Le 02 février 2005

Le travail, expression de notre humanité

Alors que le nombre de chômeurs est considérable, la question se pose de la valeur du travail. Certains iraient jusqu’à penser qu’elle deviendrait très secondaire. Cet article, en se référant à l’histoire, propose de visiter quelques figures du travail, afin d’en dégager la complexité, et de montrer combien le travail exprime notre véritable identité humaine. 

Il n’est pas facile, et c’est le moins qu’on puisse dire, de clarifier le sens actuel du mot “travail”. Cet article se propose de visiter quelques figures du travail, afin d’en dégager la complexité, et de montrer combien le travail exprime notre véritable identité humaine.

a) Le travail comme contrainte et peine

Le travail se situe en effet au confluent de multiples influences. Les linguistes font remonter son origine au terme latin “tripalium”, “trois pieux”, qui désignait un instrument de torture ainsi qu’un appareil à ferrer les boeufs[1]. De là, l’usage en ancien français du terme “travailler” comme synonyme de “tourmenter”, “faire souffrir” ou “souffrir” ainsi que l’exprime nos expressions “travail d’enfantement” ou “problème travaillant l’esprit”.

On retrouve ce sens du travail comme souffrance et punition dans le récit de la genèse : “Le sol sera maudit à cause de toi.  C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie.” (Gen 3,17) Ce sens se retrouve chez les Grecs, où seul l’esclave travaillait manuellement, l’activité intellectuelle et politique étant réservée à l’homme libre. Tout au long de l’histoire, le travail – particulièrement celui de la terre – sera signe de pauvreté et d’exploitation. En 1634, Jean Pierre Camus écrivait : “Celui-là seul est vraiment pauvre qui n’a d’autre moyen de vivre que son travail ou son industrie, soit d’esprit, soit de corps”.[2] Karl Marx soulignera avec force l’exploitation du travailleur dans la société industrielle de son temps. 

Aujourd’hui encore, la plupart des travailleurs connaissent dans leur chair cet aspect contraignant et pénible du travail, eux qui aspirent à des moments de loisirs où ils seront libres de ne rien faire, de soigner leur jardin. C’est encore cette dimension qui permet le plus généralement de distinguer entre activité de loisir et travail : le jardinage, par exemple, sera considéré comme un loisir ou un travail, selon qu’il pourra être ou non arrêté au bon gré du jardinier.

b) Le travail comme activité efficace

A partir du quinzième siècle, l’association du travail avec la peine et la souffrance se colore de plus en plus de l’idée de transformation efficace dans le sens de “faire un ouvrage”“participer à l’exécution d’une tâche”.[3] 

Ce n’est plus tant l’impression de contrainte qui domine maintenant mais celle, hautement positive, d’un dynamisme créateur, d’une énergie efficacement mise en oeuvre. Qu’il soit agricole, artisanal ou industriel, le travail apparaît comme l’instrument d’une libération de nos contraintes de tous les jours. Dans le monde chrétien, la tradition monastique du“ora et labora” lui donne ces lettres de noblesse comme chemin de rédemption. Max Weber défendra la thèse selon laquelle l’incertitude du salut au-delà de la mort pousse le chrétien protestant à chercher dans le travail et la réussite économique le signe d’une prédestination positive au salut. Il n’est pas loin de nous le temps où les chantres du “progressisme technologique” faisaient de la technique la voie royale du salut pour notre humanité. Si Hiroshima et autre Tchernobyl ont balayé cet optimisme naïf, il ne faut pas oublier que le travail est encore et toujours un lieu potentiel de libération, d’épanouissement et pourquoi pas de salut : les chômeurs le savent bien, eux à qui est refusée une telle réalité

   “Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’oeuvre et l’action

   Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain… L’oeuvrefournit un monde “artificiel” d’objets… L’action, la seule activité qui mettent directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité…

   Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu, mais aussi celle de l’espèce.  L’oeuvre et ses produits – le décor humain – confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire.”

(Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, pages 41 et 43.)

La plupart de nos langues ont gardé, dans leur vocabulaire, trace de genres bien précis de travaux. Ainsi “travail” peut traduire aussi bien la notion de labeur, liée à l’origine au travail pénible de la terre, – qu’on retrouve dans les termes laborare, labour ou arbeiten –, que celle d’oeuvre, liée à la production d’objets, – qu’on retrouve dans les termes fabricari, work ou werken –, ou même celle d’emploi, liée au contrat de travail, des termes employement  ou beruf.[4]

En français, le mot labeur résume bien l’aspect contraignant et pénible du travail alors que celui d’oeuvre fait écho à la dimension créatrice et épanouissante du travail.  Dans son livre “La condition de l’homme moderne”, Hannah Arendt montre combien le passage de ce qu’elle appelle le travail (qui correspond plutôt ici au labeur) à l’oeuvre s’opère par le passage de la sphère privée, de la famille et de la terre à la sphère publique des marchands et de la cité.[5] Le travail devient alors valeur marchande par l’intermédiaire de l’objet produit. Tout travail, au sens d’oeuvre, a un prix sur le marché. Ce prix dépend de l’utilité que la société reconnaît au bien produit par ce travail, qu’il soit artisanal ou industriel.

c) Le travail comme bien échangeable

La théorie libre-échangiste est fondée sur cette mesure d’utilité attachée aux valeurs marchandes. Karl Marx renverse cette logique : pour lui, la valeur du travail ne dépend pas de la valeur d’échange des biens mais à l’inverse, la valeur d’un bien doit être mesurée en fonction du travail nécessaire à le produire. Derrière cette argumentation économique se joue un combat idéologique de première importance : qui, des marchands – c’est-à-dire des possédants, des capitalistes – ou des travailleurs ont à décider de la juste valeur des choses, de la juste rétribution du travail; qui, en fait, possède le pouvoir réel, à savoir pour Marx le pouvoir économique ?

Cette question n’a pu émerger que parce que l’industrialisation a modifié le rapport que le travailleur avait avec le bien qu’il produisait. Dans le monde artisanal, la valeur du travail se trouve concentrée dans l’objet fini, considéré comme l’oeuvre et la propriété de l’artisan. Alors que dans le monde ouvrier, ce lien entre travail et bien produit est distendu à l’extrême.

Même si le libéralisme économique prôné par les capitalistes semble avoir gagné la bataille du pouvoir, la conséquence majeure de cette lutte fut la reconnaissance, par les deux camps, du travail comme un bien d’échange, parmi d’autres, dont la propriété revient au travailleur. Conséquence positive : l’axiome de la propriété privée – garant de l’équilibre économique pour le libéralisme – donne ainsi au travailleur un statut de possédant et donc d’acteur pour le marché. Le travailleur est reconnu comme partenaire valable car il possède un bien, sa force de travail, à offrir selon les lois de la concurrence et celles de l’offre et de la demande. Cette reconnaissance économique est essentielle pour que le travailleur puisse se considérer comme membre à part entière de la communauté humaine. En effet, le ticket d’entrée dans la sphère économique lui ouvrira aussi la porte dans la vie politique, par l’intermédiaire des mouvements de travailleurs et de leurs luttes pour le droit de vote. Ceux qui n’ont aucun bien à échanger sur le marché, pas même leur force de travail, savent combien ils sont inexistants pour le monde économique et souvent politique : femmes, enfants, malades, vieillards.

L’envers du décor de cette “commercialisation” du travail est la fragilisation du travail en tant que tel. La monétarisation généralisée lisse toute différence entre le travail et n’importe quel autre bien : une heure de travail ou une paire de chaussure, seul importe le prix. On connaît les ravages d’une telle logique sur les conditions de travail lorsque l’offre de travail excède la demande : surexploitation, concurrence technologique, délocalisation, etc. 

     En tant que valeurs, les marchandises ne sont rien d’autre que du travail cristallisé…

     Même si une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur en fait l’égale du produit du travail simple et ne représente donc elle-même qu’une quantité déterminée de travail simple…

     Mais comment mesurer la grandeur de sa valeur ?

     Par la quantité de la substance formatrice de valeur contenue en elle, par la quantité de travail.

    (Karl Marx, Le Capital? Livre Premier, chap.1)

Devant de tels ravages, un traitement spécifique de ce bien particulier qu’est le travail est inévitable. Déjà la bible interdisait aux juifs de vendre ou acheter la totalité des forces de travail d’un homme, ce qui revenait à le réduire en esclavage. Or, de telles situations sont dans la logique du système économique : il existe aujourd’hui encore, de par le monde, des familles qui travaillent – juridiquement en tant qu’hommes libres – pour rembourser les dettes contractées par leur arrière-arrière-grand-père. L’interdiction du travail des enfants, le salaire minimal garanti, la limitation du volume quotidien et hebdomadaire de travail furent parmi les acquis essentiels dans cette lutte pour un traitement spécifiquement humain de ce bien qu’est le travail.

             L’introduction de l’informatique a entraîné une modification qu’on peut résumer comme suit…

            L’activité de l’ouvrier devient indirecte ou subsidiaire, les activités de contrôle et de régulation étant les plus intéressantes. Les compétences, les connaissances, le pouvoir de l’ouvrier ne portent plus sur la matérialité du travail, l’habilité dans l’emploi de la machine et des outils, le contrôle du rythme de travail, mais sur le système de gouvernement du processus productif…

            L’aspect intéressant et, par certains côtés, paradoxal, c’est que l’activité ouvrière devient indifférente à l’objet à transformer… Et cela est paradoxal parce que cela peut faire disparaître la notion même de syndicat d’industrie. Car quelle différence y a-t-il alors entre l’ouvrier de la chimie et de la sidérurgie, entre le travailleur du système intégré par ordinateur qui fabrique des moteurs Fiat ou celui qui fabrique des spaghetti Barilla ?

(Inox, “L’operaio di Processo”, Il Manifesto, Rome, 12 nov. 1986, cité par A.Gorz, Métamorphoses du travail, page 99.)

d) Le travail comme participation

La société industrielle, dès l’origine, a été caractérisée par la concurrence entre le travailleur et la machine : le tisserand fut remplacé par le métier à tisser, qui nécessitait la présence de nombreux ouvriers. La concurrence entre technologie et travailleur a toujours eu comme conséquence une modification profonde de la vie des travailleurs : d’artisan, il est devenu ouvrier; d’ouvrier, il devient machiniste; et de machiniste, gestionnaire d’un système informatisé. La conséquence de cette confrontation sur le nombre d’emplois  a été positive au début de l’ère industrielle et semble être négative actuellement. Quoiqu’il en soit, les déplacements exigés – souvent brutalement – par les révolutions technologiques ont laissé sur le carreau un nombre impressionnant d’hommes et de femmes, ouvriers, petits paysans, artisans ou commerçants.

Cette concurrence possède un point d’équilibre permanent : le succès de toute technologie s’arrête là où le travailleur peut revendiquer son unique et dernier atout, sa qualité d’homme, c’est-à-dire d’être relationnel et responsable. Tous les distributeurs de boissons ne remplaceront jamais le bar-tabac du coin. Aucune machine ne prendra la place de ces métiers de proximité qui, sans nécessiter de hautes compétences, réclament une capacité d’adaptation constante à l’environnement rencontré. Une telle capacité, théoriquement possible pour des machines (pensons aux systèmes experts en informatique), obligerait une sophistication d’un coût disproportionné par rapport au coût d’un “simple” travailleur. La limite de la technologie est en effet sa tendance et son besoin d’évoluer dans un monde standardisé.

Sans faire de la technologie l’unique responsable de l’apparition massive des métiers de service et de proximité, métiers qui se concentrent dans le secteur tertiaire, nous pensons que cette distinction machine-travailleur met bien en évidence les caractéristiques propres à ce “nouveau” type de travailleurs que sont les salariés, employés ou fonctionnaires.[6]

Quelque soit le secteur dans lequel ils travaillent, ces salariés semblent avoir le même type de rapport à leur travail. Ce rapport est vécu sur le mode de participation à un processus de gestion. L’employé est un maillon dans la chaîne de responsabilité de l’entreprise : il donne des instructions à ses subalternes et en reçoit de ses supérieurs, qui eux-mêmes doivent rendre des comptes à d’autres, et ainsi de suite. Il a sa place dans ce réseau de relations et de responsabilités partagées qu’est l’entreprise.

     L’ouvrier qui, devant son tableau de commande, contrôle le fonctionnement ininterrompu d’un système de machines automatiques, ne travaille pas au sens habituel, il n’est pas continuellement actif : il est de service… il agit en fonctionnaire de la machine, mû par une éthique de service requérant sa présence et sa compétence

     Il ne se distingue en rien du fonctionnaire qui, lui aussi, n’est responsable dans son domaine limité que de l’exécution ponctuelle de taches prédéfinies.

(Oskar Negt, Lebendige Arbeit, enteignete Zeit, 1984, cité par A.Gorz, Métamorphoses du travail, p.107)Cet aspect du travail salarié est cependant contre-balancé par un anonymat croissant. La compétence “d’être relationnel et responsable” exigée par ce type de travail est en effet une caractéristique commune à tous les employés, leurs autres qualités humaines passant au second plan. Il s’ensuit une interchangeabilité entre les personnes elles-mêmes, devenues des individus plus ou moins anonymes pour l’entreprise. D’autre part, un sentiment de détachement et d’indifférence par rapport aux finalités de l’entreprise se développe parmi les membres du personnel, accomplissant correctement leurs tâches mais sans autre investissement affectif. La “fonctionnarisation” et la “bureaucratisation” en sont des conséquences immédiates. 

e) Conclusions

Chacun de ces aspects du travail correspond plus ou moins à une figure historique du travailleur : le labeur du paysan, l’oeuvre de l’artisan, le travail de l’ouvrier et l’emploi du fonctionnaire.

Evidemment, de telles distinctions déforment la réalité en la simplifiant à l’extrême. Toutes ces catégories s’entrecroisent, en effet, en la personne de chaque travailleur. 

De plus, à l’intérieur de chaque groupe de travailleurs existe une diversité dont il est bon de prendre conscience : tous les ouvriers ne sont pas des manoeuvres, toutes les secrétaires ne sont pas de direction.

Robert Reich propose, par exemple, une nouvelle classification du travail en fonction du type de relation qu’entretient le travailleur avec son environnement[7] :

Il y a au bas de l’échelle le travail routinier de production où le travailleur est lié à un outil de production, susceptible lui-même d’être “délocalisé” : ouvrier, manoeuvre, petit artisan, encodeur. C’est le type d’emploi, proche du travail ouvrier, qui subira de plein fouet la concurrence des pays “émergents”. 

Viennent ensuite les emplois de service et de proximité où le travailleur est nécessairement en contact avec des clients liés à des zones géographiques bien précises : hôtesse, infirmière, peintre en bâtiment, commerçant. Ces métiers, forment actuellement la majorité de nos emplois. Par essence non “délocalisables”, ils sont le lieu de concurrence entre population autochtone et immigrée.

Au sommet de la hiérarchie se rencontrent les emplois de “manipulateurs de symboles” qui gèrent les situations difficiles, conçoivent les nouveaux produits et font fonctionner leur créativité en toute liberté. Ce sont les managers, les chercheurs et autres concepteurs. Hautement qualifiés, ils sont libres de toute lien que ce soit vis-à-vis d’un outil de production, d’un pays ou d’une firme particulière.

Cette typologie est très hiérarchisée, et peut conduire au dénigrement des travaux de « bas étage » dans l’échelle. S’il est vrai que ces « petits » métiers sont plus fragiles, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être vécus dans une très grande dignité et qualité de relations humaines.

Il faut éviter, nous semble-t-il, d’hiérarchiser les types de travaux, mais plutôt de voir en chacun sa spécificité et sa valeur, tout en essayant d’y intégrer le plus possible les valeurs des autres manières de travailler : l’écologie du paysan, la force et le dynamisme de l’ouvrier, la créativité de l’artisan, la mise-en-relation de l’employé, etc.  

En conclusion, le travail est intimement lié aux capacités et qualités de l’homme et de la femme, et il doit les mettre en valeur. Le travail n’est pas un pis-aller, une nécessité mais véritablement une expression de notre humanité. A nous de le rendre plus humain, pour le plus grand nombre.

Notes :

  • [1]Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1992, page 2159.

    [2]Cité par Annie Jacob, in Partage, numéro 92, octobre 1994, page 16.

    [3]Cette acception du mot “travail” se généralisera à toute activité produisant un effet, qu’elle soit humaine ou non.  On parlera du “travail des ans” ou “du bois qui travaille la nuit”.

    [4]cfr.H.Arendt, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy (éd.Pocket), 1961, page124 et A.Gorz, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Galilée, page 28.

    [5]Les trois catégories proposées par H.Arendt sont à comprendre dans le contexte de l’agir humain en général, qui déborde largement le cadre de cette étude.

    [6]En France, il y avait dans les années soixante-dix moins d’un travailleur sur deux employé dans le tertiaire (47%).  Vingt cinq ans plus tard, il y en a plus de deux sur trois (68%).

    [7]R. Reich, L’économie mondialisée, chap.2 : les trois catégories d’emplois de l’avenir, page 157, Dunod, Paris, 1993.