Le 13 janvier 2014

Les « initiatives citoyennes européennes » et l’eau comme bien public

Si le Traité de Lisbonne (2007) vise à renforcer la démocratie européenne et à mettre le citoyen au centre, une mesure retient tout particulièrement notre attention. L’ICE (Initiative citoyenne européenne) donne aux citoyens d’interpeller directement la Commission et le Parlement européens. Fiers et contents que la première ICE ayant obtenu suffisamment de soutien populaire pour interpeller les autorités législatives européennes soit la reconnaissance de l’eau comme un droit humain, nous avons décidé d’étudier les tenants et aboutissements de la proposition.

La participation réelle des citoyens a toujours été reconnue comme un point faible des démocraties occidentales. Réduire l’engagement des citoyens à un vote lors des élections, tous les quatre ou cinq ans, est clairement insuffisant et ne constitue pas une implication dans la vie politique. La structure complexe de la « société civile » est appelée à combler ce vide par le biais d’associations ou de groupes rassemblant des personnes qui partagent les mêmes préoccupations et intérêts.

Pour faciliter et promouvoir cette participation des citoyens, le Traité de Lisbonne a créé les Initiatives citoyennes européennes (ICE)[1]. En endossant une proposition sur un thème spécifique, avec un nombre suffisant de signatures, la Commission Européenne est invitée à proposer une législation sur des matières qui relèvent de sa compétence. Une initiative citoyenne doit être portée par au moins un million de signatures, provenant d’au moins sept des 28 États membres, avec un minimum de signatures requises dans chacun de ces États.

Pour lancer une telle initiative, les citoyens doivent constituer un comité comprenant au moins sept membres (en âge de voter) résidant dans sept États membres différents. À partir de la constitution du comité (et de sa reconnaissance officielle), les organisateurs ont un an pour recueillir les signatures. Si cette collecte de signatures aboutit, les promoteurs auront la possibilité de présenter l’Initiative lors d’une audition du Parlement Européen. La Commission devra ensuite donner une réponse officielle à l’Initiative. Dans sa réponse, la Commission devra dire si elle donne suite ou non à l’Initiative et justifier sa décision. La Commission n’est pas obligée de promouvoir une action législative et, si elle le fait, elle passe par la procédure régulière. Il faut reconnaître que les initiatives qui ont été promues jusqu’ici vont un peu dans tous les sens. En outre la complexité de la procédure explique qu’elle n’ait été mise en œuvre que dans peu de cas. Mais, s’il y a des initiatives qui méritent une attention toute spéciale, la reconnaissance de l’eau comme un droit humain est l’une d’elles.

« L’eau et l’assainissement sont un droit humain ! L’eau est un bien public, pas une marchandise ! »[2]

Tel est le titre de l’ICE lancée par la Fédération Européenne des Unions de Services Publics (EPSU), et maintenant soutenue par 150 organisations de toute l’Europe[3]. Leurs principaux objectifs sont définis comme suit :

La Législation de l’Union Européenne devrait exiger des gouvernements qu’ils assurent et procurent à leurs citoyens l’eau potable de qualité et en suffisance et l’assainissement. Nous demandons plus particulièrement que 1. Les institutions de l’U.E. et les États membres soient tenus d’assurer à tous les habitants le droit à l’eau et à l’assainissement. 2. La fourniture et la gestion des ressources en eau ne soient pas soumises aux « règles du marché intérieur » et que les services d’eau soient exclus de la libéralisation. 3. L’Union Européenne augmente ses efforts pour réaliser l’accès universel à l’eau et à l’assainissement.

Notre analyse examinera les trois demandes de l’ICE.

1. Que les institutions et les États membres soient tenus d’assurer à tous les habitants le droit à l’eau et à l’assainissement.

Le droit à l’eau et à l’assainissement s’exerce dans un cadre défini par deux grands axes : tout d’abord la durabilité environnementale et la qualité de l’eau (qui assure un accès à l’eau suffisant, en quantité et en qualité, pour la vie humaine) et par ailleurs la gestion de l’eau, c’est-à-dire comment faire de l’eau une ressource renouvelable accessible à tous, même si ce n’est pas aussi immédiatement que ce ne l’est pour l’air.

L’eau, comme ressource naturelle, doit être préservée dans de bonnes conditions écologiques, et pour cela elle ne devrait pas être surexploitée ni polluée. En 2007, la Commission européenne a averti qu’il y avait en Europe un risque majeur de sécheresse et de manque d’eau[4]. Plusieurs États membres rencontrent de sérieuses difficultés dans la gestion de l’eau – une situation exacerbée par le changement climatique avec ses deux effets dommageables : les sécheresses et les inondations.

La Commission a reconnu que, en 2010, 43% des eaux européennes étaient en bon état écologiquement et que ce chiffre devrait atteindre 53% en 2015. Pour la Commission le défi principal est la vulnérabilité des ressources en eau, spécialement sous la pression du changement climatique, dont le résultat est la raréfaction croissante de ces ressources. L’eau deviendra de plus en plus rare et insuffisante pour répondre à tous nos besoins[5].  

Le second axe qui définit le champ dans lequel est exercé le droit à l’eau est la gestion de cette ressource. La liberté des marchés a été une pierre d’angle de la construction européenne. En conséquence la « libéralisation des services » est toujours apparue comme un élément-clé pour promouvoir l’efficacité de ces marchés – qui est en outre stimulée par les politiques anti-trust et l’encouragement de la compétition. L’eau n’a pas échappé à ce courant super-compétitif et dérégulant. Et donc, en 1992, dans le Rapport de Dublin sur l’Eau et le Développement durable, connu aussi sous le nom de « Principes de Dublin », l’eau est reconnue comme un « bien économique » – ce qui permet de la vendre et de tirer profit de sa production et de sa distribution[6].

Cette tendance à la libéralisation de la fourniture de l’eau a rencontré une forte opposition et résistance. Par exemple, la « Directive sur les services dans la marché intérieur » excluait spécifiquement les services des eaux des obligations du marché unique. Ce fut le cas après l’amendement Miller qui fut approuvé unanimement par le Parlement Européen en 2006[7]. La Commission Européenne a dû revoir la question lorsqu’une proposition semblable a été faite pendant la discussion de la « Directive sur les concessions » en octobre 2013[8].

Le fait est que la Commission Européenne et la plupart des États membres aimeraient libéraliser tous les services publics – y compris l’eau – mais la pression de l’opinion publique a freiné toute avance dans cette direction.

2. Que la fourniture d’eau ne soit pas soumise aux « règles du marché intérieur ».

Dans les dernières décennies, nous avons été témoins d’une avalanche de privatisations du secteur public, et la distribution d’eau potable dans les villes a été une des premières cibles. Si, dans les années 1980 et 1990, ce processus de privatisation était provoqué par une option idéologique néolibérale qui affirmait la plus grande efficacité des marchés privés par rapport au service public, dans les années 2000, c’est le besoin urgent de fonds des autorités locales et régionales fortement endettées qui les a conduites à concéder la fourniture d’eau à des compagnies privées. C’est ce qui a introduit la logique de la « marchandisation » dans les esprits des politiciens.

Quand elle est appliquée aux ressources naturelles, elle est la clé qui détermine le modèle de propriété. D’après cette clé, la propriété de l’eau peut être : publique, privée ou mixte. En général l’eau est un bien public, excepté au Chili où 82% des ressources en eau sont de propriété privée. Mais, de plus en plus apparaissent des formules mixtes dans lesquelles des sociétés de propriété publique vendent l’eau à des sociétés privées qui la traitent ou la distribuent ou font les deux. Beaucoup de ces sociétés publiques sont régionales – c’est le cas en France et en Italie. Avec cette méthode, le principe de la propriété publique est préservé, mais c’est évidemment une fiction car l’eau devient immédiatement un bien privé.

Les infrastructures en général sont propriété publique, sauf en Grande-Bretagne où elles ont été privatisées en 1989. En général ces infrastructures sont la propriété d’autorités locales ou régionales, avec des sociétés publiques responsables de la construction et de l’entretien des réseaux. Ici aussi il y a beaucoup de formules mixtes qui visent à attirer l’investissement privé en lui assurant un revenu compétitif. C’est typiquement le cas dans les aires urbaines (cycle court de l’eau), et plus particulièrement pour les systèmes d’égout. Le traitement des égouts est une des activités les plus profitables parmi celles de ce cycle court de l’eau. Les entreprises chimiques et technologiques, responsables de la purification de ces eaux (produits de décontamination, équipements de contrôle, filtration, etc.) sont les éléments déterminants du prix final de l’eau, car le processus de purification constitue le coût principal.

Comme c’est le cas avec la propriété, la gestion de l’eau peut prendre deux orientations : gestion publique (orientée publique) ou gestion privée (orientée privée). Dans le premier cas, les frais sont portés par la communauté via les taxes et, si une redevance est demandée (pour la connexion ou pour la consommation), elle sera toujours inférieure au coût total. Dans le système privé les coûts sont entièrement couverts par le prix payé par le consommateur, qui inclut aussi le profit de la société. Dans les deux cas, système privé ou public, le coût de l’eau devrait comprendre le traitement des égouts pour assurer à long terme la durabilité des bassins fluviaux et des eaux souterraines (services environnementaux).

Si nous en venons à la consommation d’eau, parlerons-nous de tous les modes de consommation ? Certainement pas, et c’est pourquoi nous devons définir différents niveaux de consommation, ce qui nous aidera aussi à fixer les limites de la perspective « économiquement orientée» concernant l’eau. Quand nous parlons des « besoins de base », nous devons adopter une autre position que quand nous parlons de « consommation non-basique ou de consommation industrielle.

Le niveau de base de la consommation, reconnu par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) devrait être de 50 litres par personne et par jour. Ce niveau devrait être assuré et aucun prix ne devrait être payé par le consommateur. Ce coût doit être assumé par la communauté via les taxes.

Le second niveau de consommation, qu’on appelle le bien-être collectif, exige entre 50 et 120 litres par personne et par jour. Dans ces limites, il devrait être possible d’établir une redevance par litre au-delà de 50. Le prix devrait dépendre des besoins d’une région, car, par exemple, on ne peut imposer le même prix dans des régions riches en pluies et dans des régions sèches.

Le troisième niveau est le bien être individuel, évalué à plus de 120 litres par personne et par jour. Ici le prix doit couvrir tous les coûts et devrait être progressif pour assurer le principe de l’équité dans l’accès à la ressource.

Le quatrième niveau est celui de la durabilité environnementale, ce qui signifie qu’on ne peut pas consommer toute l’eau qu’on veut, de même qu’on ne peut pas polluer tout ce qu’on veut. Des niveaux de consommation qui dépassent 250 litres par personne et par jour ne sont pas acceptables. Dépasser ces limites est une réelle menace pour la durabilité des systèmes de l’eau, c’est pourquoi il devrait y avoir une limite claire qui interdise la consommation au delà de ce maximum.

3. L’Union Européenne  doit accroître ses efforts pour assurer l’accès universel à l’eau et à l’assainissement.        

En cohérence avec la requête générale de l’ICE, il faut certainement affirmer que le droit à l’eau n’est pas exclusivement réservé à l’Europe. Ce droit doit s’étendre à toute l’humanité. Reconnaissons que l’Union européenne est un des acteurs mondiaux majeurs dans l’action pour faciliter l’accès à l’eau et à l’assainissement. En effet, lors de la dernière décennie, quelque 30 millions de personnes se sont vu garantir l’accès à l’eau et 9 millions à l’assainissement[9].

En ce sens, les projets européens « Initiative pour l’eau » et  « Facilité pour l’eau » ont facilité le financement des infrastructures de l’eau et de l’assainissement. Les Objectifs du millénaire pour le développement visant à réduire de moitié le nombre de personnes n’ayant pas d’accès à l’eau ont été atteints avant 2015, mais ce n’est pas le cas pour l’assainissement. Toutefois, un accès quantitatif ne garantit pas toujours la qualité de l’eau.

S’il est désirable que cet objectif soit pleinement atteint, il est clair que l’Union Européenne a déjà réalisé une action positive pour y arriver.

4. Participation politique comme mesure de la santé de nos démocraties

Le referendum qui a eu lieu en Italie en juin 2011, lors duquel 26 millions de personnes (95 % de l’électorat) ont voté contre la privatisation de l’eau et contre la possibilité de tirer profit de la distribution d’eau potable, est l’exemple européen le plus fort de l’opposition de l’opinion publique à la marchandisation/monétisation de l’eau. Par ce referendum national, les citoyens italiens ont exprimé fermement et sans réserve que l’eau pure ne pouvait être soumise aux lois du marché et que sa fourniture devait être assurée de manière équitable et efficiente sans autre intérêt financier.

Cette résistance est la plus claire expression qu’en Europe les citoyens comprennent les implications d’une évolution vers une société dominée par le marché. Plus encore, c’est un exemple de l’importance de maintenir la primauté de la volonté des citoyens sur la classe politique élue. Poser aussi directement une question à l’électorat arrive trop rarement.

L’Initiative Citoyenne Européenne « L’eau et l’assainissement sont un droit humain : L’eau est un bien public, pas une marchandise ! » a collecté 1.884.790 signatures, ce qui veut dire qu’elle a passé le seuil requis d’un million. La coalition qui promeut l’initiative aura une nouvelle opportunité de présenter sa proposition lors d’une audition au Parlement, à une date non encore fixée. Ensuite, la Commission Européenne devra produire une réponse dûment justifiée. Il sera intéressant de voir comment la Commission réagit quand elle est confrontée à un débat qui oppose d’un côté les grandes sociétés de l’eau (supportées par beaucoup d’autorités locales et régionales éblouies par la perspective de revenus faciles) et, de l’autre côté, l’opinion de la majorité des citoyens qui, lorsqu’ils ont, comme en Italie, la possibilité de s’exprimer, s’opposent résolument au projet. Les citoyens européens désirent clairement que l’eau soit considérée comme un bien public.

Jose Ignacio Garcia et Stephen Rooney [10]

Annexe

Le 28 juillet 2010, dans sa Résolution 64/292, l’Assemblée générale des Nations Unies a explicitement affirmé le droit humain à l’eau et à l’assainissement et a reconnu que l’eau potable pure et l’assainissement étaient essentiels pour la réalisation de tous les droits humains. Auparavant, en novembre 2002, le Comité des Nations Unies pour les Droits Économiques, Sociaux et Culturels avait adopté son document général n° 15 sur le droit à l’eau, déclarant ce qui suit :

« Le droit humain à l’eau assure à toute personne une eau suffisante, salubre, de qualité acceptable, physiquement accessible et à un coût abordable pour ses usages personnels et domestiques »

Suffisante. La fourniture d’eau pour chaque personne doit être suffisante et continue pour ses usages personnels et domestiques. Ces usages comprennent ordinairement la boisson, l’assainissement individuel, le lavage du linge, la préparation des aliments, l’hygiène personnelle et domestique. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), de 50 à 100 litres d’eau par jour et par personne sont nécessaires pour assurer ces besoins élémentaires sans entraîner des dommages pour la santé.

Salubre. L’eau requise pour tous les besoins personnels ou domestiques doit être salubre, libre de microorganismes, de substances chimiques et de risques radiologiques qui constituent une menace pour la santé.

De qualité acceptable. L’eau doit avoir une couleur, une odeur  et un goût acceptables  dans tous les usages personnels ou domestiques. […] Tous les aménagements et les services qui procurent l’eau doivent être culturellement appropriés et tenir compte des exigences du genre, de l’âge et de la vie privée.

Physiquement accessible. Chacun a droit à un service d’eau et d’assainissement physiquement accessible, dans ou à proximité immédiate de son ménage, de son institution d’éducation, de son lieu de travail ou de son institution sanitaire. Selon l’OMS, le point d’eau doit être dans les 1000 mètres de la maison et le temps nécessaire pour ramener l’eau ne devrait pas excéder la demi-heure.

Abordable. L’eau et toutes les installations et services concernant l’eau doivent être abordables pour tous. Le Programme de Développement des Nations Unies (PNUD) suggère que le coût de l’eau ne devrait pas dépasser 3 % du revenu du ménage. Une autre interprétation du droit à l’eau pourrait être qu’elle devrait être gratuite. Mais ce n’est pas juste. Le droit à l’eau implique un coût pour son traitement et son transport, et il inclut  que le consommateur puisse contribuer à l’entretien du réseau et au traitement de l’eau pour qu’elle soit potable. Mais cette charge ne peut signifier aucun profit pour aucune entité, et le prix doit être lié au revenu du consommateur.

Notes :