En Question n°140 - mars 2022

Mehdi Kassou : Face à l’immobilisme, le mouvement citoyen

On se souvient du « Wir schaffen das » (nous y arriverons) de la chancelière allemande Angela Merkel le 31 août 2015. À ce moment-là, plus d’un million de réfugiés frappent à la porte de l’espace Schengen. Mais peu de dirigeants emboîtent le pas à la dirigeante allemande. Le secrétaire d’État belge à l’asile et la migration de l’époque, Theo Francken, freine des quatre fers. C’est là que les citoyens prennent le relais et fondent la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, une initiative citoyenne sans précédent en Belgique dont l’existence vient interroger les responsables politiques. En effet, l’existence même de la Plateforme est un plaidoyer en soi, car c’est l’État qui est supposé améliorer ou institutionnaliser l’aide aux migrants et aux sans-papiers…

crédit : Frédéric Moreau de Bellaing

Pour évoquer la situation dans la rue, nous avons interrogé Mehdi Kassou, directeur opérationnel et chargé des relations publiques à la Plateforme citoyenne. Entre les nombreux projets de la Plateforme et une infection au Covid, il a pris le temps de répondre à nos questions.

Comment en êtes-vous arrivé à vous engager dans la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés ?

J’ai rejoint la Plateforme citoyenne dès ses débuts en septembre 2015. Avec un tout petit noyau, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait une vraie demande de pouvoir venir en aide aux personnes migrantes réfugiées en Belgique. Nous voulions dénoncer une série de lacunes des pouvoirs publics et y répondre dans la mesure de nos moyens. Au bout de quelques mois, nous nous sommes constitués en asbl (association sans but lucratif) pour ainsi commencer à planifier l’organisation qui a bien grandi depuis. La Plateforme citoyenne mobilise depuis ce temps plusieurs dizaines de milliers de citoyens.

La Plateforme citoyenne, c’est aujourd’hui une organisation humanitaire avec 100 salariés et 500 bénévoles actifs chaque jour, des centres d’hébergement d’urgence pour hommes à Bruxelles, soit 650 places sur plusieurs sites, un centre d’accueil pour femmes de 80 places, et puis des hébergements collectifs à Bruxelles et en Wallonie pour environ 200 places, des centres d’accueil de jour à Tournai et Waremme, et des centaines de familles hébergeuses.

L’accueil de la Plateforme est inconditionnel. Votre choix est bien de ne pas distinguer les personnes suivant leur statut ?

En effet, notre aide vise avant tout à répondre aux besoins fondamentaux des personnes, par de l’aide matérielle – hébergement, vêtements, produits d’hygiène, accès à des sanitaires, etc. – et par l’information, l’orientation et l’accompagnement socio-juridique. Nous n’organisons pas notre travail suivant les distinctions administratives ou le statut dans lequel on voudrait assigner les personnes. Il ne s’agit pas de venir en aide exclusivement aux personnes migrantes. Notre réponse sur le terrain est liée aux besoins des personnes. Ce sont elles qui sont au centre de notre action.

Nous agissons sur trois niveaux différents de sensibilisation et de plaidoyer. Le premier est celui de l’intra-national : ce qu’on peut faire ou ne pas faire, tenter de faire évoluer, par exemple les politiques d’accueil pour personnes migrantes ou pour personnes demandeuses d’asile. Il y a ensuite une dimension supra-nationale, celle par exemple du règlement de Dublin et donc de l’impact des politiques européennes sur la situation des personnes migrantes en Belgique. Enfin, il y a la question des personnes issues de l’immigration, qui vivent ici en situation irrégulière, c’est-à-dire dépourvues de titres de séjour, et là c’est une procédure de régularisation qui s’entame.

Au niveau du même droit, il y a la distinction entre le droit d’asile et le droit des étrangers. Cette distinction induit ou implique des interventions différentes, du plaidoyer différent et surtout, pour les personnes, des procédures fondamentalement différentes avec, d’une part, la demande d’asile qui est souvent lente et puis, de l’autre, la demande de régularisation dont le cadre légal ne précise pas quelles « conditions exceptionnelles » (art. 9bis de la loi de 1980) sont prises en compte, ce qui rend l’accompagnement extrêmement compliqué.

Quelle attention donnez-vous à la question des documents d’identité et des droits dans votre sensibilisation et votre plaidoyer ?

L’aide que nous mettons en place en Région bruxelloise s’opère d’abord dans le cadre de la lutte contre le sans-abrisme. L’aide matérielle que nous offrons ne dépend pas du statut ou profil administratif de la personne, qu’elle soit avec ou sans papiers. Nous estimons que la Plateforme et son centre d’hébergement accueillent plus de 80 pourcent de personnes migrantes sans papiers. Nous travaillons également sur la sortie de rue pour les personnes dont le parcours migratoire n’est pas encore abouti ou qui n’ont pas encore fait leur choix : elles représentent la grande majorité des personnes que nous rencontrons à la Plateforme citoyenne. Une des possibilités de sortie de rue ou d’insertion est la demande d’asile. Dès lors, nous informons les personnes de sorte qu’elles puissent être en possession de toute l’information nécessaire sur le plan légal ou juridique pour pouvoir introduire une demande d’asile dans les meilleures conditions et donc entamer un projet d’insertion ou d’installation dans le pays.

Quant aux personnes qui n’entrent pas dans le cadre du droit à l’asile, notre mission vis-à-vis d’elles est de garantir un minimum de protection et d’aide matérielle pour qu’elles puissent entamer les démarches tout en n’étant pas à la rue. Ces personnes n’ont pas de perspective de titre de séjour, exception faite d’une régularisation sur base de critères exceptionnels tel que le prévoit la procédure 9bis [de la loi de 1980]. Mais celle-ci est complexe et ses critères ne reposent sur aucun texte légal.

Accompagnez-vous des personnes qui visent avant tout à arriver dans un pays tiers – souvent le Royaume-Uni – que l’on appelle « transmigrants » ? Quelle aide leur offrez-vous ?

Nous essayons d’exclure ce terme de notre lexique. C’est un mot qui a été rendu public par Theo Francken. Il visait simplement à ajouter une catégorie en plus de celles des réfugiés, migrants, migrants économiques et sans-papiers. Ces nouvelles catégories servent principalement des fins politiques. Nous accompagnons globalement toute personne en rue qui est en situation d’immigration et n’a pas encore accès à une protection matérielle, juridique ou médicale. Ça vaut pour les personnes qui viennent d’arriver et qui n’ont pas encore introduit une demande d’asile, mais aussi pour celles qui sont sur le territoire et qui ne souhaitent pas demander l’asile, qui envisagent de quitter le pays, dont la demande d’asile a été déboutée, qui sont arrivées en Belgique par d’autres voies migratoires, qui s’y sont installées… L’aide qu’on offre n’est pas liée au profil ou au projet, mais à la vulnérabilité de la personne.

Accompagnez-vous des MENA (mineurs étrangers non accompagnés) ? De quelle manière leur venez-vous en aide ?

Oui, dans nos centres d’hébergement, il y a entre 15 et 25% de MENA. Nous leur venons en aide en répondant aux besoins essentiels, et en mettant en place des partenariats avec des associations comme SOS Jeunes. Pour les publics de migrants plus fragilisés, les MENA mais aussi les femmes, nous faisons appel à des associations qui ont des compétences et une expertise spécifiques.

Quel regard portez-vous sur les mouvements des sans-papiers ? Quels constats, besoins, apories et pistes d’action voyez-vous ?

Mon regard est celui d’un novice p­arce que, bien que fortement impliqué dans la dernière grève de la faim, j’ai été entrainé par le mouvement. Au départ, c’était pour apporter une aide humanitaire matérielle aux personnes qui se retrouvaient dans cette situation de grande précarité sur les lieux d’occupation.

Selon moi, les migrants et réfugiés d’aujourd’hui sont les sans-papiers de demain. Je rejoins Sotieta Ngo lorsqu’elle dit que la Belgique est une fabrique de sans-papiers. À mon avis, l’insuffisance de critères légaux engendre des situations de sans-papiers. L’absurdité de certaines procédures au niveau de l’asile et l’absence de critères dans la loi de 1980 provoquent et produisent des séjours irréguliers et la précarité qui l’accompagne.

Les besoins sont ceux de la grande précarité. On parle de personnes qui travaillent souvent dans des conditions désastreuses, au noir, sans sécurité sociale, ou qui sont exploitées par leurs employeurs quand elles ont un emploi. Le Covid a eu un impact désastreux, parce que, évidemment, les sans-papiers travaillent à la petite semaine, dans l’horeca et dans des secteurs très impactés par la crise sanitaire. Ça a généré une ultra précarisation de cette population. J’en prends pour exemple l’impact sur nos dispositifs d’hébergement : avant mars 2020, nos lieux d’hébergement étaient remplis à 90-95% de personnes migrantes, c’est-à-dire des personnes en voie de demander l’asile ou de quitter le pays pour demander l’asile dans un autre pays. Depuis lors, la part des personnes qui étaient déjà en situation de séjour irrégulier augmente constamment. Nous comptons aujourd’hui environ 55-60% de personnes migrantes et 40-45% de personnes en situation irrégulière avec un ancrage durable à Bruxelles ou ailleurs en Belgique. Ces gens sont installés sur le territoire et, par la faute du Covid ou des crises économiques et sanitaires, ils ont perdu leur métier précaire, leurs revenus et leur logement ou colocation.

La toute première piste d’action, c’est celle qui nous éviterait de recommencer ce qui a déjà été fait en 1999 et en 2009 (Ndlr : les deux campagnes de régularisations en Belgique), quand on a attendu des crises sociales sans précédent pour envisager des régularisations collectives. Pour cela, il nous faut inscrire dans la loi de 1980 des critères clairs de régularisation. Ces critères peuvent être multiples, et ils généreront peut-être aussi des laissés-pour-compte, mais aujourd’hui le cadre légal est complètement vide. La loi ne dit rien et donc c’est laissé à l’entière appréciation de l’administration et plus singulièrement du secrétaire d’Etat, ce qui donne à la politique de régularisation une couleur très idéologique. Pour lutter contre un impact idéologique sur des politiques qui devraient être sociales, il faut absolument pouvoir inscrire dans la loi des critères de régularisation.

On nous rapporte que sur le terrain, les besoins fondamentaux sont insuffisamment pris en compte et que les droits de base sont quotidiennement bafoués. C’est votre constat également ?

C’est clair. Le constat n’est pas que les droits fondamentaux des personnes ne sont pas suffisamment pris en compte, ils ne sont pas pris en compte ! Le seul droit existant aujourd’hui pour des sans-papiers en Belgique est globalement l’accès à l’aide médicale urgente qui est indispensable à la survie. Pour le reste, quelles que soient les violences subies, qu’elles soient systémiques, institutionnelles, policières ou liées à un emploi précaire, les personnes sans papiers n’ont aucune certitude de pouvoir faire valoir leurs droits. Cela génère une injustice sociale sans nom. Aucun besoin de base n’est rempli pour les personnes sans papiers : logement, alimentation, protection sociale, et même l’accès aux soins de santé classiques – parce que l’aide médicale d’urgence porte bien son nom – puisque les sans-papiers n’ont pas nécessairement accès à des soins comme l’ophtalmologie et la dentisterie, et en plus, lorsqu’ils y ont accès, sans mutuelle, ils n’ont ordinairement pas les moyens de les payer. Fondamentalement, il y a un mépris total d’une partie de nos concitoyens qui vivent sur le territoire, et ce parfois depuis longtemps.

Quels sont donc les enjeux principaux pour aujourd’hui et pour demain ?

Pour moi, l’enjeu principal aujourd’hui concerne la question des migrations et des conséquences des politiques migratoires européennes. En Belgique, la question de l’accueil est fondamentale. On voit que le secrétaire d’État décide de mettre en place des politiques qui découragent les demandes d’asile. Cela va de l’insuffisance du nombre de places d’accueil, ce qui génère du sans-abrisme – l’accueil est pourtant une obligation internationale –, à une politique de durcissement du ton par rapport au règlement de Dublin. Le demandeur d’asile qui est passé par un autre pays européen – souvent, il est entré par la Grèce ou l’Italie – est considéré par la Belgique comme devant introduire sa demande d’asile dans ce premier pays. Tout cela vise à rendre la Belgique moins attractive pour les populations en recherche d’une protection internationale. Il y a là un enjeu fondamental pour la Belgique : respecter son obligation de garantir une protection matérielle, médicale et juridique à qui demande la protection internationale.

Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés
www.BXLRefugees.be