Un soir d’hiver à Paris en 2014 : un groupe d’une vingtaine d’étudiants et jeunes professionnels se préparent à écouter un jeune jésuite leur parler de théologie de la Création et de l’écologie dans la Bible. Mais voilà que plutôt que de commencer par les premières pages de la Genèse, l’orateur leur pose une question : « Pour vous, qu’y a-t-il de plus urgent à faire face à la crise écologique et sociale ? »

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En Question n°131 - décembre 2019

Le temps de l’écologie intégrale

comment vivre le paradoxe entre l’urgence écologique et sociale et la nécessité de ralentir ?

Un soir d’hiver à Paris en 2014 : un groupe d’une vingtaine d’étudiants et jeunes professionnels se préparent à écouter un jeune jésuite leur parler de théologie de la Création et de l’écologie dans la Bible. Mais voilà que plutôt que de commencer par les premières pages de la Genèse, l’orateur leur pose une question : « Pour vous, qu’y a-t-il de plus urgent à faire face à la crise écologique et sociale ? »

crédit : Daniel Von Appen – Unsplash

Urgence, le mot est lâché. À raison si l’on écoute le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) qui affirme en 2018 que nous avons 12 ans pour agir et tenter de limiter le réchauffement global en-dessous de +1,5°C en 2100.

Mais revenons en 2014 à notre soirée parisienne. Les jeunes se réveillent un peu après une longue journée de travail, ils commencent à réfléchir, puis les idées fusent : « Il faut baisser notre consommation de viande », « Il faut passer à 100% d’énergie renouvelable », « Il faut changer nos méthodes de gouvernance »… Propositions pertinentes qui tentent de répondre à l’urgence. Mais voilà que le jeune théologien qui va commencer sa conférence surprend l’auditoire : « Vous avez en quelque sorte tous raison, tout cela est urgent. Mais je crois que le plus urgent, c’est de savoir s’arrêter ».

Arrêter, l’autre mot est lâché. Nous rejoignons ici la critique de la « rapidación » dénoncée par le Pape dans Laudato si’ n.18, critique largement faite à notre temps d’accélérer sans cesse la vie, la rendant prédatrice et invivable.

Urgence à agir versus savoir s’arrêter : comment pouvons-nous vivre un rapport au temps qui semble d’emblée paradoxal en ce temps de crise écologique et sociale ?

Le plus urgent, c’est de savoir s’arrêter

Il y a dans cet énoncé provocant une vérité fondamentale : aimer prend du temps. En effet, pour parler comme le renard du Petit Prince : « On ne connaît que les choses que l’on apprivoise. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands ». Si nous désirons entrer dans une conversion écologique pour prendre soin de notre maison commune, il nous faut aimer cette maison commune, aimer ses habitants humains et autres qu’humains, aimer sa vie, sa beauté. Et pour aimer cette maison commune, il nous faut la connaître. Intellectuellement sans aucun doute, et chacun sait que le temps des études peut être long. Mais aussi affectivement, corporellement, spirituellement. Pour connaître, il nous faut ainsi contempler et pour contempler, il nous faut savoir nous arrêter et nous émerveiller. Si nous ne savons pas nous arrêter pour contempler, connaître et aimer, alors nous chercherons à combler le vide laissé par l’amour et comme les hommes du Petit Prince, nous courrons acheter des choses toutes faites chez les marchands de rêve du shopping d’à côté, ou de la publicité sur notre écran.

Oui, il est certainement urgent pour nous de savoir nous arrêter pour contempler. Posons-nous donc la question une fois par semaine, ou même une fois par jour : aujourd’hui, qu’ai-je contemplé ? Peut-être qu’au début nous n’aurons pas grand-chose à répondre. Mais que cela ne nous décourage pas. Voilà plutôt une invitation à revoir notre gestion du temps et à essayer de trouver une place pour laisser le temps au temps, le temps à la contemplation, à la connaissance, à l’amour. Par exemple : est-ce que mon trajet quotidien pourrait devenir un temps de contemplation plutôt que de consommation de réseaux sociaux ou d’énervement automobile ?

Il y a fort à parier qu’en nous ménageant ces espaces-temps, nous rentrerons dans un rapport plus gratuit à ce qui nous entoure, à celles et ceux que nous croisons. Nous pourrons alors être plus disponibles pour entrer avec d’autres dans une réelle dynamique de conversion écologique ; conversion qui sera d’autant plus durable et forte qu’elle sera initiée par l’amour de ce que nous avons pris le temps de contempler.

Gagner du temps, collectivement

Mais il arrivera peut-être qu’au milieu de notre rapport plus contemplatif et donc plus apaisé au temps, l’urgence de la crise écologique et sociale refera son apparition. Comment pourrait-il en être autrement quand ce que nous aimons contempler disparaît ou est menacé de disparition ? Comment avoir un rapport contemplatif au temps et aux créatures qui partagent avec nous la maison commune quand nous savons que nous sommes aujourd’hui en train de vivre la sixième extinction de masse ?

Peut-être pouvons-nous alors réentendre le mot du Pape « Le temps est supérieur à l’espace » (Evangelii Gaudium, n.222). Autrement dit, initier des dynamiques est plus important que de contrôler des processus. Initier notre conversion écologique est plus important que de savoir si nous avons déjà trouvé et contrôlé les processus afin de garantir une sortie de crise heureuse.

Mais il est certain que les échéances se rapprochent et que le rythme lent de la contemplation et des processus de croissance biologiques se heurte à cette urgence. Pour une part, c’est une bonne chose car en rentrant dans ces rythmes, nous résistons à la rapidación et entrons déjà dans une conversion écologique. Nous initions donc un processus. Cependant cette mise en route personnelle n’est pas suffisante. En France, on estime que si 25% des réductions d’émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) relèvent de l’action individuelle, 75% relèvent de changements collectifs[1]. Entrés dans un processus de conversion écologique qui ralentit et prend le temps de la contemplation, il nous faut donc travailler à ce que ce processus initié à l’échelle personnelle et familiale se traduise à l’échelle collective. On arrive ici dans le temps collectif, le temps long des mobilisations associatives et du changement des organisations, et le temps du politique avec les élections qui rythment notre vie de citoyens en pays démocratiques. S’il s’agit bien de respecter ces rythmes institués, il nous est sans doute nécessaire de travailler à une rapide prise en compte de l’urgence climatique. On peut considérer que les opérations de désobéissance civile menées par différents groupes d’activistes en Europe ces derniers mois correspondent à cette exigence que nos communautés politiques accélèrent leur transition écologique et sociale.

Pour assurer ce passage entre l’échelle personnelle et familiale et ces échelles collectives politiques plus larges, un enjeu majeur se dessine sur notre part de vie en collectivité, en communauté. Des communautés à taille humaine où nous partageons ou partagerons une part de nos travaux, de nos infrastructures quotidiennes. Des communautés de vie où nous pourrons expérimenter et vérifier que « seul on va plus vite, mais ensemble on va plus loin ». Or l’enjeu est bien d’entrer dans sur un chemin de conversion qui sera long et parfois difficile si nous voulons que nos sociétés changent de modèles. Ces communautés, telles les lieux de vie partagés du réseau Oasis Colibris[2], sont des lieux où un rapport au temps plus apaisé peut se développer. En effet, comme me le faisait remarquer une étudiante après deux semaines de vie dans notre communauté au Campus de la Transition[3] :

« Sans la communauté, sans le partage des tâches qui me permet de travailler au chantier d’isolation pendant que d’autres prennent le temps d’éplucher et de préparer les légumes du repas frais et végétarien, je n’aurais juste pas le temps de mettre en œuvre un réel changement de vie. Et, quand je suis fatiguée ou découragée par les mauvaises nouvelles de l’inaction politique, seule je tends à déprimer et à désespérer. Tandis qu’ici, à table ou les mains dans la terre, je retrouve avec les autres l’envie et le sens de l’action et de l’engagement ».

Oui, vivre ensemble de façon quotidienne, partager des « communs » et un projet d’action, cela permet de constituer des communautés humaines qui soutiennent et permettent une décélération du temps tout en gagnant en efficacité face à l’urgence écologique et sociale. Si la mise en place et le soin de ces communautés est un réel défi, il existe aujourd’hui de nombreux outils pour se former à la gouvernance partagée, à la mise au point de collectifs et au développement de l’intelligence collective. Il est donc raisonnable de penser que cet échelon de communautés à taille humaine peut aujourd’hui se développer et aider chacun et chacune d’entre nous à vivre la tension entre la nécessité de ralentir nos modes de vie et celle d’agir collectivement de façon urgente face à la crise écologique et sociale.

Entrer dans le temps long de l’espoir

Il faut cependant terminer en mentionnant que, même si nous sommes personnellement entrés dans un processus de conversion écologique et un rapport au temps plus apaisé, même si nous avons trouvé la communauté qui soutient et amplifie ce processus pour répondre plus efficacement à l’urgence écologique, les nouvelles du monde peuvent nous décourager. Comme la sœur Anne du Barbe Bleue de Perrault, à la question « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? », nous aurions envie de répondre « Je ne vois que les températures qui plussoient et les êtres qui mourroient ».

Il nous faut admettre que notre rapport au temps entre dans un moment fragile et incertain et personne aujourd’hui ne saurait prétendre avoir le fin mot de l’histoire ni la position juste à adopter. Mais peut-être qu’il nous faut entendre dans ces tic-tacs aux accents apocalyptiques une invitation à demeurer, à être des contemplatifs dans la nuit, capables de voir et de nous réjouir des petites lumières quotidiennes autour de nous. Des contemplatifs dans l’action avec d’autres, les mains dans la terre, les idées en partage, la communauté en bandoulière ; des veilleurs plein d’espoir au sens où l’entendait l’ancien président tchèque Vaclav Havel : « L’espoir n’est certainement pas la même chose que l’optimisme. Ce n’est pas la certitude que quelque chose se passera bien, mais la certitude que quelque chose a du sens, indépendamment de la façon dont cela se termine ».

Le sens. Chercher et trouver le sens dans notre façon d’agir, de vivre le temps : voilà peut-être la clé pour finalement vivre sereinement la tension déjà bien présente entre nécessité de décélérer et urgence d’agir face à la crise. Car cette tension risque peu de se résorber d’elle-même dans les décennies à venir. Mais si nous savons que ce que nous faisons de notre temps a un sens, personnel et collectif, alors nous pourrons goûter ce temps. Car il sera porteur d’espoir.

Notes :

  • [1] www.carbone4.com/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdf

    [2] www.colibris-lemouvement.org/projets/projet-oasis

    [3] https://campus-transition.org/