En Question n°136 - mars 2021

Marie Peltier : « Il ne faut pas dépolitiser le conspirationnisme »

Marie Peltier – D. R.

Mensonge et manipulation, obsession critique et complot : voilà des mots qui ont gagné en importance au cours des deux dernières décennies. Derrière eux, un ennemi qui monte. Que l’on parle géopolitique ou vaccins, 5G ou médias, le conspirationnisme et ses avis tranchés ne sont jamais loin. Mais de quoi s’agit-il réellement ? Comment essaie-t-il d’imprégner nos prises de position ? Et comment être certain de ne pas succomber à ses tentations ? Pour y voir plus clair, nous avons rencontré Marie Peltier. Après avoir travaillé dans les milieux associatifs – et être notamment passée par le Centre Avec – cette historienne forme de futurs instituteurs à l’Institut Supérieur de Pédagogie Galilée (Bruxelles). Essayiste, elle intervient aussi régulièrement dans les médias pour dénoncer les dangers du conspirationnisme et offrir un avis éclairé sur les grandes questions de société.

On parle aujourd’hui beaucoup de conspirationnisme et de complotisme. Ces phénomènes sont-ils propres à notre société ?

Le conspirationnisme n’est pas neuf : dans sa forme structurée idéologiquement, il date de la fin du 18e siècle. Au niveau des opinions publiques, il s’est tassé après la Deuxième Guerre mondiale. Mais il est revenu au début des années 2000, nous faisant progressivement entrer dans ce que j’appelle une « ère de la défiance ». Celle-ci se caractérise par une remise en cause quasi systématique de toute parole d’autorité (la parole politique, médiatique, mais aussi scientifique comme on le voit avec la Covid). Je pense que ce phénomène est assez caractéristique de notre époque, car il s’accompagne d’une désillusion à l’égard des promesses de la démocratie. Je crois que c’est aussi une caractéristique de l’ère de l’enfant-roi. Aujourd’hui, chacun est centré sur la revendication de ses droits. Le conspirationnisme répond bien à cette posture.

Vous dites que le conspirationnisme, c’est la mise en doute de la parole d’autorité…

Oui. Le conspirationniste croit que la parole des instances perçues comme officielles est en fait au service d’intérêts cachés. Et que les récits qui nous sont offerts sont une mise en scène au service de ces intérêts. Le conspirationniste va donc traquer cette mise en scène pour identifier les intérêts qu’elle cache et les véritables coupables qui tirent les ficelles. Il faut rappeler que ce schéma est très fortement lié à l’histoire de l’antisémitisme. Dans le vieil imaginaire antisémite européen, ce sont en effet les juifs qui tirent les ficelles. L’antisémitisme est d’ailleurs un sujet particulièrement récurrent dans le conspirationnisme contemporain…

Comment expliquer ce retour du conspirationnisme au début des années 2000 ? Et qui en est responsable ?

Au début des années 2000, une série d’acteurs idéologiques ont remis cette rhétorique au goût du jour pour offrir un contre-récit à une parole publique qui ne faisait plus sens pour beaucoup de citoyens. Prenons le cas du 11 Septembre. Ce fut un trauma collectif. L’administration Bush a donné à cet événement une couleur ultra-civilisationnelle et clivante. En face, une série d’acteurs idéologiques ont tenté de discréditer les démocraties occidentales en offrant des contre-récits.

Quels acteurs ?

Une série d’entre eux sont liés à des régimes totalitaires – n’oublions pas que le conspirationnisme est une arme utilisée par les régimes totalitaires ! Aujourd’hui, on pense spontanément à Poutine. Mais il n’est pas le seul. J’ajoute que ces contre-récits ont été largement diffusés via le web. Au début des années 2000, le développement d’Internet a joué un rôle important dans la résurgence du phénomène. 

Le conspirationnisme ne peut-il être le fait de simples naïfs ? Est-il nécessairement véhiculé par des personnes ayant elles-mêmes un agenda caché ou des intérêts particuliers ?

Il faut distinguer les idéologues du complot de ceux qui consomment du complotisme. Mais sans tomber soi-même dans le complotisme, il faut reconnaître que le phénomène est profondément politique. Prenons le cas syrien. Les propagandistes du régime Assad ont diffusé énormément de conspirationnisme en vue de discréditer la révolte en cours.

Là, l’intérêt politique était évident…

En effet, il s’agissait de maintenir en place le régime autoritaire. Mais prenons un autre acteur : Alain Soral [ndlr : essayiste franco-suisse d’extrême-droite]. Là aussi, il est manifeste qu’il sert les intérêts politiques de l’extrême-droite. Et c’est pareil avec Dieudonné [ndlr : humoriste et militant français, régulièrement condamné, notamment pour faits de racisme]… En fait, l’agenda de ces personnes n’est pas forcément caché ; ce sont clairement des militants politiques.

Mais ce n’est pas forcément le cas de tout le monde. Si ?

On observe parfois une tendance à dépolitiser la posture, ou à la « psychologiser ». Personnellement, je m’oppose à cette démarche. Je crois qu’il y a toujours une adhésion politique, même s’il existe évidemment différents degrés d’adhésion. Être conspirationniste, ce n’est pas croire que la Terre est plate et que les Illuminati dirigent le monde – là, on tombe dans la caricature. En revanche, de nombreuses personnes sont habitées par cette défiance, et estiment ne plus pouvoir croire les politiques et les médias. Elles se laissent imprégner par cet imaginaire politique, mais sans nécessairement être d’extrême-droite ou pro-Poutine.

L’historienne que vous êtes doit pouvoir mettre en doute les informations. Où situeriez-vous la limite entre cette nécessaire critique des sources et la logique conspirationniste ?

La critique des sources est plus importante que jamais. Chaque année, je travaille d’ailleurs cette question avec mes étudiants. Le conspirationnisme, lui, n’adopte pas cette posture critique, il la feint.

C’est-à-dire ?

Il part d’un postulat idéologique et traque tous les indices qui permettraient de le prouver. Il s’agit d’une démarche critique totalement dévoyée. On observe aussi une autre attitude : l’hypercritique. Au lieu de mettre l’esprit critique au service de la rationalité ou de la vérité, l’hypercritique se met à douter de tout. J’observe cela chez certains de mes étudiants.

Comment lutter contre ce danger ?

Il importe de s’interroger sur la raison d’être de la critique des sources. Le doute n’est pas une fin en soi, ce ne peut être qu’un moyen. Il convient aussi d’avoir de bons repères historiques, éthiques, politiques. Sans cela, on court le risque de se perdre dans cette espèce de doute hyperbolique devenu sans objet et qui peut servir des logiques de pression tendancieuses. Prenons le cas du négationnisme. Tout historien sérieux sait qu’il n’y a aucune raison de douter de l’holocauste. Le conspirationniste, lui, va traquer des détails techniques qui prouveraient que l’holocauste n’a pas eu lieu. C’est une instrumentalisation de la posture critique. La véritable posture critique, elle, ne va pas aboutir à ces résultats. Mais pour cela, il faut qu’elle s’accorde à une vision.

Une vision ?

Oui, il faut savoir pourquoi on fait les choses. Prenons l’exemple des zététiciens [ndlr : du grec zêtêtikos, qui aime rechercher]. Il s’agit de personnes qui luttent contre le conspirationnisme en utilisant l’arme de la méthode rationnelle. Mais elles évacuent totalement la question de la vision, de la verticalité ou de l’éthique. Ce qui leur importe, c’est la seule vérification. Je crois que ce n’est pas une réponse appropriée. Le conspirationniste, lui, offre une vision. Il faut donc travailler sur deux plans : développer une méthode critique solide, et en même temps proposer une vision du monde susceptible de contrer celle des conspirationnistes. Les personnes qui luttent contre le conspirationnisme pèchent souvent en se focalisant sur un seul de ces deux aspects.

Telle est donc votre recette pour lutter contre les victimes du conspirationnisme…

Personnellement, je ne les vois pas comme des victimes mais comme des militants. Ils adhèrent à une vision du monde. Et si leurs thèses l’emportent, sans doute est-ce aussi parce que nous ne parvenons plus à proposer de vision assez enthousiasmante. Aujourd’hui, en Belgique, y a-t-il encore un parti politique capable de susciter un enthousiasme et une adhésion collective ? Je n’en ai pas l’impression. Les solutions proposées sont souvent liées aux procédures et touchent au “comment”. Mais elles n’apportent pas de réponse au “pourquoi”. Le conspirationnisme, lui, vient remettre de la verticalité.

Sur le plan plus individuel, comment dialoguer avec les conspirationnistes ?

Il y a des personnes trop idéologisées avec lesquelles cela ne sert à rien de dialoguer. Et parler de méthode avec elles est totalement inutile parce qu’elles sont dans une pure logique de croyance. Tous les fact-checking[1] imaginables n’y changeront d’ailleurs rien.

Et avec les autres ?

La logique argumentative est généralement vouée à l’échec. De même, le mépris ou la complaisance ne sont pas des solutions. Personnellement, je préfère demander à mon interlocuteur comment il en est venu à adhérer à telle ou telle théorie. Cela permet d’évoquer des expériences de vie, des sentiments, des cheminements… Cela permet de réhumaniser l’échange. Je pense donc qu’il faut essayer d’être très clair au niveau de la vision fondamentale (« non, je n’adhère aucunement à tes propos ») tout en ramenant les choses à un niveau plus humain. Et puis, nous devons aussi nous interroger sur les modalités du dialogue. La montée en flèche des discours conspirationnistes est liée aux réseaux sociaux. Par ailleurs, la Covid a accentué cette tendance à se réfugier dans ces lieux. Les réseaux sociaux sont complices du système politique paranoïaque dans lequel nous sommes. En fait, je ne pense pas qu’on puisse lutter en ligne contre le conspirationnisme. On doit recréer de la relation directe. 

J’imagine qu’il est possible de croire à certaines théories conspirationnistes mais pas à d’autres. Ainsi, on peut sans doute être anti-vaccins mais très ajusté sur d’autres questions, non ?

Non, cela fonctionne généralement par jeux de dominos. Allez parler à un « anti-vax » de questions relatives à l’antisémitisme, à la 5G, au pseudo-pouvoir de certains lobbys. Parlez-leur de la Syrie, et vous constaterez que 9 fois sur 10, ils sont pro-Assad. Il y a là un effet de contamination, un même package sémantique, un imaginaire global. L’imaginaire conspirationniste est devenu tellement diffus qu’on ne peut plus être conspirationniste sur une seule chose. Dès qu’on met le pied dans une thématique, on est confronté à des discours qui portent sur d’autres thématiques.

On a le sentiment que la montée en puissance des théories conspirationnistes n’est pas près de s’achever…

Ce n’est effectivement pas un phénomène passager. En outre, on observe que le développement de ces rhétoriques entraîne des passages à l’acte violents et très dangereux pour la démocratie – voyez ce qui s’est passé au Capitole le 6 janvier 2021. Certes, la prise de conscience du phénomène conspirationniste a aussi augmenté. Mais on a beaucoup de retard. Et on ne mesure pas toujours assez l’ampleur du problème. On a parfois encore tendance à voir le conspirationnisme comme un phénomène circonscrit à une problématique ou à une catégorie de personnes. On ne perçoit pas encore assez à quel point il s’agit d’un imaginaire politique qui s’est diffusé à travers toute la société, qui touche toutes les classes sociales, tous les groupes d’âge, la gauche comme la droite… Le défi est donc assez abyssal. Sans tomber dans un pessimisme total, je crains que la séquence politique que nous traversons conduise à des situations politiquement dangereuses.

Le climat anxiogène actuel risque de faire progresser les thèses complotistes…

Le conspirationnisme prospère toujours sur des traumas. Et Dieu sait à quel point le coronavirus bouscule nos quotidiens, créant anxiété, détresse économique… En outre, la gestion politique de la crise est assez chaotique. Devant l’incohérence des mesures, de nombreux citoyens ont eu un sentiment d’absurdité. Le conspirationnisme se sert évidemment de cela pour dire : “voyez comme on vous ment”.

Il importe donc aujourd’hui de restaurer la confiance…

Oui, et cette tâche n’incombe pas seulement aux politiques ; c’est aussi l’affaire des journalistes, des citoyens…

Mais au fond, peut-on jamais être certain de ne pas être conspirationniste ?

Un truc : interrogez-vous sur vos obsessions. Je discutais récemment avec quelqu’un à propos de la 5G – grande obsession des conspirationnistes. Cette personne essayait de me convaincre que la 5G allait tous nous tuer, ou à peu près. Moi, ce qui m’intéressait dans l’échange, c’était plutôt de comprendre pourquoi cette personne semblait obsédée par la 5G, alors qu’il y a tant d’autres sujets potentiellement inquiétants. Je pense qu’il est bon d’individuellement s’interroger sur les raisons de ses obsessions. Et d’observer la manière dont on en parle. Est-ce qu’on le fait en adoptant le postulat selon lequel les politiques et les médias nous mentent, nous sommes des victimes et notre rôle est de traquer les signes de manipulation et de rechercher les coupables ? Quand on entre dans cette logique, on fait déjà un pas vers le conspirationnisme. En l’occurrence, je suis frappé de constater le phénomène dans les milieux militants. De nombreux militants estiment que leur rôle est de dénoncer les mensonges des politiques et de désigner les coupables cachés. Après, il n’y a pas de ligne claire. Moi-même, je ne suis pas à l’abri de rentrer dans des logiques conspirationnistes. Par exemple, si je ne me suis pas bien renseignée sur une thématique. Ce thème nous invite donc à nous interroger en permanence sur notre propre posture. Il nous invite à beaucoup d’exigences. Sur nos méthodes, nos sources d’information mais aussi, plus largement, sur la raison de nos interrogations. Je crois beaucoup à la remise en question personnelle. Le conspirationnisme, c’est une façon de remettre en question les acteurs extérieurs, et éviter de se remettre en question. Je crois qu’une manière de ne pas basculer, c’est justement de garder cette attention vis-à-vis de sa propre parole.

Notes :

  • [1] Le fact-checking, ou vérification des faits, est une technique utilisée par les médias en vue de contrôler, en temps réel, la véracité de propos tenus par des personnalités. Elle peut aussi être utilisée pour évaluer le degré d’objectivité avec lequel un média traite l’information.