Le 29 août 2016

Les superhéros. A propos du travail académique.

Comme d’autres univers professionnels, le monde académique est de plus en plus régi par les logiques d’efficacité et les mesures quantitatives. Les exigences semblent s’emballer à un point tel qu’elles devraient plutôt s’appliquer à Superman et Wonderwoman. Ce texte propose une analyse sur le rôle des universités et certaines des difficultés énoncées par le personnel scientifique et enseignant. 

Récemment, un collègue universitaire publiait sur sa page Facebook un article intitulé « Are you an ‘academic superhero’? » (« Etes-vous un superhéros académique ? »), reprenant les données issues d’une étude australienne qui montrait à quel point les attentes envers les jeunes académiques avaient augmenté ces dernières années, frôlant l’absurde[1].

Ces dernières décennies, les priorités de l’Université, tout comme celles d’autres secteurs de la société, ont été revues pour intégrer de plus en plus les logiques de rentabilité et d’excellence. Rappelons que les missions des universités sont généralement divisées en trois piliers : recherche, enseignement et service à la société qui ont chacun leurs exigences et demandent un important temps de travail. De plus en plus dépendantes d’une question de ranking (classement), les universités se trouvent ainsi prises dans des ambiguïtés qu’elles semblent avoir du mal à clarifier et dont les chercheurs et enseignants subissent – comme d’autres employés – directement les conséquences.

Ce texte revient sur les trois piliers qui composent le travail académique et tente de mettre sur papier quelques-uns des incessants échanges sur le sujet entendus dans les couloirs des universités. Ces questions ne touchent pas que les institutions académiques et les propos présentés ici résonneront certainement aux oreilles de ceux qui, dans le secteur privé ou public, font face au même type de situation[2]

Les piliers de l’Université

La logique de classement (rankings) des universités[3], qui sont liées aux logiques économiques qui permettent d’attirer davantage d’étudiants et de subsides, se base prioritairement sur le nombre de citations et les facteurs d’impact des revues dans lesquels des articles issus de chercheurs de l’université sont publiés. L’objectif, pour monter dans les rankings, est donc de publier le plus possible dans des revues dont le facteur d’impact[4] est le plus haut possible. En effet, c’est généralement au nombre de publications et aux facteurs d’impact que sont obtenus les bourses et les fonds de recherche, et il est donc essentiel pour un académique de publier et de publier dans des revues prestigieuses, avec des processus de sélection stricts et exigeants.

Par ailleurs, si la logique des rankings est bien présente, en Belgique, l’Université est et reste avant tout un lieu d’enseignement pour des étudiants depuis les BAC[5]. A la nécessité de publier s’ajoute donc celle d’enseigner – et de le faire de manière active, novatrice et participative. Et enseigner ne signifie pas évidement assurer uniquement le suivi des cours, mais aussi, l’encadrement des étudiants de master et de doctorat, tâche essentielle et qui demande un temps considérable pour être bien faite.

Mais, le super héros académique ne doit pas s’en tenir à cela. Il est aussi attendu de lui qu’il s’engage au service de la société. C’est ce que l’université nomme le « troisième pilier ». Il comprend deux volets distincts : l’un interne à l’université (charges et responsabilités des différents centres, facultés, instituts ou commissions) et l’autre, tourné vers l’extérieur. Et pour beaucoup, en sciences sociales, c’est d’ailleurs là une dimension essentielle de leur travail : être au côté des mouvements sociaux, des associations, créer un dialogue. La difficulté, évidemment, c’est que ce « troisième pilier » de l’Université est moins rentable que les deux autres (pas de montée dans les rankings, pas de financement ou très peu). Dès lors, dans les faits, même s’il fait officiellement partie de la mission de l’université, ce troisième pilier est la plupart du temps un « extra », autrement dit ce que l’universitaire est encouragé à faire, mais sans que le temps lui soit vraiment alloué pour le faire spécifiquement.

Premier, deuxième et troisième piliers se complètent d’un autre, implicite : l’administratif. L’importance prise par la rentabilité se transforme, en effet, en de plus en plus de rapports et de dossiers à compléter. La compétition s’immisçant dans les moindres instances de l’université et entre les institutions, il est maintenant attendu de chaque centre de recherche qu’il produise, chaque semaine, un rapport de ses activités et que chaque professeur pro-activement mette continuellement à jour ses cours. Or, quand on considère que la règle est généralement d’appartenir à deux ou trois centres de recherche et d’être impliqué dans autant de « groupes interdisciplinaires » que nos enquêtes comptent de problématiques touchant à d’autres sciences, la situation peut vite devenir ingérable.

Sur des épaules humaines 

Tous, parmi les membres du personnel académique, ne doivent pas répondre simultanément aux mêmes exigences et certains chercheurs ont moins de charges d’enseignement, mais les attentes de rentabilité là aussi ne cessent d’augmenter et ce qui est attendu pour l’engagement d’un chercheur définitif ou d’un professeur est aujourd’hui sans commune mesure avec ce qu’il en était il y a quelques décennies. A 35 ans donc, ce qui lui est demandé ce sont une bonne série d’articles dans des revues, dans plusieurs langues, plusieurs livres, des prix, des enseignements, des engagements dans la société civile etc, qui sont considérés comme des prérequis normaux, en plus de la thèse de doctorat. Exactement comme le super héros décrit par les chercheurs australiens.

Le problème, en tout ceci, n’est pas uniquement que cela conduit individuellement au burn-out, c’est aussi que, fondamentalement, si on n’y prend pas garde, cela risque de rendre les universités de moins en moins capables de répondre à leurs missions fondamentales : produire du savoir de qualité, le partager et accompagner des jeunes dans leur découverte et compréhension d’un univers complexe.

Or, à exiger des êtres humains (que les universitaires sont encore) des productions de « superhéros » (qui n’existent pas en dehors des univers imaginaires, faut-il le rappeler), ces derniers – pour tenir – sont tenus d’inventer des solutions. Elles passent pour certains par un sacrifice majeur dans la vie privée (qui finit généralement par provoquer des déséquilibres qui entachent le travail) ou la réalisation trop rapide ou superficielle des tâches attendues. En effet, il n’y a souvent pas moyen, humainement, de répondre aux exigences d’un système pris dans un tel emballement. Par ailleurs, la course à la productivité, aux projets de recherches etc. risque de ne produire que l’illusion de la science et de la collaboration. Le temps pour la découverte, la compréhension, la discussion, l’échange est ainsi réduit comme peau de chagrin.

Par ailleurs, les logiques institutionnelles elles-mêmes en viennent à consumer la majeure partie du temps et de l’énergie du chercheur. La bataille pour l’obtention de fonds, la course à la reconnaissance, aux lignes dans les rapports déplace peu à peu le référent du monde extérieur (sujet de la recherche) au monde intérieur à la dite « tour d’ivoire académique ».  Or, dans toutes les sciences, en particulier dans les sciences sociales, ce qui est censé préoccuper le chercheur, c’est son sujet de recherche, les personnes avec lesquelles il travaille, la thématique sur laquelle il s’est spécialisé et pour laquelle il a décidé de consacrer temps et énergie à produire un savoir. Cependant, dans la course à la publication, aux CV parfaits, et au milieu des multiples autres tâches, cette attention peut devenir de plus en plus limitée. Il y donc un risque d’inversion de la fin et des moyens, où la production d’analyse deviendrait un prétexte pour la publication, les conférences et le networking. La production de savoir servant dès lors à publier, au lieu que la publication soit un moyen de diffuser un savoir.

Trouver l’équilibre

Face à cela, de plus en plus de voix se lèvent pour réclamer une « slow » science[6], le temps de travailler aux sujets de recherche, le temps d’enseigner, le temps d’être humain et de bien faire son travail. Cela semble presqu’une utopie irréalisable, un rêve peu sage… Alors que c’est, fondamentalement, la seule manière de travailler correctement, de mettre tout son cœur et son énergie dans un travail qui passionne la majorité des gens qui le font.

Sans doute faut-il commencer, sur le plan personnel, par prendre la mesure et observer les rouages à l’œuvre pour arriver à se positionner et à naviguer, au plus juste possible, dans la mesure des limites de chacun. La passion et l’engagement nécessitent le temps et le repos pour se nourrir et grandir. Et prendre soin de ses capacités, de son humanité est aussi la première nécessité à laquelle tout humain – même un chercheur/enseignant – doit s’atteler. Il va de sa (sur)vie personnelle et, tout autant, de la (sur)vie de l’institution dans laquelle il s’implique.

Il est sans doute aussi important de se donner la possibilité d’en discuter institutionnellement. Cela n’est pas forcément simple, car, comme dans d’autres domaines professionnels, un des pièges est celui de la concurrence, qui crée une chape de plomb et empêche la parole. Cependant, aujourd’hui, le burnout devient le quotidien des enseignants et des chercheurs et les arrache à leur travail. En plus de bricoler des solutions individuelles, il serait utile que des réflexions collectives se mènent face à ce diagnostic qui hante les couloirs. Des propositions concrètes pourraient alors émerger. Dans tous les cas, prendre soin de ses enseignements, de ses recherches, de ses engagements et de son université, passe certainement, aujourd’hui, par une ré-humanisation de l’institution et la prise en considération des limites, tout comme du potentiel, des êtres humains.

Notes :

  • [1] Rachael Pitt & Inger Mewburn (2016), “Academic superheroes? A critical analysis of academic job descriptions”, Journal of Higher Education Policy and Management, 38:1, 88-101.

    [2] Voir le numéro 117 de la Revue En Question (2016) : “Travail, passionnément, à la folie”.

    [3] ll existe différents types de classements (Times Higher Education World University Rankings, Academic Ranking of World Universities réalisé par l’université Jiao Tong de Shanghai, QS World University Rankings) qui combinent des éléments variables : facteurs d’impact et nombre de publications, parfois réputation et enseignement.

    [4] Le facteur d’impact d’une revue mesure sa visibilité. Il est calculé au nombre de citations des articles publiés dans la revue. Le fait d’être cité est donc aussi essentiel : tant pour les auteurs que pour les éditeurs.

    [5] Au contraire, d’ailleurs, de nombreuses universités souvent en tête de ces rankings qui ne prennent pas en charge les premières années d’enseignement du cursus universitaire.

    [6] Voir notamment : Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, La Découverte, et la Charte de désexcellence issue d’un travail collectif de professeurs de l’ULB et disponible sur http://lac.ulb.ac.be/LAC/charte.html