Le 08 novembre 2007

Le développement durable. Une question de spiritualité

Après un bref rappel sur le concept de développement durable, cette analyse propose une réflexion sur le lien entre ce concept et la spiritualité chrétienne. L’auteur cherche à montrer l’apport de la spiritualité chrétienne aux trois piliers du développement durable, à savoir l’écologie, l’économie et les relations sociales ou sociétales. Economiste et théologien, Edouard Herr est membre du Centre AVEC. Il est également conseiller spirituel à l’UNIAPAC (Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise) ainsi que professeur aux Facultés universitaires N.D. de la Paix (FUNDP, Namur) et à l’Institut d’Études Théologiques (IET, Bruxelles). 
 

Nous vivons dans une époque absolument unique et décisive pour l’avenir de l’humanité.

En effet sous l’impulsion de la technique et de l’économie nous sommes en présence d’un processus d’unification de l’humanité, qu’on appelle globalisation ou mondialisation.

Or, ce processus est traversé par des tensions, des contradictions, des défis et des divisions extraordinaires : affrontement des cultures, division entre riches et pauvres, compétitions sans merci entre nations, limites des ressources et menaces climatiques, capacités de destruction inouïes. Bref, la perspective est exaltante, mais la réalisation est pleine de problèmes.

C’est dans  ce contexte qu’est né le concept de développement durable : arriver à faire évoluer ce monde divisé selon un chemin harmonieux qui garantit l’avenir et une vie digne à la masse des indigents de notre époque.

En somme, on peut y retrouver ce que le philosophe Emmanuel Kant présentait comme critère d’une action morale valable : agis de manière telle que ton modèle, ton comportement, ton système, puisse être universalisable. C’est bien cela, au niveau de toute l’humanité que veut réaliser le développement durable. Nous savons que, en ce qui concerne  notre style de vie, beaucoup doit changer pour être durable au bénéfice de  tout le monde, y compris des générations à venir et de  l’immense masse des pauvres, en vue de  mener une vie humaine digne.

L’apport de la spiritualité

Devant cette pro-vocation, l’humanité doit puiser dans ses ressources les plus profondes et les plus vitales pour faire face. Dans ce sens, il est tout à fait normal d’appeler à la rescousse l’énergie la plus précieuse à savoir la spiritualité.  De la spiritualité d’ailleurs, tout le monde en parle, les athées tout autant que les autres[1].  Quant à la spiritualité chrétienne, elle est particulièrement concernée, car mondialisation ou globalisation et vision chrétienne traitent tous les deux du processus d’unification de l’humanité.

Mais qu’est-ce la spiritualité chrétienne ?  C’est très simple : c’est l’expérience vive de Dieu, dans la personne de Jésus-Christ, selon son Esprit d’amour. Où faisons-nous cette expérience ?  La Bible parle souvent du cœur, de l’homme intérieur, de la prière, des moments de décisions importantes, des célébrations eucharistiques, des rencontres humaines authentiques, etc. Cela consiste en quoi ?  Le prophète Michée le résume ainsi : « accomplir la justice, aimer la bonté, marcher humblement avec ton Dieu »[2]. Pour Zachée, le publicain, percepteur d’impôt, son désir profond c’était de « voir qui est Jésus »[3]. Ce n’est pas une expérience qui nous sépare du monde, mais au contraire elle nous conduit à prolonger l’Incarnation dans nos situations concrètes d’aujourd’hui.

Pourquoi est-ce si important d’appeler  la spiritualité à la rescousse ?  Nous cherchons à travers le développement durable un rapport réconcilié avec autrui, le monde et nous-mêmes. Or, dans la conception chrétienne du monde, Dieu est le créateur et le réconciliateur de cet univers. Dès lors, selon cette conception, vivre en communion avec Lui, c’est posséder la clé de l’attitude vraie à l’égard du monde.

Le Cardinal Godfried Danneels livre la parabole suivante : dans notre Occident nous vivons encore souvent des valeurs morales issues du christianisme, mais nous oublions de plus en plus souvent que ces valeurs, pour être durables et opératoires, doivent être enracinées dans une spiritualité vivante. Sinon ces valeurs sont comme des fleurs coupées qui vont mourir faute d’enracinement spirituel.

L’impact révolutionnaire de la spiritualité chrétienne en matière de civilisation est éclatant : la base de nos systèmes sociaux et culturels c’est l’égale dignité des personnes. Et, aux yeux des chrétiens, cette dignité égale de toutes et de tous s’enracine dans l’amour fidèle du Christ, Sauveur, à l’égard de tout être humain. Régine Pernoud, spécialiste du Moyen Age[4], a montré que la célébration de l’eucharistie a amené très tôt les communautés chrétiennes à changer leur comportement en matière de droits des femmes, des enfants, ainsi que des esclaves. Il faudrait aussi songer au mariage qui est devenu sous l’influence du christianisme une alliance entre deux personnes égales en dignité et en liberté.

Le développement durable est concerné par trois domaines essentiels : l’écologie, l’économie, et la société au sens large. La durabilité, et la « soutenabilité » doivent se vérifier dans ces trois champs stratégiques. Dès lors, je désire montrer l’apport de la spiritualité chrétienne à ces trois piliers du développement durable : il s’agit d’une vision et d’une impulsion.

Ecologie

Aujourd’hui, on assiste à deux tendances fondamentalistes : l’une c’est la « deep ecology » où l’homme est considéré comme une espèce biologique parmi d’autres du  cosmos dans lequel on doit le forcer à rentrer : de notre point de vue c’est une régression. L’autre c’est l’exploitation sans limites de l’environnement, ne fut-ce qu’à cause des urgences de la stricte survie ici et maintenant. Attitudes de soumission d’une part et de domination de l’autre, esclave ou maître. Selon une vision chrétienne, l’environnement est d’abord un don au sein d’une relation de confiance entre Dieu et toute l’humanité. Dès lors, pour l’homme,  les attitudes qui répondent à ce don sont confiance, responsabilité et action de grâces et constituent le rapport le plus radical. L’orientation de fond n’est pas utilitaire, mais de respect reconnaissant. L’homme y est debout, et dispose d’une mission d’intendance au service « de tous les hommes et de tout l’homme »[5]. On n’est pas non plus dans une relation de jalousie avec les dieux grecs comme dans le mythe de Prométhée. Finalement, aucun bien de l’univers ne peut prendre la place de Dieu,  pas même l’argent. Le danger d’idolâtrie nous guette encore aujourd’hui et il est destructeur pour l’environnement…

L’apprentissage sérieux d’une telle attitude aurait des conséquences incalculables sur notre relation à l’univers.  Donc la Parole de Dieu ne donne pas seulement un éclairage, mais aussi une espérance.

Economie

Ce n’est pas le lieu d’aborder ici en détail les questions cruciales qui se posent au niveau du système  économique concret fonctionnant  aujourd’hui au niveau mondial. Nous avons fait une telle étude ailleurs[6]. Ici il s’agit de montrer dans quel sens la spiritualité chrétienne éclaire et insuffle une nouvelle vision-attitude en ce qui concerne la finalité de l’économique.

Celle-ci peut s’énoncer comme suit : l’économie vise à fournir à l’homme (universel et intégral) les biens et services qui lui conviennent pour vivre dignement. Cette définition va plus loin que la définition commune qui parle de produire des biens et services qui répondent aux besoins des hommes. Il nous semble que le concept de besoin n’est pas suffisamment spécifique à l’humain et à sa tâche.

Par ailleurs, d’un point de vue spirituel chrétien, on se rend compte que l’eucharistie consiste à offrir aux croyants la nourriture nécessaire pour la vie éternelle.  Dès lors le rapprochement entre économie et eucharistie est éclairant pour les deux. 

Effectivement le sacrement de l’eucharistie éclaire beaucoup l’économique. Selon l’eucharistie non seulement le travail transforme le monde des choses pour en faire du pain, symbole de vie, mais avec le Christ, nous nous livrons comme pain de vie  (« ceci est mon corps livré pour vous ») à autrui pour ne faire plus qu’un seul corps. A travers la production et l’échange des choses, c’est le Christ et nous qui nous livrons à autrui pour former l’unité autour de Lui. Unité et Réconciliation[7].

A notre époque de mondialisation ce mystère est bouleversant et les conséquences éthiques sont incalculables. Nous ne sommes pas seulement des entrepreneurs terrestres, mais à travers notre labeur ici-bas, nous construisons aussi le Royaume des Cieux.  C’est au cœur de la foi chrétienne.

Relations sociales ou sociétales

Nous ne le savons que trop, les relations sociales fonctionnent en grande partie selon la logique Maître-Esclave (cfr. Hegel, Marx). Les forts font ce que leurs forces leur permettent et les faibles font ce qu’on leur impose de faire.

Or, au chapitre treize de l’évangile selon saint Jean, se trouve le lavement des pieds : Jésus, sachant qui Il est et où Il va nous révèle qui est Dieu et comment Il vit ses relations sociales. Il ne s’agit pas d’une anecdote, mais du moment le plus solennel de la vie de Jésus avec ses disciples au cours du dernier repas. Il sait qu’Il est le Seigneur et comme tel Il prend librement la place du serviteur aux pieds de ses disciples. C’est bouleversant et révolutionnaire socialement.

Toute autorité est un service. C’est une subversion de la dialectique Maître-Esclave. L’amour de Dieu pour chaque personne humaine l’amène aux pieds de nos libertés, à leur service.

Dès lors, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif, nos talents, nos forces, nos autorités, nos dons ne donnent du fruit qu’en servant. On le sent bien, cette attitude ne reste pas enfermée dans le cercle vicieux de la dialectique du Maître et de l’Esclave, mais elle innove par une attitude de non-violence créatrice.  Voilà ce que Jésus entend par aimer jusqu’au bout.

Entre la mondialisation et la spiritualité il y a des ponts, l’un d’eux s’appelle développement durable. C’est un concept éthique qu’il s’agit évidemment d’articuler à la spiritualité pour choisir, comme il est dit au Deutéronome (30,19), la Vie. L’espérance nous assure qu’il existe des espaces de liberté pour cela.

Notes :

  • [1] Voir, par exemple, Luc Ferry, L’homme-dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996. Dans la suite de notre réflexion, nous nous référerons plus particulièrement à la spiritualité chrétienne.

    [2] Mi, 6, 8. Michée s’exprimait vers 720 avant notre ère.

    [3] Évangile selon saint Luc, 19, 3.

    [4] Voir par exemple son livre La femme au temps des cathédrales, Évreux, Stock, 1980.

    [5] Voir l’encyclique de Paul VI Populorum Progressio, sur le développement des peuples (1967).

    [6] Edouard Herr, « Bible et mondialisation », dans Bible et économie, dir. Fr. Mies, Presses universitaires de Namur et Éd. Lessius (Bruxelles), 2003, pp. 119-151.

    [7] Voir Karen Blixen, Le festin de Babette.