel développement, quelle population : changement de paradigme
 

Les préoccupations humanitaires sur les droits des immigrants dans les pays de destination sont louables et méritent l’appui de l’opinion publique. Il est indispensable de reconnaître et de faire entendre les conséquences migratoires des stratégies, politiques et projets de développement, d’investissement et de commerce. Mais, au-delà de la reconnaissance de la migration, d’un droit d’immigrer et d’émigrer dans les meilleures conditions possibles, il faut affirmer le droit humain à l’immobilité. Cette perspective implique, dans un changement fondamental, l’élaboration de politiques qui jusqu’ici font défaut, des politiques qui articulent et subordonnent l’économie à la politique. Il s’agit de reconsidérer, d’une autre manière, le rôle de l’économie politique dans nos sociétés. De renouer la politique à une éthique qui place en premier lieu les êtres humains et leur habitat. Il s’agit de ramener à sa place de moyen de paiement l’argent qui, érigé aujourd’hui en marché financier, prétend être la norme de l’économie. « La seule vraie question est de savoir si nous saurons assumer, dans la paix, le développement économique et social, le respect des écosystèmes, les bouleversements géopolitiques auxquels, inévitablement, nous conduit la diversité des situations démographiques actuelles »[29].

De même, les réflexions d’Amartya Sen méritent d’être méditées par les scientifiques qui se fient à leur savoir pour résoudre les problèmes de l’humanité en mutation ou qui démissionnent face à l’arrogance de l’argent, se laissant subjuguer par son pouvoir de séduction. Il n’y a pas d’autre alternative pour un développement respectueux des personnes et des sociétés qu’une inversion radicale de notre manière d’agir et de penser politiquement. La question du développement doit être insérée dans une question plus fondamentale, celle de la crise de civilisation, des paradigmes de nos sociétés. Le désajustement ou l’inadaptation des populations en recherche de bien être est le symptôme d’une crise diffuse, mais pourtant réelle, du monde. Il est bon de rappeler et de garder en mémoire que les civilisations meurent mais que les populations demeurent. 

Notes :

  • [1] FUREDI, Frank, Population and Development, a critical introduction, Cambridge, Polity Press, 1997.

    [2] LASSONDE, Louise, Les défis de la démocratie, quelle qualité de vie pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 1996.

    [3] CORM, Georges, Le nouveau désordre économique mondial, Paris, La Découverte, 1993.

    [4] LINARD de GUERTECHIN, Thierry, « Direito a migrar versus soberania dos Estados à luz da etica economica e social » dans Revista Interdisciplinar da Mobilidade Humana (REMHU), a.XVI, n° 31, 2008, p.386-393.

    [5] CHESNAIS, Jean-Claude, La transition démographique. Paris, INED-Cahier, n° 113 (1986). Presses Universitaires de France.

    [6] Ibidem.

    [7] SINGER, Paul, Dinâmica populacional e desenvolvimneto, o papel do crescimentao populacional no désolvimento econômico, São Paulo, Hucitec, 1976.

    [8] FURTADO, Celso, Brasil, a construçao interrompida, São Paulo, Paz e terra, 1992.

    [9] CARVALHO, José Alberto, « O saldo dos fluxos migratorios internacioais no Brasil na década de 80 : uma tentativa de estimaçao », dans PATARRA, Neide Lopes, Migrações internacionais : herança XX, agenda XXI. Campinas, FNUAP, 1996.

    [10] SOARES, Weber, « Analise de redes sociais e os fundamentos teóricos da migração internacional », dans Revista Brasileira de Estudios de População, v.21, n°1, 2004, p. 101-114.

    [11] CASTEL, Robert, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

    [12] MEILLASSOUX, Claude, « La configuration économique des populations », dans LASSONDE, Louise, op.cit.

    [13] DIXON, Keith, Les évangélistes du marché, Paris, Raisons d’agir, 1998.

    [14] MICHALET, Charles-Albert, Qu’est-ce que la mondialisation ?,  Paris, La Découverte, 2002.

    [15] GUILMOTO, Christophe, SANDRON, Frédéric, Migration et développement, Paris, Les Études de la Documentation française, 2003.

    [16] KI-ZERBO, Joseph, « Population et développement endogène », dans CHAIRE QUÉTELET, Intégrer population et développement, Louvain-la-Neuve, Academia et L’Harmattan, 1990.

    [17] FURTADO, Celso, op.cit.

    [18] KI-ZERBO, Joseph, op.cit.

    [19] SEN, Amartya, Un nouveau modèle économique – développement, justice et liberté, Paris, Éd. Odile Jacob, 2003.

    [20] LASSONDE, Louise, op.cit.

    [21] FUREDI, Frank, op.cit.

    [22] REBOUD, Louis, Essai sur la notion de chômage structurel dans les pays de capitalisme évolué, Paris, Presses Universitaires de France et Librairie Dalloz,  1964.

    [23] Arena de libro comercio de las Americas.

    [24] Accord de libre échange nord-américain.

    [25] CORM, Georges, Le nouveau désordre économique international, op.cit.

    [26] GUILMOTO, Christophe, SANDRON, Frédéric, op.cit.

    [27] MARMORÁ, Lélio, Les politiques des migrations internationales, Paris, L’Harmattan, 2002.

    [28] GUILMOTO, Christophe, SANDRON, Frédéric, op.cit.

    [29] VALLIN, Jacques, « Réflexions sur l’avenir de la population mondiale ». Les dossiers du CEPED, n° 26, 1994, d’après LASSONDE, Louise, op.cit.