Le 29 décembre 2006

Le chrétien dans la cité

Réflexion chrétienne sur l’engagement

Préface

Prendre sa part à la construction de la société dans laquelle nous vivons, faire avancer le monde, en prenant conscience de ses enjeux, en les évaluant, en imaginant les solutions qu’il convient de privilégier, en prenant nos responsabilités pour les mettre en œuvre… Personnellement et collectivement. Telles sont les perspectives qui nous animent ou devraient nous animer comme citoyens.

Tout cela ne peut néanmoins se réaliser que si nous nous mettons au clair avec le sens que nous y découvrons et qui soutiendra notre agir. Si objective soit-elle, une analyse des situations est déjà sous-tendue par une conception de vie. A fortiori lorsque nous préconisons des façons de vivre ensemble, des politiques. Il est dès lors essentiel de prendre conscience de nos conceptions de vie, autrement dit de nos « idéologies ». Une idéologie, nous en avons tous : en son sens originel une idéologie n’est-elle pas une parole (logos, en grec) exprimant une vision (idein, voir, en grec), une conception de vie ? Le mot fait peut-être peur, car il peut évoquer des discours qui prétendraient justifier fallacieusement des comportements en fait très intéressés ou même carrément injustifiables. Pourtant, il faut bien le reconnaître, dès qu’il agit consciemment, l’être humain s’appuie sur une idéologie. Toute la question est de voir si celle-ci est pertinente et fondée.

Que l’on soit athée, agnostique, déiste, théiste, humaniste, religieux, que l’on soit libéral, socialiste ou autre…, il est donc important de mettre au jour la conception de vie qui nous inspire et de l’examiner avec esprit critique.

Voilà la raison de cette étude. Dans le prolongement de celle que nous avons précédemment menée sur les fondements de la démocratie[1], il nous a paru nécessaire d’inciter ceux et celles qui se réfèrent à la foi chrétienne, à réexaminer – de façon critique – la façon dont leur foi sous-tend leur engagement comme citoyens dans le monde d’aujourd’hui.

L’auteur de la présente étude est bien armé – si je puis dire – pour mener à bien l’objectif poursuivi. Théologien catholique, il est impliqué depuis de nombreuses années, en collaboration avec des personnes et associations de tous bords, dans les luttes pour le respect des droits humains et la construction d’un monde juste. C’est à partir des situations vécues sur le terrain qu’il a été amené à réinterroger les fondements scripturaires de la foi chrétienne et à mener sa réflexion avec rigueur.

Dans les textes fondateurs du christianisme, la notion de « Royaume de Dieu » occupe une place centrale. Il est intéressant de voir combien l’enracinement de l’auteur dans l’aujourd’hui de la société l’a aidé à redécouvrir le sens originel de cette notion fondamentale. Une redécouverte qui, loin de contredire ce qui est essentiel dans le message évangélique, en renouvelle la compréhension et incite à en déployer les virtualités (décapantes) qui conduisent à un engagement solide pour construire aujourd’hui un monde juste et fraternel – et cela en reconnaissant la véritable valeur de tous ceux et celles qui œuvrent dans ce sens.

Je remercie Jean-Marie Faux d’avoir réalisé cette étude où il livre sa réflexion, partagée par les autres membres de l’équipe du Centre Avec. En la publiant, nous espérons qu’elle aidera les chrétiens à se mettre au clair avec les convictions qui peuvent inspirer leur propre agir sociétal. Nous espérons aussi qu’elle pourra intéresser celles et ceux qui, tout en ne partageant pas leur foi, sont curieux de connaître de façon plus rigoureuse ce qui peut inspirer les personnes de conviction chrétienne avec lesquelles ils entendent construire la société d’aujourd’hui et de demain.

Guy Cossée de Maulde
Directeur du Centre Avec

Avant-propos

L’intention de cette étude et sa nécessité s’enracinent dans une double expérience, d’une part l’engagement avec des personnes et des associations de tous bords pour la construction d’une société juste, d’autre part la participation à la vie et à la mission de l’Église en y rendant présente la préoccupation sociale et citoyenne. Cette double expérience est celle de l’auteur, théologien de formation et de profession mais aussi militant antiraciste. C’est aussi l’expérience du Centre AVEC, activement engagé par exemple dans le Forum Asile Migrations ou la CNAPD (Coordination Nationale d’Action pour la Paix et la Démocratie) mais très présent aussi dans les activités du Congrès « Bruxelles Toussaint 2006 ». Depuis pas mal d’années, à travers cette double expérience, s’est élaborée en nous et entre nous et imposée à nos esprits une certaine manière de comprendre les rapports entre l’Église et le monde, entre la foi et la vie. Nous avons eu l’occasion de la préciser et de l’exprimer au fil d’interventions de toutes sortes : articles, conférences, collaborations diverses. Aujourd’hui, nous ressentons le besoin de donner à tous ces travaux un fondement et une justification plus systématique.

La référence chrétienne fondamentale est la notion de Royaume de Dieu. Elle occupe une place centrale dans les évangiles, étroitement liée à la personne de Jésus-Christ, ce qui justifie un chapitre exégétique détaillé. Elle reste présente tout au long de l’histoire de l’Église et de l’histoire tout court, que nous parcourrons au fil des deux chapitres suivants. Toutefois nous n’avons pas voulu faire une histoire de l’idée du Royaume de Dieu. Nous avons seulement voulu produire un argumentaire solide et équilibré pour expliquer et fonder une conception de la foi chrétienne qui envoie le chrétien dans le monde avec ses frères et sœurs humains pour construire un monde juste et fraternel, le monde selon le cœur de Dieu.

Chapitre I : Approches et problématique

Approches

J’aimerais introduire le lecteur à cette réflexion sur le chrétien dans la cité, en lui faisant part de deux expériences vécues qui ont fortement marqué mon itinéraire intellectuel et spirituel. La première est une démarche d’Église à laquelle j’ai eu le privilège d’être mêlé de près. L’autre est, plus banalement, une intuition très vive qui m’a saisi en entendant une conférence.

De 1997 à 1999, le vicariat francophone de l’Église de Bruxelles, sous la conduite de Mgr Paul Lanneau, a vécu une démarche « quasi-synodale » de réflexion et de ressourcement. Cette démarche connut un tournant important, le 3 octobre 1998, lors du lancement de l’année pastorale. Un premier document, élaboré en cours d’année, avait articulé la matière autour de trois axes : Des communautés ressourçantes ? Et l’Église, ça marche ? Chrétiens en divers-cité. Or, lorsque, le 3 octobre, Paul Lanneau lance la troisième étape, « Agir », il commence par le troisième axe, Chrétiens en divers-cité. Il justifie comme suit le changement de perspective : « L’Église est appelée à être au cœur du monde le signe de l’Amour agissant de notre Dieu. Elle est au service du Royaume qu’elle cherche humblement à faire advenir avec toutes les personnes de bonne volonté ». Dans la version définitive Un pari pour l’espérance, le premier axe (premier chapitre) reçoit une nouvelle formulation « Oser l’Évangile dans la ville mosaïque ». J’y retiens cette phrase : « L’Église est là pour la société des humains, pour l’espérance du monde » et ce commentaire : « D’une part, les communautés chrétiennes sont, avec d’autres, au service d’une croissance en humanité. Car le Règne de Dieu est à l’œuvre partout où des hommes et des femmes agissent comme le faisait Jésus, luttant contre tout ce qui empêche de vivre libre et responsable, rendant l’amour de Dieu manifeste à travers l’amour humain ; d’autre part, toute communauté chrétienne est appelée à témoigner de la Parole qui la fait vivre… ».

J’ai eu la grâce d’être associé de près à la préparation de la journée du 6 novembre 1999 qui fut comme le couronnement de la démarche et en vérifia la justesse en manifestant le nombre et la qualité des engagements des catholiques bruxellois dans la vie de leur ville. J’y ai puisé une confirmation autorisée et un élan décisif pour cette théologie du chrétien dans la cité qui commençait à s’élaborer en moi.

L’autre expérience est plus circonstancielle. Un théologien, très engagé dans le dialogue interreligieux et interconvictionnel faisait une conférence lors d’une Assemblée générale de la Commission Justice et Paix Wallonie-Bruxelles. Il se situait par rapport au document épiscopal « Envoyés pour annoncer », proposé aux catholiques pour l’année 2002. Pour exprimer visuellement sa pensée, il dessinait deux cercles, l’Église, le monde (ou les chrétiens, les autres) et faisait comprendre qu’il fallait cesser d’aller simplement vers le monde (une flèche sortant du premier cercle en direction de l’autre) pour entrer en dialogue (deux flèches sortant des deux cercles et allant à la rencontre l’une de l’autre). Tout à coup me sauta aux yeux que, dans ce schéma, même si c’était pour entrer en dialogue avec lui, l’Église, le chrétien se mettait encore en dehors du monde et en face de lui. Or il n’y a qu’un seul monde, celui où nous sommes ensemble, tous les humains. C’est dans ce monde que grandit le Royaume de Dieu. Avant tout face à face, si égalitaire qu’il soit, avant le dialogue, il y a l’humanité commune, le destin commun de l’humanité, la responsabilité commune de la planète. Si l’on veut représenter cela visuellement, il faut d’abord nous mettre tous dans un unique grand cercle, avant éventuellement d’y distinguer deux ensembles plus petits[2]. Loin d’être mécontent de ma remarque, le conférencier l’accueillit avec enthousiasme. Œuf de Colomb ? Pourquoi pas ? Il reste que cette remarque de bon sens élémentaire commande tout un renversement de perspective dans la manière de penser l’Église et le chrétien dans le monde.

Problématique

On connaît le propos d’Alfred Loisy : « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue ». Dans la perspective critique de cet exégète, l’affirmation signifie à la fois l’illusion de Jésus qui attendait une fin des temps proche, comme en témoignent les discours eschatologiques des évangiles et la discontinuité entre Jésus et l’Église ou, si l’on préfère, la fondation tout humaine de cette dernière. Je voudrais reprendre le propos dans une vision de foi tout à fait traditionnelle. Je crois tout à fait que Jésus a fondé l’Église : il a rassemblé des disciples et il leur a confié la continuité de son œuvre. Depuis l’appel des apôtres jusqu’à leur envoi « dans le monde entier » après la résurrection, en passant par la confession de Pierre, la volonté de Jésus de constituer une communauté qui continue et déploie sa mission messianique ne fait aucun doute. Mais quel est le rapport de cette communauté avec le Royaume annoncé et instauré par Jésus ? C’est là que réside la question.

Dans un premier temps, il est hors de doute que les premiers convertis attendaient un retour proche du Seigneur en gloire. Voir notamment la première Épître de Saint Paul aux Thessaloniciens, avec la question angoissée des nouveaux convertis : qu’adviendra-t-il de nos défunts ? Cependant dès la fin du premier siècle, date des derniers écrits du Nouveau Testament, se pose la question du retard de la parousie (retour du Christ à la fin des temps). La seconde épître de Pierre invite les fidèles à ne pas se décourager car, « pour le Seigneur, mille ans sont comme un jour et un jour comme mille ans » (2 P 3,8). Avec l’expansion du christianisme, puis son accès au statut de religion officielle dans l’Empire romain, on tend vers une identification entre le Royaume et l’Église. Nous reviendrons sur ce processus dans le troisième chapitre. Bornons nous, pour l’instant, à dégager la problématique.

Elle est double. D’une part, se pose la question du rapport entre ici bas et au-delà. D’autre part, entre le Royaume et l’Église.

Dans l’espérance messianique, telle qu’elle est vivante au temps de Jésus, le Royaume est à venir. Et cela, quelle que soit la manière de l’envisager : Royaume terrestre à instaurer, Royaume eschatologique, Royaume intérieur. Jésus affirme qu’il est arrivé. Malgré la différence entre les espérances et la réalité qui arrive, malgré le retard de la parousie, la foi chrétienne dans le caractère unique et définitif de l’événement de Jésus, mort et résurrection, n’a jamais flanché. Mais il a fallu assimiler le retard. La réponse de Paul aux Thessaloniciens inquiets amorce l’évolution. Les morts comme les vivants auront part à la résurrection. Le Royaume sera rejeté dans l’au-delà. L’espérance porte sur la vie après la mort, en même temps que la crainte d’ailleurs. Les textes sur le jugement dernier vont dans le même sens. Le Royaume est identifié à la gloire du ciel : l’Église triomphante. La vie sur la terre devient le moyen de « gagner son salut ». Cette sorte d’instrumentalisation de l’ici-bas en vue de l’au-delà est sensible notamment dans la pratique de l’aumône, en particulier des legs par testament en faveur de bonnes œuvres, ou encore dans la pratique des indulgences. C’est –et cela restera toujours – dans cette vie-ci qu’on décide de son destin mais c’est dans l’au-delà qu’il s’accomplit.

L’autre rapport est celui qu’il y a entre l’Église et le Royaume. En même temps que le Royaume est rejeté dans l’au-delà, l’Église tend à occuper ici-bas toute la place. Elle devient l’unique voie par laquelle on accède au salut. « Hors de l’Église point de salut ». La maxime, inaugurée par Cyprien (3e siècle), dans le contexte de la polémique avec l’hérésie, ne sera peut-être jamais totalement prise au pied de la lettre, car il y aura toujours un peu de marge entre corps et âme de l’Église et l’idée du baptême de désir est traditionnelle. Elle n’en est pas moins très agissante dans la conscience de l’Église, notamment dans les rapports avec l’islam et à l’époque des découvertes, engendrant le zèle missionnaire. Cette identification se double, dans le monde chrétien, Orient et Occident, pendant le Moyen Âge, d’une sorte de matérialisation qui encadre l’appartenance à l’Église dans un certain nombre de pratiques bien définies : messe du dimanche, confession annuelle et communion pascale… et dans une organisation de la société : la chrétienté. Tout cela s’inscrivant dans une conception religieuse, « sacrale » du monde. Le Royaume est au-delà et les moyens d’y parvenir, parfaitement définis et réglementés, se situent dans une institution terrestre. L’antichambre du Royaume est de ce monde, parfaitement repérable et incontournable.

Il n’est pas question de porter un jugement sur cet état de choses. Dans l’histoire du monde – de ces deux mille ans qui nous séparent de la vie de Jésus – ces étapes étaient sans doute inévitables. Mais, si nous calculons comme la seconde épître de Pierre, nous sommes à l’aube du troisième jour de la rédemption ; il y a encore sans doute bien des choses à découvrir. Nous avons encore bien du chemin à faire dans la compréhension de la Bonne Nouvelle. La Réforme d’abord, avec l’affirmation du salut par la foi et la critique des pratiques utilitaires, la philosophie des Lumières et la fin de l’ancien régime ensuite, l’ouverture du monde et la rencontre des religions et des cultures enfin nous permettent d’accéder à une autre compréhension des choses, qui est une nouvelle fidélité à la Bonne Nouvelle originelle. Le ferment de l’Évangile n’a cessé de travailler le monde et de faire grandir en son cœur le Royaume, parfois peut-être en émigrant de l’Église officielle.

Dans le temps présent, à l’aube du XXIe siècle, tentons de redécouvrir l’essentiel et de nous situer ainsi avec justesse comme chrétiens au cœur du monde. Concernant le premier rapport évoqué plus haut, entre l’ici-bas et l’au-delà, nous allons peut-être nous rendre compte que le Royaume est dans ce monde, « au milieu de nous », qu’il ne faut pas chercher, qu’il ne faut pas rêver ailleurs car l’au-delà appartient à Dieu. Concernant le deuxième rapport, entre l’Église et le Royaume, il faudra sans doute reconnaître que l’Église est pour le Royaume, à son service mais sans aucune exclusivité ni même centralité.

Chapitre II : La Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu

« Jésus se rendit en Galilée. Il y proclamait en ces termes la Bonne Nouvelle venue de Dieu : Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu s’est approché : repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ». C’est ainsi que commence, dans l’Évangile de Marc, le récit de la vie publique de Jésus (Mc 1, 14-15). Notons tout de suite le sens « accompli » du parfait grec èngiken : il n’est plus imminent, il s’est fait proche, il est là. À vrai dire, dans l’évangile de Matthieu, l’expression équivalente : « Le Royaume des cieux s’est approché » se trouve identiquement dans la bouche de Jean-Baptiste (Mt 3,1) et dans celle de Jésus (Mt 4, 17). Mais tout le contexte des chapitres 3 et 4 ordonne clairement la prédication du Baptiste à celle de Celui dont il prépare la venue, de sorte qu’on peut ne voir dans cet ensemble que l’aube et la pleine manifestation d’un seul événement. Cet événement, c’est l’avènement ou au moins l’inauguration du Royaume de Dieu. Telle est la Bonne Nouvelle à laquelle les auditeurs sont invités à croire. Matthieu emploie à deux reprises l’expression « la Bonne Nouvelle du Royaume » dans ce que les exégètes appellent des « sommaires », ces passages où l’activité de Jésus est résumée (Mt 4,2 et 9,35), il la reprend à la fin de l’évangile dans le discours apocalyptique : « Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier, en témoignage à la face de tous les peuples. Alors viendra la fin » (Mt 24,14). La même expression se trouve aussi chez Saint Luc, dans le même sens global : « Aux autres villes aussi je dois annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu car c’est pour cela que je suis venu » (Lc 4,23 ; et voir 8,1 et 9,11)). Il paraît bien incontestable que le Royaume de Dieu est l’objet de la prédication de Jésus, qu’il est lié à sa personne et non seulement qu’il en annonce la venue mais qu’il en proclame l’avènement.

Es-tu celui qu’on attendait ?

Le contexte dans lequel s’inscrit cette proclamation est celui de l’accomplissement des temps messianiques. « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu s’est approché » (Mc 1,15). Que faut-il entendre par cet accomplissement ? L’idée d’une royauté de Dieu sur tout l’Univers est attestée dans le premier Testament, même si le terme n’est pas tellement employé (voir toutefois Jr 10, 7-10 : « Le Seigneur est le vrai Dieu. Il est le Dieu vivant, le Roi éternel »). Il a une relation toute particulière avec le peuple avec lequel il a noué une alliance : « Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres et une nation consacrée » (Ex 19,6). À la requête du peuple et malgré les réticences de ses guides, Israël va devenir un royaume « comme les autres » (voir les livres de Samuel). L’alliance avec le peuple se précise dans une alliance avec le roi choisi par Dieu : c’est la prophétie que Nathan communique à David : « Quand tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, je maintiendrai après toi le lignage issu de tes entrailles et j’affermirai pour toujours son trône royal. Je serai pour lui un Père et il sera pour moi un Fils » (2 Sm 7, 12-13). À travers toutes les vicissitudes de l’histoire du Royaume d’Israël, puis des deux royaumes séparés, puis surtout après leur ruine et l’exil, la figure d’un roi idéal à l’image (idéalisée) de David, d’un Oint ou Messie agréé ou envoyé par Dieu, a peu à peu polarisé le rêve ou l’espérance du peuple. Entre les nombreuses prophéties qui évoquent cette figure, nous en retiendrons deux qui paraissent particulièrement significatives. La première est celle du 3e Isaïe dans ce grand texte que Jésus lit et commente dans la synagogue de Nazareth (Lc 4, 16-21), inaugurant ainsi son ministère : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, car Yahvé m’a oint. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris ; annoncer aux captifs la délivrance et aux prisonniers la liberté… » (Is 61, 1-2). L’autre est le chapitre 34 d’Ézéchiel, une prophétie contre les mauvais pasteurs d’Israël. Le prophète y annonce à la fois que le Seigneur va lui-même prendre soin de son peuple : « Je viens moi-même chercher mon troupeau pour en prendre soin » (34,12) et qu’il lui suscitera un berger : « Je susciterai pour le mettre à leur tête, un pasteur qui les fera paître, mon serviteur David ; c’est lui qui les fera paître et sera pour eux un pasteur » (34, 23). On pourrait citer beaucoup d’autres textes. Tous évoquent, avec l’envoi d’un messie, un nouveau David, l’avènement d’un Royaume de bonheur et de prospérité, de justice et de paix.

C’est par rapport à cette espérance que Jésus s’est situé. Dans la synagogue de Nazareth, après avoir lu le passage d’Isaïe cité plus haut, « Jésus s’assit : tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors, il commença à leur dire : Aujourd’hui cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez » (Lc 4, 20-21). Quand sa renommée commence à se répandre et que Jean-Baptiste emprisonné lui envoie ses disciples pour demander : Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?, « à ce moment-là, nous dit St Luc, Jésus guérit beaucoup de gens de maladies, d’infirmités et d’esprits mauvais et il donna la vue à beaucoup d’aveugles. Puis il répondit aux envoyés : ‘Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres, et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi’. » (Lc 7, 21-23, allusion à Is 26, 19 ; 29, 18 ; 35, 5-6 et 61, 1). Il ne pourrait pas affirmer plus clairement qu’il réalise les prophéties et qu’il ne faut donc pas « en attendre un autre ». Mais il ne peut être reconnu que dans la foi. Quant au berger unique de la prophétie d’Ézéchiel, sa figure est à l’arrière-plan de plusieurs passages des évangiles, depuis l’affirmation qu’on trouve en Mc 6, 34 : « (En voyant la foule), il fut pris de compassion pour eux car ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger » jusqu’à la parabole du bon berger en Jn 10, 1-18.

Ainsi pouvons-nous reconnaître dès maintenant que Jésus s’est perçu lui-même et s’est présenté comme celui qu’on attendait, le Messie. C’est autour de cette prétention que sa vie s’est jouée : il sera cloué à la croix sous un écriteau qui le proclame roi des Juifs. Nous allons voir plus loin qu’il a été le Messie à sa manière, bien différente de ce que la plupart attendaient, et qu’il donne au Royaume de Dieu qu’il inaugure un contenu tout à fait propre et nouveau. Mais avant de préciser ce contenu, attardons-nous un instant sur l’expression elle-même, Royaume de Dieu pour en préciser l’origine …et l’originalité.

La Bonne Nouvelle du Royaume

Quels que soient, dans la tradition biblique et prophétique, les multiples points d’accrochage de l’idée de Royaume ou de Royauté, l’expression comme telle semble bien remonter à Jésus lui-même. Je me réfère ici à l’exégète J.-P. Meier dont les récents ouvrages font un point très minutieux de ce qu’une exégèse critique peut retenir comme strictement historique dans les évangiles. Je le cite d’après Philippe Bacq et Odile Ribadeau Dumas qui en retiennent quelques données essentielles dans leur ouvrage Un goût d’Évangile. Marc, un récit en pastorale[3]. Meier note que « l’expression précise ‘Royaume de Dieu’ n’apparaît pas dans l’Ancien Testament hébraïque, et les occurrences trouvées dans les livres deutérocanoniques de l’Ancien Testament, les textes de Qumrân, chez Philon, chez Josèphe, et dans la plupart des targums sont rares, voire inexistantes » (p.192). Pour le Nouveau Testament, le contraste est grand entre les évangiles synoptiques et les autres écrits. Chez les synoptiques et la tradition Q commune à Matthieu et à Luc, l’expression est attestée 47 fois, et cela, souligne Meier, dans des genres littéraires différents : paraboles, prières, béatitudes, prophéties eschatologiques, récits de miracles, sentences formulant les conditions d’entrée dans le Royaume… Par contre, elle est rare dans les autres écrits : neuf fois dans les Actes mais cela s’explique par le souci de Luc de relier les Actes à son Évangile, sept fois dans les épîtres pauliniennes, trois fois dans l’Apocalypse, deux fois dans l’Épître aux Hébreux, une fois dans celle de Jacques et dans celle de Pierre. L’exégète croit pouvoir en conclure, en toute rigueur, que l’expression remonte très probablement à Jésus lui-même.

Nous pouvons maintenant aborder directement le message évangélique et essayer de comprendre ce qu’est ce Royaume de Dieu dont Jésus apporte la Bonne Nouvelle.

Mon royaume n’est pas de ce monde

Et d’abord ce qu’il n’est pas. Il n’est pas un royaume terrestre comme un autre (« de ce monde ») ; il n’est pas la restauration de l’antique Royaume d’Israël. Du début à la fin tragique de son ministère, Jésus est confronté à cette interprétation. La renommée que suscitent sa prédication et surtout ses actes attire vers lui les foules et ne peut pas ne pas éveiller chez beaucoup l’espérance de cette restauration terrestre de la grandeur d’Israël. On voit Jésus s’en défendre notamment quand il impose le silence aux bénéficiaires de ses guérisons. D’après St Jean, après la multiplication des pains, Jésus se retire dans la montagne, « sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi » (Jn 6, 15). Le malentendu apparaît lors de son entrée à Jérusalem ; le revirement de la foule, quelques jours plus tard, sous l’influence des chefs du peuple, est le signe de la déception de beaucoup. Jusqu’aux disciples de Jésus qui se laissent séduire par le mirage, comme en témoignent jusqu’au dernier moment leurs discussions pour savoir qui est le plus grand (Lc 22, 24-27 ; voir Mt 20, 20-28 ; Mc 10, 35-45). Quant aux adversaires de Jésus, c’est en accréditant volontairement cette thèse d’une entreprise de messianisme politique qu’ils vont faire condamner Jésus par l’occupant romain. Si le procès de Jésus devant le Sanhédrin est proprement théologique et sa condamnation pour blasphème fondée sur la confession de sa qualité de Fils de Dieu, devant Pilate, c’est le spectre d’une restauration de la royauté terrestre qui est agité : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation : il empêche de payer le tribut à César et se dit Messie roi » (Lc 23, 2). Pourtant toute la manière de faire et d’être de Jésus le démarque clairement de cette version terrestre de la royauté. En outre deux grands textes, au début et à la fin du parcours évangélique, la rejettent explicitement. Au seuil des évangiles de Matthieu et de Luc, la mise en scène des tentations nous montre le refus par Jésus de ce qu’on pourrait appeler le programme messianique humain, trop humain, que lui propose le tentateur : un règne fondé sur l’opulence, le pouvoir et le prestige ou l’impunité. Aux propositions du diable, Jésus répond par des citations de la Loi qui affirment la souveraineté de Dieu seul : « Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte » (Mt 4,10). Au terme de l’Évangile de Jean, comparaissant devant Pilate, Jésus déclare : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gardes auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici » (Jn 18, 36). Et il poursuit : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité » (18, 37). Nous pouvons conclure que le Royaume de Dieu, selon Jésus, n’est pas la restauration de la puissance terrestre d’Israël, l’ancien royaume de David, ni celui qu’avait pour quelques années reconstitué Hérode le Grand, ou celui qui peuplait les rêves des zélotes. Il s’agit de tout autre chose.

Déjà là et pas encore

Mais quoi ? Faut-il le chercher ailleurs, dans un autre monde à venir ou dans une communauté secrète, dans une doctrine ésotérique, dans l’intériorité des personnes ? Est-il déjà là ou encore à venir ? Pour cerner la réalité du Royaume annoncé par Jésus, il faut, me semble-t-il, tout d’abord tenir ensemble deux séries de textes : ceux où Jésus parle du Royaume comme d’une réalité à venir, comme l’achèvement de l’histoire et ceux où il le présente comme déjà donné, déjà présent « « approché » avec sa propre présence et sa propre action. Dans la première série, on peut citer les paroles de Jésus évoquant lui-même sa venue comme juge à la fin des temps. Après la confession de Pierre à Césarée et la première annonce de la Passion, les évangiles synoptiques relatent une courte exhortation de Jésus qui est comme un résumé de l’existence du disciple (des conditions pour suivre Jésus, selon le sous-titre de la Traduction Œcuménique de la Bible avant Mt 16, 24.). Ces péricopes se terminent par l’évocation du Jugement : « Le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père : et alors il rendra à chacun selon sa conduite » (Mt 16, 27 ; voir Mc 8,38, Lc 9,26). Et Jésus ajoute cette phrase énigmatique : « En vérité je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Royaume de Dieu venu avec puissance » (Mc 9, 1 ; Lc 9,27)[4]. Mettons pour l’instant entre parenthèses la question cruciale du « retard de la parousie »[5]. Ce que ces textes mettent en relief, c’est qu’il y a une réalité plénière du Royaume qui est encore à l’horizon de l’histoire humaine et de chaque destinée. En ce sens, le Royaume de Dieu est l’accomplissement final, lié au jugement et à la gloire. Tous les textes, auxquels nous allons revenir, qui parlent d’entrer dans le Royaume, qu’il s’agisse des conditions pour y avoir accès ou de ce qui en exclut, ont cet horizon eschatologique. Et c’est aussi le cas de certaines des paraboles du Royaume, en particulier, comme le bon grain et l’ivraie (voir Mt 13, 20-30 et 36-43) ou celle du filet jeté dans la mer (Mt 13, 47-50). Le Royaume de Dieu est bien la réalité ultime, terme de la destinée humaine.

Mais une autre série de textes lient l’avènement du Royaume avec la présence même et la prédication de Jésus. Il en va ainsi des proclamations déjà citées : « Les temps sont accomplis et le Royaume est devenu proche ». Quand Jésus envoie les douze, puis (d’après Luc) les 72, il leur donne aussi pour mission : « En chemin, proclamez que le Royaume des cieux s’est approché » (Mt 10, 7) ; « Guérissez les malades… et dites-leur : ‘le Royaume de Dieu s’est approché jusqu’à vous’ » (Lc 10, 9) ; « … sachez-le : le Royaume de Dieu s’est approché » (Lc 10, 11). Cette actualité du Royaume et son lien avec la personne de Jésus ressortent aussi de plusieurs textes sur Jean-Baptiste. « Parmi ceux qui sont nés d’une femme, il n’en est pas de plus grand ; et cependant le plus petit dans le Royaume de Dieu est plus grand que lui » (Lc 7,28 ; voir Mt 11, 11). Jean-Baptiste, le dernier des prophètes, reste sur le seuil du Royaume que Jésus inaugure. Une autre affirmation de Jésus, dans une de ses plus dures polémiques avec des pharisiens, est encore plus claire : « Si c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le règne de Dieu est arrivé parmi vous » (Mt 12, 28 ; voir Lc 11, 20)[6].

Il paraît donc clair que le Royaume de Dieu reste la réalité ultime, toujours objet d’espérance, annoncée comme la fin des temps (un événement, voir Mt 24, 14) et qui doit être attendue avec vigilance (voir la parabole des dix vierges : Mt 25, 1-13) mais non plus comme il pouvait l’être pour le premier Testament ou pour les contemporains du Christ. Car il est aussi devenu la réalité présente, inaugurée, « approchée » par la venue de Jésus et déjà donnée en sa personne. Réalité du « déjà là » et du « pas encore » qui marque la vision chrétienne du monde, qui définit notre temps. Pour comprendre la réalité du Royaume, il faudra aller plus loin, en rechercher en quelque sorte la qualité mais en nous situant toujours dans cette tension inéluctable. Nous ne pouvons pas projeter ce Royaume dans le futur ou dans le ciel, comme l’a fait longtemps un courant spirituel que reflètent par exemple tant d’oraisons et surtout de postcommunions de la liturgie latine. Nous ne pouvons pas non plus nous en emparer et l’installer sur terre comme l’ont tenté et le tentent encore tous les avatars de la chrétienté. C’est dans la tension entre le déjà là et le pas encore que se révèle, dans l’actualité de tous les jours et la persévérance des vies entières, la merveille du Royaume.

Pour cerner la réalité « du Royaume, la voie la plus sûre est de demander aux évangiles qui y a ou y aura accès et qui n’y est ou n’y sera pas admis. « Il ne suffit pas de me dire : Seigneur, Seigneur !  pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux » (Mt 7, 21). Cette phrase est tirée du discours sur la montagne qui réclame des disciples une justice « qui surpasse celle des scribes et des pharisiens » (Mt 5,20), non par l’addition d’obligations surérogatoires mais par une exigence d’authenticité qui, au-delà des pratiques, engage le fond des cœurs. Il n’est pas venu « abolir la loi mais l’accomplir » (Mt 5,17)[7]. Ce n’est pas à cause de leur fidélité minutieuse à la loi que Jésus entre en opposition avec les scribes et les pharisiens, mais parce que, fiers de leur pratique, de leur connaissance de la loi et de leur réputation, ils en font un titre de gloire et de supériorité et ils en oublient l’esprit. C’est ce qui apparaît dans beaucoup de controverses, notamment sur le sabbat et que Jésus dénonce avec une terrible sévérité au chapitre 23 de St Matthieu. Cette religion fermée est à l’opposé du Royaume : « Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui barrez aux hommes l’entrée du Royaume des cieux ! Vous-mêmes en effet n’y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient » (23,13). Dans cette opposition, nous touchons un point essentiel de la Bonne Nouvelle du Royaume : elle est annoncée à tous, sans condition préalable. Jésus mange avec les pécheurs, accueille tous ceux qui viennent à lui. Il met ainsi en question, radicalement, le privilège des docteurs de la loi et, plus globalement, de « l’establishment » politico-religieux. Il le leur dit en face : « En vérité, je vous le déclare, collecteurs d’impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu » (Mt 21, 31) et c’est aussi le message transparent de plusieurs paraboles (les vignerons homicides, Mt 21, 33-44 ; Mc 12, 1-12 ; Lc 29, 10 ; le festin nuptial, Mt 22, 1-14 ; Lc 14, 15-24 ; voire même, quoique moins directement, le père miséricordieux, Lc 15, 11-32).

Un autre obstacle rend difficile, voire impossible l’accès au Royaume : ce sont les richesses. C’est ce qu’enseigne le célèbre épisode dit du jeune homme riche (ou de l’homme riche, ou du notable) : Mt 19,16-26 ; Mc 10,17-27 ; Lc 18,18-27. Le dialogue se termine par l’aphorisme : « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ». Les auditeurs ont très bien compris la force de l’image et protestent : « Alors, qui peut être sauvé ? » Jésus répond : « Aux hommes c’est impossible mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu ». Le Royaume apparaît ainsi comme une réalité proprement divine, un don de Dieu, sur lequel nul être humain ne peut émettre quelque prétention mais qu’il faut recevoir dans une confiance absolue. C’est ce qui ressort aussi clairement des affirmations de Jésus dans son dialogue avec le Pharisien Nicodème, tel que le rapporte St Jean : « En vérité, en vérité je te le dis : à moins de naître d’en-haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jn 3,3 ; voir aussi 3,5)[8].

C’est l’attitude des enfants qui ont besoin en tout des adultes et leur font confiance. Aussi Jésus affirme-t-il : « Le Royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux. En vérité, je vous le déclare, qui n’accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas » (Mc 10, 14-15 ; voir Mt 19, 13-15 ; Lc 18, 15-17). C’est aussi la condition des pauvres, dont parle la première béatitude, pauvres réels dans la version de Luc (6, 20), pauvres de cœur dans la version de Matthieu (5,3) : « Le Royaume de Dieu est à eux ». Pour les enfants comme pour les pauvres, il importe de considérer également la condition de dépendance et de dénuement et l’attitude de confiance et d’abandon. L’ouverture de la Bonne Nouvelle à tous, comprise sur le fond des prophéties messianiques qui promettent un monde renouvelé, invite à comprendre que le Royaume appartient vraiment aux défavorisés et aux laissés pour compte. C’est le spectacle qu’offrent les foules qui accourent vers Jésus et dont il a compassion. Mais en même temps, il est clair qu’on n’entre pas dans le Royaume sans une conversion, une adhésion du cœur. Le Royaume est une réalité qui concerne et interpelle la liberté et la conscience.

Ici se pose la question du lien précis entre l’accès au Royaume et l’adhésion à Jésus. Nous pouvons considérer comme établi que Jésus inaugure le Royaume, qu’il le fait advenir et que la manière dont chacun se détermine par rapport à lui est décisive quant à l’entrée dans le Royaume. Mais faut-il comprendre cela d’une façon stricte et manifeste, dans le sens d’une communauté nouvelle, on pourrait dire une nouvelle religion fondée par Jésus et à laquelle tous seraient appelés à adhérer et même devraient adhérer pour trouver la vraie vie ? Où s’agit-il d’une réalité à la fois plus ouverte et plus cachée ? En termes plus simples et plus directement tirés de l’Évangile, y a-t-il identité entre « devenir disciples » et entrer dans le Royaume ? Et, en ouvrant sur la réflexion théologique et sur l’expérience la plus actuelle, y a-t-il identité entre l’Église et le Royaume ?

Le Royaume et l’Église

Le discours d’envoi des apôtres, au terme de l’Évangile de Matthieu, paraît dirimer la question dans la mesure où il donne au « devenir disciple » une extension universelle : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre », dit Jésus. « Allez donc. De toutes les nations, faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit… » (Mt 28, 10). De façon analogue, quoique plus nuancée, le récit de l’Ascension au début des Actes, lie l’envoi des apôtres à l’établissement du Royaume : à la question des apôtres qui reflète un malentendu tenace : « Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? », Jésus répond : « Vous n’avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés…mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 6-8). Le lien entre la prédication de l’Évangile de Jésus mort et ressuscité et l’avènement du Royaume paraît indéniable. On peut parler en tout cas de mission, de responsabilité des disciples (de l’Église ?) par rapport à l’accès au Royaume. Au milieu des chapitres des paraboles, Jésus explique son enseignement aux disciples et déclare : « À vous le mystère du Royaume de Dieu est donné » (Mc 4, 11 ; voir Mt 13, 11 ; Lc 8, 10). Plus radical encore : d’après l’évangile de Matthieu, après sa profession de foi dans la messianité de Jésus, Pierre s’entend dire : « Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux… » (Mt 16, 19).

Pourtant bien des indices invitent à ne pas identifier trop vite le Royaume avec la communauté des disciples. La réalité que reflètent les Évangiles est plus complexe. Le lieu où Jésus est immergé est la foule. C’est du sein de cette foule qu’il appelle à lui « ceux qu’il voulait » (Mc 3, 13), ces douze, dont plusieurs ont été auparavant appelés par leur nom, qui symbolisent les douze tribus d’Israël et apparaissent donc comme le germe ou le résumé d’un peuple nouveau. Mais ils ne sont pas les seuls disciples ; avec eux il y en a déjà beaucoup d’autres, hommes et femmes (voir Lc 8, 2-3) qui suivent plus particulièrement Jésus, auxquels il explique les paraboles (voir par exemple Mc 4,34) ou livre certains enseignements « dans la maison » (par exemple Mc 7, 17). Et surtout l’Évangile nous montre autour de Jésus, non seulement les foules anonymes, non seulement ces catégories de personnes : malades, infirmes, possédés qu’il délivre de leurs chaînes et qu’énumèrent ces passages de reprise que les exégètes appellent les sommaires. Mais il nous montre la rencontre de Jésus avec des personnes bien identifiées, quelquefois appelées par leur nom, qui s’entendent dire par Jésus : « Ta foi t’a sauvé, ou t’a sauvée » et qui ne le suivent pas, auxquels même il interdit parfois de le suivre. Évoquons pêle-mêle le démoniaque de la Décapole (Mc 5, 1-20), la femme au flux de sang (Mc 5, 25-34), la femme syro-phénicienne qui réclame pour sa petite fille les miettes tombées sous la table (Mc 7, 24-30), ou encore Zachée (Lc 19, 1-10)[9] Dans leur récent ouvrage déjà cité, Philippe Bacq et Odile Ribadeau Dumas mettent en relief cette pluralité des situations par rapport à Jésus telle qu’elle apparaît dans l’évangile de Marc. Ils distinguent des disciples ceux et celles qu’ils appellent des hommes et des femmes du Royaume et tirent de cette distinction un précieux éclairage pour l’analyse de la situation actuelle de l’Église et en faveur d’une « pastorale d’engendrement[10]. Comme eux, je pense que « l’allure » de l’Évangile ne permet pas de concevoir la prédication de Jésus comme une entreprise systématique de recrutement de disciples. En mes termes, dussent-ils choquer un peu, je dirais que Jésus n’a pas fondé une religion nouvelle dans le sens d’une communauté séparée, détentrice de la vérité et du salut.

Ceci apparaît encore plus clairement peut-être si l’on revient sur le contenu de sa prédication. Il s’inscrit, comme les prophètes avant lui, dans la tradition de l’alliance, mais il en exige l’authenticité. L’essentiel de la loi, rappelle-t-il au milieu de ses invectives contre les scribes et les Pharisiens, c’est « la justice, la miséricorde et la foi » (Mt 23,23, claire allusion au prophète Michée 6,8). Les Béatitudes sont un message universel. La proclamation du Royaume fait advenir ce qu’il y a de meilleur et de plus profond dans l’aspiration du cœur des justes. C’est en ce sens qu’on peut comprendre, me semble-t-il, ce que Marc nous dit de Joseph d’Arimathie : « Il attendait lui aussi le Royaume de Dieu » (Mc 15, 43), et surtout la belle rencontre de Jésus avec un scribe, pendant la dernière semaine à Jérusalem. Se renvoyant l’un à l’autre, le scribe et Jésus proclament le premier de tous les commandements. « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices ». Et « Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagesse, lui dit : ‘ Tu n’es pas loin de Royaume de Dieu’ » (Mc 12, 28-34).

Dans le récit parallèle, chez Luc, le scribe « voulant montrer sa justice » pose à Jésus la question : « Qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29). On sait comment Jésus répond en renversant les termes du problème et en faisant éclater d’un seul coup tous les clivages définitifs entre groupes humains, nationalités ou religions. Il raconte une parabole où le beau rôle, le rôle de l’authentique être humain (authentique homme du Royaume) est tenu par un Samaritain dédaigné. Le prochain, pour Jésus, c’est celui qui ose voir sur son chemin l’être en détresse et se faire son prochain en lui venant en aide. Quelle ouverture ! Quelle importance décisive donnée à l’amour dans son expression la plus humble et la plus concrète ! Le chemin est ainsi ouvert vers le texte du Nouveau Testament qui éclaire le mieux la réalité concrète du Royaume, la grande scène du Jugement dernier, en Matthieu 25, 31-45. On y trouve rassemblées toutes les nations. « Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez les bénis de mon Père,… car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu et vous m’avez vêtu ; malade et vous m’avez visité ; en prison et vous êtes venus à moi ». Quand les justes lui demandent : « Quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, etc. », le roi répond : « Ce que vous avez fait à ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». Nous sommes ici au cœur du mystère de l’Incarnation, de la nouveauté de notre foi qui est en même temps son universalité. Le Fils de Dieu s’est si bien identifié à notre humanité que c’est sur les relations humaines dans ce qu’elles ont de plus élémentaire et de plus essentiel que tous nous serons jugés. La profession de foi du scribe dans l’unité des deux amours, est ici réalisée dans toute sa force, à la fois en deçà et au-delà de toute spécification religieuse. Car il faut souligner ce trait : les « bénis » ne se souviennent pas d’avoir rencontré le Roi, ce n’est pas « pour l’amour de Dieu » qu’ils ont secouru leurs frères et sœurs humains, encore moins parce qu’ils ont reconnu en eux la présence de Jésus. N’avons-nous pas là en quelque sorte la formule concrète, la loi constitutive du Royaume de Dieu et le secret de sa croissance au cœur de ce monde ?[11]

Le Royaume au milieu de nous

Nous pouvons maintenant revenir vers les paraboles, dont la plupart évoquent le Royaume et dont plusieurs commencent explicitement par la formule « Le Royaume de Dieu est semblable à… ». Elles sont des manières d’évoquer la prédication de Jésus et son appel à la liberté (le semeur), divers aspects de son enseignement, comme le pardon (le débiteur impitoyable, Mt 18, 23-35 ; les paraboles de la miséricorde chez St Luc, ch.15[12]), la nécessité de la vigilance (les dix vierges, Mt 25,1-12), les conditions de la vie présente et le Jugement à venir (le bon grain et l’ivraie, Mt 13, 24-30 et 36-43 ; le filet, Mt 13, 46-49 ; les talents, Mt 25, 14-30 ; Lc 19, 11-26 ; le riche et Lazare, Lc 16, 19-31). Certaines s’inscrivent directement dans la polémique qui oppose Jésus à ceux qui veulent sa perte : c’est le cas déjà de la parabole des « ouvriers de la onzième heure » (Mt 20, 1-16), de celle du festin nuptial (Mt 22, 1-14 ; Lc 14, 15-24) et surtout de celle des vignerons homicides, allégorie transparente du destin de Jésus (Mt 21, 33-43 ; Mc 12, 1-12 ; Lc 20, 9-19)[13]. Les paraboles du trésor et de la perle disent la valeur incomparable du Royaume (Mt 13, 44-46). Mais celles qui évoquent le mieux le caractère à la fois caché et irrésistible du Royaume sont la parabole du grain de sénevé, la plus petite des semences qui devient un grand arbre : on la trouve chez les trois synoptiques (Mt 13, 31-32 ; Mc 4, 30-32 ; Lc 13, 18-19) ; la parabole du levain qui fait lever la pâte (Mt 13, 33 ; Lc 13, 20-21) et enfin la parabole de la semence qui pousse d’elle-même, propre à Marc (4, 26-29). Celle-ci mérite une attention toute spéciale. Dans ces quatre petits versets, on peut relever quatre ou même cinq sujets grammaticaux : il en va du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre ; c’est le premier sujet, le semeur. Qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment : c’est le deuxième sujet, la semence. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi ; la terre est le troisième sujet. Et dès que le blé est mûr (quatrième sujet), on y met la faucille, car c’est le temps des moissons : le dernier sujet est un pronom indéterminé. Il me semble que cette construction même exprime la réalité du Royaume, œuvre de Dieu, réalité de grâce venue d’en haut mais qui non seulement grandit dans cette terre mais est sa production.

À la lumière de ce parcours, nous pouvons maintenant comprendre la réponse la plus explicite de Jésus à des Pharisiens qui l’interrogent sur la venue du Royaume de Dieu. C’est en Saint Luc (17, 21). « Les Pharisiens lui demandèrent : ‘ Quand donc vient le Royaume de Dieu ?’ Il leur répondit : ‘Le Royaume de Dieu ne vient pas comme un fait observable. On ne dira pas ‘le voici’ ou ‘le voilà’. En effet, le Royaume de Dieu est parmi vous ». Ce n’est pas un fait observable, ce n’est pas une réalité de ce monde. Mais le Royaume est dans ce monde, il est parmi vous. Non pas « en vous » comme une réalité intime, personnelle, mais « au milieu de vous ». Le sens premier de la réponse lie évidemment cette présence à la personne de Jésus et à son action, mais il n’est pas interdit de l’étendre à tout ce temps qui nous sépare de l’avènement définitif, au temps de l’histoire, à notre temps et à notre monde. Toute cette réalité que nous avons évoquée à partir des évangiles, déjà là et pas encore, liée à la mission de l’Église mais la débordant mystérieusement, se concrétisant dans l’amour du prochain, dans les relations humaines les plus simples, la réalité du Royaume de Dieu, l’Évangile nous autorise à croire et à témoigner qu’elle est parmi nous.

Chapitre III : L’histoire de l’Église dans l’histoire du monde

C’est une prétention exorbitante, à la limite ridicule, que de vouloir brosser en quelques pages un tableau de l’histoire du monde et de l’Église. Et pourtant c’est nécessaire si l’on veut fonder une réflexion sérieuse sur la réalité du Royaume et la relation de l’Église au Royaume. Comme nous l’énoncions d’emblée, au premier chapitre, en nous situant par rapport à la phrase de Loisy : « Jésus attendait le Royaume et c’est l’Église qui est venue », nous pensons que Jésus a effectivement fondé l’Église comme communauté de disciples à qui il confie l’annonce de la Bonne Nouvelle du Royaume. Mais il n’identifie pas le Royaume à l’Église. Dès l’annonce de l’Évangile, telle qu’elle est présentée dans les Actes des Apôtres, se laisse percevoir un rapport dialectique entre l’ouverture universelle de la Bonne Nouvelle et la clôture inévitable qu’implique la constitution d’une communauté. En même temps, l’inculturation progressive de la foi chrétienne dans l’univers culturel antique enfouit en quelque sorte pour des siècles dans une conception du monde sacrale et religieuse le ferment de liberté personnelle que l’Évangile signifiait. Marcel Gauchet parle du christianisme comme de « la religion de la sortie de la religion » ; nous faisons volontiers nôtre cette formule, mais il faut reconnaître que la sortie a pris du temps! Pendant des siècles de réflexion chrétienne hellénisée et de chrétienté instituée, la Bonne Nouvelle s’est coulée dans une conception du monde traditionnellement religieuse. On peut évoquer ici ce que Hans Urs von Balthasar appelle, dans L’amour seul est digne de foi, la « réduction cosmologique » de la Bonne Nouvelle[14].

L’extension du christianisme

Revenons au point de départ : les Actes des Apôtres. Le livre est en quelque sorte encadré par deux mentions du Royaume de Dieu. « Pendant quarante jours, (Jésus) leur était apparu et les avait entretenus du Royaume de Dieu » (Ac 1,3). Symétriquement, Paul à Rome « recevait tous ceux qui venaient le trouver, proclamant le Royaume de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus-Christ avec pleine assurance et sans obstacle » (Ac 28, 30-31). La première mention précède de peu le dernier dialogue de Jésus au moment de quitter définitivement ses disciples. « Ils s’étaient réunis et le questionnaient : ‘Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le Royaume en Israël ?’ Il leur répondit : ‘Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité. Mais vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux confins de la terre. ». Les disciples en sont encore au rêve d’un Royaume terrestre, « de ce monde ». C’est comme si la mort de Jésus avait été un accident de parcours, heureusement réparé par la résurrection et que tout allait seulement commencer. La réponse de Jésus tient pour acquis l’accomplissement de sa mission, l’acte décisif d’instauration du Royaume et lie désormais son expansion à la mission des apôtres qui seront ses témoins. La Bonne Nouvelle lie indissolublement le Royaume et la personne de Jésus mort et ressuscité pour le salut du monde. L’énumération « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux confins de la terre » résume le livre des Actes, étant entendu que Rome, capitale de l’Empire représente symboliquement l’Univers. Et le livre ne se termine pas par le martyre de Paul que nous connaissons par des traditions mais sur l’évocation, sans date de clôture, du témoignage de Paul, « proclamant le Royaume de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus ». Entre Jérusalem et Rome, entre le départ de Jésus et la parole de Paul ouverte sur l’infini, les Actes des Apôtres se déroulent comme une grande ouverture, une expansion qui dépasse toutes les barrières. Les descriptions de la communauté de Jérusalem, au chapitre 2 et au chapitre 4, se terminent chaque fois par l’évocation de ceux qui s’y adjoignent (2,47 et 5, 14 : « des croyants de plus en plus nombreux s’adjoignaient au Seigneur, une multitude d’hommes et de femmes »). Persécutée à Jérusalem, la communauté se disperse et c’est ainsi que le diacre Philippe prêche en Samarie, bientôt suivi par Pierre. Dieu lui-même intervient pour faire franchir à Pierre le pas décisif qui le conduit dans la maison d’un païen (Ac 10). Comme il intervient pour faire de Saul de Tarse un disciple (Ac 9) et bientôt un apôtre (Ac 13,2-3). Et, de ville en ville, Paul, l’apôtre inattendu, poussé par l’Esprit, rejeté le plus souvent par les communautés juives mais écouté par les païens, traverse toute l’Asie mineure, passe en Europe et, à travers les vicissitudes de l’arrestation et des procès, est conduit jusqu’à Rome, « aux confins du monde ». Certes, à toutes ces étapes, des communautés se constituent et constituent l’Église : l’Église qui est à Éphèse, l’Église qui est à Corinthe, l’Église qui est à Rome, selon l’expression de Paul dans ses lettres. Ainsi se réalise la parole de Jésus au moment de quitter ses apôtres, d’après l’évangile de Matthieu : « De toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 20). Mais ce n’est pas sur ce point que l’accent est mis. L’essentiel est l’appel à la conversion, en vue du retour du Seigneur, dans l’urgence.

Pendant trois siècles, les communautés d’Église vont vivre et se développer dans une liberté précaire, au sein d’une société encore profondément marquée par la culture religieuse païenne ancestrale mais traversée aussi par toutes sortes de courants (cultes orientaux, gnoses…) Les communautés chrétiennes sont en général urbaines ; ce n’est que, bien plus tard, à partir du 4e siècle, que commencera, notamment avec les monastères, l’évangélisation des campagnes : rappelons seulement que le mot français « païen » vient du latin « paganus », qui désigne l’habitant de la campagne[15]. Dès la fin du premier siècle, des penseurs chrétiens (on les appelle les pères apologètes) entrent en controverse avec des penseurs païens, les communautés se développent et s’organisent, les persécutions périodiques attirent les conversions : c’est la célèbre phrase de Tertullien : sanguis martyrum, semen christianorum (le sang des martyrs est semence de chrétiens). La manière dont les chrétiens se perçoivent dans cette situation de minorité vivante (et en expansion) est probablement le mieux définie par l’Épître à Diognète : « Les chrétiens sont l’âme du monde ». La phrase de Saint Cyprien (3e siècle), promise à une longue destinée : « Hors de l’Église, point de salut » est prononcée en fait dans le contexte d’une polémique interecclésiale (la réintégration des « lapsi », ceux qui étaient « tombés », qui avaient renié la foi sous la persécution) et concerne la fidélité à la communion de l’évêque et des évêques.

La chrétienté

Les choses vont changer avec la conversion de Constantin (313) et surtout, quand, avec Théodose (395) le christianisme devient la religion de l’Empire. Il devient et il va être, en tout cas se percevoir lui-même, pendant au moins dix siècles, la religion du monde. Comme le note justement Edgard Morin, jusqu’au XIVe siècle de notre ère, il n’y a pas d’histoire planétaire, les grandes ères de civilisation se développent parallèlement (Chine, Inde, monde musulman, civilisations de l’Amérique pré-colombienne), elles ont des interactions et s’influencent mutuellement ou s’opposent farouchement mais elles ont chacune leur cohérence[16]. Mais dans l’empire romain, puis dans les deux mondes, Orient et Occident qui lui succèdent, se construit une société unifiée dans une conception du monde marquée par la foi chrétienne et dans laquelle l’Église organisée exerce une influence unanimement reconnue et souvent prépondérante. C’est le régime de la chrétienté. Il va dominer le Moyen Âge et persister dans les mentalités et certaines manières d’agir presque jusqu’à nos jours.

Du point de vue de la pensée, on pourrait définir l’événement en ces termes : la Bonne Nouvelle chrétienne se constitue en vraie (et seule vraie) religion. Dans sa confrontation avec la pensée hellénique et en proie à toutes sortes de réductions rationnelles, elle élabore un système théologique cohérent (théologie trinitaire, christologie), un credo. En même temps elle entend bien reprendre à son compte les explications du monde, la conception religieuse, sacrale de l’existence ; il peut y avoir dans les religions et les philosophies des « semina Verbi » mais c’est la foi chrétienne dans le Verbe incarné qui constitue la vérité du monde et de la vie. En se pensant comme son accomplissement, le christianisme se coule en fait dans la conception religieuse du monde. C’est ce qu’Hans Urs von Balthasar appelle « la réduction cosmologique » du christianisme[17]. Du point de vue de l’organisation de la société et du pouvoir, dans l’évolution de l’Occident à la fin de l’empire romain, l’Église va acquérir une importance prépondérante. Dans les désordres des temps barbares et l’émiettement de la féodalité, les évêques, quelquefois les monastères (Cluny par exemple) représentent la stabilité. À partir du XIe siècle, s’affirme l’hégémonie de la papauté. « Le pontife romain, qui seul mérite d’être appelé universel, a tout pouvoir sur les évêques, qu’il peut à son gré déposer », affirme Grégoire VII (1073-1085). Les décisions des Conciles (notamment le 4e Concile de Latran en 1215) et l’élaboration progressive du droit canonique encadrent la vie des paroissiens dans un certain nombre d’obligations. En ce sens-là, le christianisme s’installe dans le monde.

Pourtant la tension eschatologique demeure. Car le chrétien du Moyen Âge sait bien que cette vie est éphémère et l’objet de son espérance est le salut éternel, le paradis à venir. Le climat n’a pas toujours été aussi sombre qu’au temps où l’auteur du Salve Regina décrivait les croyants comme « gementes et flentes in hac lacrimarum valle » (gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes). Mais la préoccupation des fins dernières est l’horizon de la vie chrétienne : « Nous n’avons pas ici-bas de demeure permanente ». On peut même dire que, dans beaucoup de cas, la peur du jugement et de l’enfer tient une grande place. On ne pense pas seulement à l’abondance des Jugements derniers dans l’iconographie des cathédrales ou aux représentations des mystères. Mais par exemple la manière dont est recommandé le souci des pauvres est souvent caractéristique : la charité du riche lui permettra d’envisager avec assurance le jour du Jugement. Les ressources que les églises ou les monastères reçoivent et gèrent pour secourir les pauvres viennent en grande partie de legs qu’arrivés à la fin de leur vie les riches font pour gagner leur salut[18].

Encore une fois, cette description de la chrétienté médiévale est simplificatrice. Elle ne tient compte ni des différences locales quelquefois énormes, ni des multiples conflits et oppositions qui opposent les différents niveaux de pouvoir, ni des dissidences et mouvements plus ou moins hérétiques qui déchirent déjà la chrétienté, ni surtout des courants de rénovation et de réforme qui la renouvellent de l’intérieur, comme par exemple le mouvement franciscain du XIIIe siècle. Mais le cadre général est exact. Elle permet de dire que, dans cette vision des choses, le Royaume annoncé par Jésus est à la fois spiritualisé car l’attention principale porte sur le salut dans l’au-delà, et matérialisé car le chemin du salut est balisé dans un ensemble de règles et situé dans l’appartenance et la fidélité à l’Église.

La modernité

Quoiqu’il en soit, le régime de chrétienté va progressivement se disloquer à partir du XVe siècle et le mouvement de « sortie de la religion » va s’accentuer[19]. Le découpage classique des livres d’histoire fait commencer l’époque moderne en 1492, avec la découverte du nouveau monde, la chute de Grenade, dernier bastion musulman en Europe occidentale et la prise de Constantinople. L’Europe Occidentale, forte de plusieurs avances technologiques (imprimerie, navigation…), inaugure une période d’expansion et d’hégémonie mondiale[20]. Ce qu’on appellera la modernité comprend donc tout d’abord cette dimension scientifique et technique, cet aspect d’exploration et d’exploitation du monde. La révolution de Copernic et de Galilée, non seulement met en question la lettre de la Bible mais tend à faire éclater la vision religieuse d’un monde bien ordonné et hiérarchisé qui unissait ciel et terre. Peu à peu s’imposera « la conception, formée par tout le savoir théorique, que le monde est un système fermé » qui ne laisse pas de place aux « informations diffusées par les croyances…religieuses »[21].

Du point de vue théologique et philosophique, le premier ébranlement est la Réforme. Il y a dans le soulèvement de Luther une protestation contre la matérialisation de la religion établie dont la querelle des indulgences est le symptôme caractéristique. La doctrine de la justification par la foi seule, le principe de la libre interprétation des Écritures recentrent la foi sur la personne. Commence ainsi ce que Hans Urs von Balthasar appelle « la réduction anthropologique » du christianisme[22]. « Face au consensus magique, religieux, symbolique de la société traditionnelle, …l’ère moderne est marquée par l’émergence de l’individu »[23]. Avec Descartes, le critère de la vérité devient la certitude personnelle. Kant, ayant établi l’incapacité de la raison pure d’atteindre une réalité transcendante, confie à la raison pratique de chaque personne la responsabilité d’établir les règles de sa conduite. La conscience devient ainsi le juge ultime du bien et du mal. Ce recentrement sur la conscience individuelle, en opposition à l’autorité de la Tradition, est le trait fondamental de la modernité comme forme de pensée. Il s’opère progressivement, sous des formes partielles, avec bien des allers et retours et des tâtonnements, à travers toutes sortes de luttes. On pense ici au célèbre livre de Paul Hazard, La crise de la conscience européenne[24]. Il faut en particulier tenir compte de ce paradoxe que l’émergence d’une pensée qui mettait l’individu au centre de la société et d’un ordre économique et social qui encourageait l’innovation et l’initiative va de pair, pendant près de trois siècles, avec un renforcement de l’absolutisme des souverains et de la centralisation des États. Les philosophes des Lumières bénéficient du mécénat de « despotes éclairés » comme Frédéric II, Joseph II et Catherine de Russie. Le contraste est encore plus fort en France : l’Ancien Régime, société où le pouvoir est concentré entre les mains du Roi, grâce à une administration fortement organisée et où le clergé et la noblesse restent des ordres institutionnellement privilégiés, va subsister, telle quelle, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et ne s’effacera qu’au prix d’une Révolution. La virulence de celle-ci s’explique du reste par la longue résistance de la structure sociale et religieuse traditionnelle.

Par rapport à la problématique du Royaume, le consensus médiéval conjuguait une perspective spirituelle renvoyant chaque personne à sa destinée personnelle (ce qu’exprime fort bien le cantique, certes plus tardif : « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver ») et une perspective ecclésiale, (voire ecclésiastique), qui concentre les moyens du salut dans l’institution de l’Église. Le processus de modernité va mettre à mal, progressivement ce consensus. L’autorité de l’Église, déjà ébranlée par les divisions qui la déchirent (schisme d’Occident), est directement mise en question par la Réforme. Le ferment du libre examen est désormais à l’œuvre, rendant impossible la paisible obéissance à des prescriptions religieuses. Une tension s’instaure qui va durer des siècles entre, d’une part, le libre jugement et le libre choix de la conscience et, d’autre part, l’affirmation de l’autorité. Tension présente dans le monde protestant lui-même : l’extrémisme des anabaptistes, mennonites et autres quakers va susciter la réaction de Luther lui-même et son appel aux princes allemands. La diversité des opinions devra se soumettre bientôt à un principe d’ordre temporel, le célèbre « cuius regio, illius religio » (la région pratique la religion de son prince). Dans le camp catholique, si la Contre-Réforme comporte un fort volet disciplinaire et s’exprime dans la théologie triomphaliste des deux « sociétés parfaites »[25], elle donne aussi une place accrue à la responsabilité de la conscience et au choix de la liberté, comme en témoigne le mouvement spirituel au centre duquel se trouvent Saint Ignace de Loyola et ses Exercices Spirituels.

Un autre choc est constitué par la découverte du nouveau monde. L’Europe chrétienne savait bien qu’elle n’était pas seule au monde. En face d’elle, il y avait l’islam, ennemi séculaire. Au-delà, des empires orientaux avec lesquels des échanges commerciaux avaient toujours existé mais qui restaient peu connus, objet de légendes. Ainsi les fameuses traditions du « prêtre Jean ». Voici que les vaisseaux de l’Europe mouillaient à ces rivages, que des populations insoupçonnées et même un continent tout nouveau surgissaient. L’avidité et la volonté de puissance des Européens allaient bientôt se donner libre cours dans ces nouveaux champs, pas assez contrariées par le zèle des missionnaires. Les controverses sur l’humanité de ces nouvelles populations, leurs droits, la manière de procéder avec eux en disent long sur l’ébranlement intellectuel et spirituel que les découvertes provoquent dans la conscience européenne. Un missionnaire comme François-Xavier brûle du désir d’arracher toutes ces âmes à la damnation, ce qui suppose qu’il prend dans un sens strict l’adage « Hors de l’Église, pas de salut ». Mais il est impossible qu’une interrogation sur le sort de tous ces peuples qui n’ont pas connu l’évangile ne commence pas à se poser. Et l’on verra bientôt fleurir, en tout cas au XVIIIe siècle, le mythe du « bon sauvage ».

Pour répondre au double défi des divisions qui déchirent le monde chrétien et de l’élargissement des horizons, les Lumières se confient à la raison. Le déisme est une théologie naturelle qui reconnaît le grand architecte de la création mais rejette les « fables » bibliques et les extravagances du dogme. Kant élaborera les grandes lignes d’une « religion dans les limites de la simple raison ». La raison « s’érige en juge suprême de la vérité et elle ne se laisse pas instruire par une réalité divine venant d’au-delà des limites de la simple raison »[26]. Le magistère de l’Église sur la vie humaine, sur les choix moraux est définitivement expulsé.

Quant au souci de la vie future, et plus généralement à la foi dans un au-delà, ce n’est que très progressivement qu’elle va s’effacer. Les déistes ne sont pas matérialistes. Mais il est vrai qu’avec le développement des techniques, de l’économie, de la maîtrise humaine sur la nature, un matérialisme pratique va dominer la société. On pourrait ici invoquer la thèse de Max Weber selon lequel le capitalisme naissant a été favorisé par « l’éthique puritaine des premiers entrepreneurs qui voyaient dans leur réussite matérielle un signe d’élection religieuse »[27]. À l’époque moderne, écrit Edouard Herr, « l’économique s’émancipe du contrôle politique et éthique tandis que la société opte pour donner la priorité à la réussite économique ici-bas, plutôt qu’au salut dans l’au-delà »[28].

Le Royaume est ainsi ramené sur terre, en même temps qu’il est soustrait à l’Église. Au cours du XVIIIe siècle, les philosophes ne ramènent pas seulement la pensée au magistère de la raison individuelle, ils conçoivent aussi des projets de société. Dans son grand ouvrage cité plus haut, Kant affirme : « Fonder un peuple de Dieu moral est… une tâche dont on ne peut attendre l’achèvement que de Dieu même et non des hommes. L’homme n’est pas pour autant autorisé à ne pas prendre sa part à l’entreprise et à laisser la Providence gouverner, comme si chacun pouvait se contenter de s’occuper de sa propre morale et laisser à une sagesse plus haute les affaires de la race humaine… Non : l’homme doit agir comme si chaque chose dépendait de lui : c’est seulement à cette condition qu’il peut oser espérer qu’une sagesse plus haute permettra l’achèvement de ses efforts bien intentionnés. Le souhait d’un peuple bien disposé est donc « que le Royaume de Dieu vienne, que Sa volonté soit faite sur la terre ». Mais quels préparatifs doit-on faire pour que cela se produise ?[29]

Sur le plan politique, cette aspiration va trouver principalement deux réalisations très dissemblables : la Révolution et la démocratie américaines, d’une part et, de l’autre, la Révolution française avec tous les bouleversements qu’elle apporte et toutes ses « répliques » (au sens des répliques des tremblements de terre) au cours du XIXe siècle. Je me réfère ici à l’étude fort suggestive de Gabriel Fragnière, Le Royaume de l’homme. Selon cet auteur, à cause de l’implication étroite, multiséculaire entre l’Église et la société française, la Révolution n’a pas réussi à créer à créer un État séculier. Une première séparation de l’Église et de l’État ne dura que quelques années (1794-1802) mais elle créa, au sein de la société française et plus largement encore, une division profonde qui n’a pas fini de laisser des traces. « Le principal résultat de la période 1789-1802, période au cours de laquelle le christianisme traditionnel avait été profondément ébranlé en France, fut de sensibiliser l’Église contre toute forme de régime démocratique et les démocrates contre toute forme d’organisation religieuse »[30]. Même quand interviendra, 100 ans plus tard, la loi de séparation, la laïcité française restera marquée par une sorte de prétention à conditionner toute la vie qui a quelque chose d’une religion.

Par contre, selon Fragnière, la Révolution américaine a dénoué les liens entre la religion et l’État et mis fin à la chrétienté. C’est une réussite paradoxale. En effet, écrit-il, « les premiers colons de la Nouvelle Angleterre traversèrent l’Atlantique pour réaliser un rêve religieux. Pilgrims ou Puritains, ils voulaient établir ce Royaume de Dieu que leur proposait leur foi. Lorsque, plus d’un siècle plus tard, ce rêve trouva sa forme définitive, les Américains découvrirent que leurs efforts avaient conduit à la création d’un ‘ Royaume de l’homme’ : un État séculier » [31]. Le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis déclare que « le Congrès ne passera aucune loi concernant l’établissement d’une religion ni n’interdira le libre exercice de celle-ci ». Ainsi est clairement circonscrit le champ d’action et la fonction de l’État qui est d’assurer la paix de la vie commune. Il est accepté par tous et en harmonie avec une société profondément imprégnée d’esprit religieux, à travers une multiplicité de formes diverses[32].

Revenons en Europe. J’ai évoqué plus haut les « répliques » de la Révolution française, signifiant par là non seulement les alternances de restaurations et de révolutions qui ont scandé l’histoire de la France jusqu’à l’instauration de la IIIe république mais aussi les autres révolutions, mouvements d’indépendance et répressions qui ont agité l’Europe et l’Amérique latine pendant tout le XIXe siècle. Du point de vue du Royaume « ramené sur terre », c’est-à-dire de la société humaine idéale, telle que les hommes des Lumières et de la Révolution la rêvaient, on peut très schématiquement affirmer que, dès le début, son image est traversée par une tension, celle qui existe entre les deux premiers termes de la triade républicaine « Liberté, égalité, fraternité ». La première bénéficiaire de la Révolution est la bourgeoisie libérale qui profite de la chute des privilèges et des réglementations de l’Ancien Régime pour confisquer à son profit les bénéfices de la toute neuve révolution industrielle. Son mot d’ordre absolu est la liberté. En face d’elle, et du sein du prolétariat exploité, s’élève avec force la revendication du partage et de l’égalité. Le mouvement socialiste, et bientôt la théorisation marxiste donnent à ce soulèvement des fondements doctrinaux. Le maximalisme révolutionnaire aboutira à la constitution de l’empire soviétique où la classe ouvrière est censée souveraine, où est censé établi le « socialisme réel », égalité forcée au prix de la liberté. Un autre socialisme se coule dans les structures des États et va peu à peu modifier les sociétés démocratiques.

Et l’Église ?

Et l’Église dans tout cela ? D’une manière générale, on peut dire que l’Église – entendons l’Église catholique, encore une en Occident à la sortie du Moyen Âge – a vécu ces changements comme des agressions et des malheurs. Elle y réagit par des condamnations et par une réaffirmation de sa vérité d’une part et par un renouveau de ferveur et de zèle apostolique d’autre part. Je voudrais illustrer cette affirmation pour deux moments de cette longue histoire que nous venons de parcourir, la réaction catholique en face à la Réforme protestante tout d’abord, après la Révolution française ensuite.

Face à la Réforme protestante, il y a d’abord condamnation. Le Concile de Trente affirme et définit la vérité catholique sur tous les points controversés. En ce qui concerne l’ecclésiologie, les théologiens du XVIe siècle, tel que Robert Bellarmin, renouvellent la doctrine des deux « sociétés parfaites », l’Église et l’État (l’empire, la royauté de droit divin), ayant chacune, de son point de vue, juridiction universelle. La Réforme catholique est une « Contre-Réforme ». Mais elle est surtout, clairement, un sursaut intérieur, un renouveau pastoral et spirituel, marqué par l’essor de la vie religieuse, des missions extérieures, de la spiritualité. On évoquera ici notamment, pour la France, tout le mouvement spirituel qu’a fait connaître l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France la grande œuvre d’Henri Bremond[33].

La Révolution française, avec ses aspects de violence, a provoqué dans l’Église un traumatisme profond, qui ne laisse aucune place à un accueil et à une appréciation positive des valeurs nouvelles. Ainsi en est-il de la Déclaration des Droits de l’Homme, perçue comme négation des droits de Dieu. L’Église continue à se sentir lésée. Pragmatique, elle accepte pourtant le Concordat de Napoléon, qui redéfinit sa place dans la société. À l’instar de la Contre-Réforme, le XIXe siècle est un siècle de restauration religieuse, de rechristianisation de la société, marquée par de nombreuses fondations de Congrégations religieuses, notamment au service des plus pauvres, et par l’essor des missions étrangères, non sans lien avec l’expansion coloniale. Cette ferveur évangélique, souvent novatrice dans l’invention de formes d’apostolat, va de pair avec un durcissement doctrinal. L’expression la plus manifeste de ce rejet de la modernité se trouve dans le Syllabus de Pie IX, publié en 1864. Cette « collection (syllabus) des erreurs modernes » se présente comme un catalogue de propositions rejetées et condamnées par le magistère ecclésial. La 80ème et dernière de ces propositions condamnées est formulée comme suit : « Le Souverain Pontife doit se réconcilier et composer avec la science, le libéralisme et la civilisation moderne »[34]. Le rejet ne pourrait être plus clair et plus global.

Une petite brèche va être ouverte toutefois dans ce front du refus. Ce sera l’œuvre du successeur de Pie IX, Léon XIII. Tout en restant en continuité doctrinale avec son prédécesseur, celui-ci veut sortir de l’isolement, accepter les états de fait nouveaux et entrer en dialogue avec le monde moderne. C’est ainsi qu’il invite les catholiques français à accepter la république. Mais l’intervention de Léon XIII qui eut le plus grand retentissement, au-delà et sans doute autrement que lui-même n’avait pu l’envisager, fut l’encyclique Rerum Novarum (1891). L’engouement pour les « choses nouvelles » qui donne son titre à l’encyclique est la séduction du socialisme qui menace l’âme des ouvriers et qui est la cible première de la mise en garde du pape. Mais en même temps, celui-ci conteste le dogme de la totale liberté des entrepreneurs en affirmant le droit de l’État d’intervenir dans la régulation des conditions de travail. Il reconnaît aussi la légitimité des associations de travailleurs. Dans le moment historique précis où elle est publiée, cette encyclique, encore très conservatrice dans sa teneur, va avoir un impact énorme et donner naissance au mouvement social chrétien.

Nous voici arrivés au terme d’un survol des cinq siècles qui séparent la fin de la chrétienté occidentale du seuil de notre époque et qui ont vu l’avènement et l’établissement de la modernité. Que nous ont-ils appris ? L’ancienne vision unifiée d’un monde ordonné à une destinée céleste et régi par l’autorité de l’institution Église a fait place à une autre conception tout aussi globale, et même plus universelle puisque les grandes découvertes ont reculé les limites du monde, une conception qui a nom : la modernité.

L’unité catholique a volé en éclat. Elle a fait place au principe du libre examen et à la pluralité des professions de foi et des Églises. Puis, de fil en aiguille, la conscience s’est affranchie de la tutelle de la foi ; la religion s’est rangée dans les limites de la pure raison, la conscience individuelle est devenue souveraine. Dans une société encore longtemps soumise à des régimes autocratiques, la liberté de conscience agit comme un ferment qui prépare la démocratie. Tandis que celle-ci advient harmonieusement en Amérique, l’explosion en Europe sera brutale et traumatisante. Coïncidant avec la révolution industrielle, la revendication de la liberté d’entreprise accentue les inégalités sociales et suscite en réaction le mouvement ouvrier. Une partie de celui-ci va se radicaliser dans une nouvelle idéologie totalitaire, tandis que s’amorce pour beaucoup d’autres la recherche d’une société juste par les moyens démocratiques, grâce au suffrage universel.

Pendant ce temps, l’Église catholique, en dépit d’une très réelle et très riche vitalité interne, assortie d’un grand élan missionnaire, est restée arcboutée sur ses conceptions traditionnelles. Elle refuse la modernité. En matière d’organisation de la société, si elle accepte comme « hypothèse » la réalité des États modernes, laïcs et pluralistes, elle continue à tenir la « thèse » de l’État chrétien idéal[35]. Elle reste méfiante, réticente par rapport aux conquêtes des sciences physiques, sociales ou historiques, y compris quand ce sont des catholiques éminents qui en jalonnent les progrès. Bientôt, ce sera la crise moderniste. Mais mettons un terme ici à ce chapitre. Même si l’on peut discuter sur les limites des siècles – il ne manquerait pas de bonnes raisons de faire débuter le vingtième après la première guerre mondiale -, il me semble que l’enchaînement des événements et des évolutions du monde permet une césure capitale au tournant du siècle qui connaîtra le deuxième Concile du Vatican. Désormais nous sommes dans l’actualité et nous pouvons commencer à parler de l’ouverture de l’Église au monde.

Chapitre IV : L’ouverture de l’Église au monde
 

Le parcours d’un siècle

Pour situer la manière dont l’Église se comprend et se comporte par rapport au monde à l’époque contemporaine, il est indispensable d’évoquer d’abord, à très grands traits, l’histoire tourmentée de ce vingtième siècle. Je me bornerai à mettre en relief, dans un choix subjectif, quelques moments significatifs de cette histoire.

Je retiens tout d’abord, tout à la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus qui a déchiré la France, exacerbé l’opposition entre le catholicisme traditionnel et la laïcité républicaine. La loi de séparation viendra dans la suite de ce combat. Son importance tient à la nature même de la controverse qui, dans une question qui met en jeu la liberté et la vie même d’un homme, oppose la conscience à la raison d’État et à la tradition. Qu’il me soit permis de citer ici un passage du grand livre de Jean Denis Bredin, L’Affaire, qui jettera un éclairage précieux sur notre réflexion postérieure. « S’il est vrai qu’il faut se garder d’expliquer sommairement l’Affaire Dreyfus par l’affrontement systématique de deux morales, le clair partage des hommes de la Vérité et des hommes du Dogme, il est vrai aussi qu’elle a traduit, à son époque, à sa manière, des séparations durables, le conflit, au cœur d’une civilisation, de deux mentalités : d’un côté ceux qui, selon le mot de Jaurès, font de « l’individu humain la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu » et de l’autre ceux qui posent et servent des valeurs supérieures à l’individu, Dieu, la Patrie, l’Armée, l’État, le parti ; ceux qui se battent pour la Justice, idéal indéfinissable de liberté, de vérité et de générosité, et ceux qui se battent pour les préjugés au sens étymologique, ordre établi, organisations consacrées, choses jugées ; ceux qui regardent vers l’antique cimetière et ceux qui rêvent de franchir les murs ; ceux que retient la mémoire et ceux qu’emporte la sympathie »[36].

Le second événement est évidemment la première guerre mondiale. « Il se déchaîne un véritable cyclone historique, écrit Edgar Morin, liant en son tourbillon ravageur les intérêts impérialistes, les délires nationalistes, toutes les forces techniques et idéologiques déchaînées dans et par l’âge de fer planétaire »[37]. C’est l’aboutissement absurde, à la fois de la concurrence capitaliste entre États industriels et de l’affrontement des nationalismes. Ce sera la première guerre de destruction massive, où la planète perd 8 millions d’hommes. Elle est, dit encore Edgar Morin, « le premier grand dénominateur commun qui unit l’humanité. Mais elle l’unit dans la mort »[38]. Elle est aussi le point de départ d’une série de convulsions qui vont déchirer le siècle.

Deux mouvements historiques puissants s’enracinent dans la grande guerre. Tout d’abord le communisme. Un moment on a pu croire, dans l’écroulement de l’Allemagne, que le temps de l’internationalisme ouvrier était venu. Mais très vite les velléités de révolution en Allemagne et ailleurs échouent et le « socialisme réel » trouve refuge dans un sanctuaire, l’U.R.S.S., qui va se durcir en une dictature impitoyable et devra attendre son engagement dans la seconde guerre mondiale et sa participation à la victoire pour connaître une expansion et une influence mondiale. En face de cela, le fascisme et le nazisme. La responsabilité des vainqueurs de la guerre, lors du Traité de Versailles, est grande. Dans un esprit de revanche, ils ont voulu faire payer l’Allemagne et la réduisent, dans les années qui suivent, à un état de misère et d’humiliation sur lequel tablera le führer pour exalter le grand Reich. Mais dans le cas du nazisme, le nationalisme et l’impérialisme atteignent un degré de perversité proprement inhumain, puisque, non contents de soumettre tous les autres à la souveraineté de la race germanique, les nazis entreprennent d’extirper de l’humanité les Juifs et les tsiganes, ainsi que les handicapés profonds et tous les déviants.

C’est pourquoi la seconde guerre mondiale, cinq fois plus meurtrière que la première (15 millions d’hommes armés, 35 millions de civils), a une nature différente de la première. Malgré l’ambiguïté de l’alliance avec l’U.R.S.S., malgré des faits de guerre contestables (comme le bombardement de Dresde et, bien sûr, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki), la guerre contre l’Allemagne est une guerre idéologique, qui défend une certaine conception de la personne et de la société qui était gravement menacée par « la bête immonde » dont parle Berthold Brecht. C’est pourquoi aussi l’après-guerre s’ouvre sur l’espérance. « Plus jamais cela », déclare-t-on unanimement. Le racisme est condamné, l’Organisation des Nations Unies voit le jour, quelques années plus tard (1948) elle promulgue la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. On peut ajouter que c’est dans la même perspective de construire une paix durable qu’en 1952, les anciens ennemis, l’Allemagne et l’Italie d’un côté, la France et les pays du Benelux de l’autre, instruits par l’expérience malheureuse du traité de Versailles, fondent la Communauté européenne du charbon et de l’acier : en créant ce lien organique entre les industries de base, ils entendaient rendre quasiment impossible un nouveau conflit.

Toutefois cet embryon d’Union européenne avait déjà un autre sens, celui de renforcer le monde occidental dans le bras de fer qui l’opposait au monde soviétique. La guerre froide avait commencé. Pendant plus de quarante ans, l’équilibre de la terreur nucléaire va figer ce face à face, le développement parallèle et contrasté de ces deux mondes et leur affrontement larvé dans une multitude de luttes d’influence et de conflits locaux dans tous les coins du troisième monde. Le troisième monde, c’est en partie celui qui est issu de la décolonisation, ce grand élan vers l’indépendance auquel la fin de la guerre avait donné un premier espoir mais qui ne se généralisera vraiment, avec bien des remous douloureux, qu’autour de 1960. De 51 en 1945, le nombre des pays membres des Nations Unies est passé à 117 en 1970. Mais la plupart d’entre eux rejoignent l’ensemble des pays d’Amérique latine dans ce qu’on a commencé à appeler le Tiers Monde. « Terme circonstanciel et résiduel, le Tiers Monde commença à désigner en bloc, au moment de la guerre froide, tout ce que ne couvraient ni l’enseigne de l’Occident libéral, ni celle du socialisme soviétique »[39]. Une version politique fut esquissée dans la conférence de Bandoeng, en 1955, qui réunit plusieurs leaders d’envergure de la décolonisation (Nehru, Zhou en Lai, Soekarno, Nkrumah, Nasser…) pour tenter de constituer un troisième bloc entre les deux autres. Mais dans la réalité, l’appellation Tiers Monde recouvre plutôt une réalité économique de sous-développement, en même temps que le champ où les deux conceptions du monde s’affrontaient.

Dans cette division tripartite, on peut dire, schématiquement, que le premier monde a connu, au moins pendant une trentaine d’années, un progrès technologique, économique et social à peu près continu ; que le second monde a longtemps tenu le coup technologiquement et économiquement, mais au prix d’un régime totalitaire ; que le tiers monde enfin, loin de décoller, n’a cessé de s’enfoncer. Il a bien fallu se rendre compte que le sous-développement du Tiers Monde n’était pas un simple retard qui se comblerait naturellement mais qu’il était trop souvent la condition et le produit de l’essor économique des pays industrialisés. Pour les masses de ces pays enfermées dans la misère, aspirant à une vie meilleure, l’existence de l’alternative communiste entretenait une espérance.

Vint 1989. L’année du deuxième centenaire de la Révolution française, le monde communiste vole en éclats. Épuisé économiquement par une impossible rivalité technologique et stratégique avec les États-Unis, miné intérieurement par la revendication de liberté des pays satellites d’Europe occidentale, le bloc branle et s’écroule comme un château de cartes. L’U.R.S.S. disparaît. C’est le triomphe du libéralisme en économie et de la démocratie en politique. Francis Fukuyama célèbre « la fin de l’histoire »[40]. Mais il faudra bientôt déchanter. Le libéralisme semble triompher en effet avec la mondialisation technologique, économique, financière et même culturelle. Mais c’est au prix d’inégalités accrues, de frustrations immenses et d’injustices criantes. L’attentat inouï du 11 septembre 2001 retentit comme une déclaration de guerre et est le point de départ d’une nouvelle spirale d’incompréhension et de violence. Faut-il désespérer de l’humanité ?

L’Église : du modernisme au Concile

Nous voudrions maintenant parcourir à nouveau ce siècle du point de vue de l’Église catholique. Comment se situe-t-elle dans cette histoire, en particulier par rapport aux acquis, positifs et négatifs de la modernité ? Par Église, entendons certes le magistère mais aussi les initiatives pastorales, les mouvements, la créativité de la communauté catholique. On ne pourra, bien entendu, que retenir quelques faits significatifs. Dans une formule schématique, on pourrait dire que les catholiques, plongés dans l’histoire du siècle y participent pleinement, que, sur tous les plans de la pensée et de l’action, maints d’entre eux s’ouvrent sans réserve aux avancées communes de l’humanité, mais que, sur tous ces plans aussi, l’ouverture est régulièrement contrariée par les mises en garde d’une autorité souvent timide et à courte vue.

Cela commence plutôt mal. Le 17 juillet 1907 paraît un document du Saint Siège, le Décret Lamentabili, suite de soixante-cinq propositions solennellement réprouvées. Ainsi est condamné le modernisme, plus précisément le « modernisme savant », celui dont le nom stigmatise une constellation d’exégètes et d’historiens qui ont voulu ouvrir le champ de l’Écriture sainte et de la Tradition chrétienne aux méthodes modernes de la recherche scientifique. Consacré par les documents pontificaux, le terme « modernisme » vise une déviation doctrinale, c’est une étiquette infamante. Pourtant le mouvement était très complexe, soulevait de vraies question, ouvrait des voies où s’engageront plus tard délibérément l’exégèse et l’histoire des doctrines. Surtout il regroupait, pour la plupart, avec une grande variété de sensibilités sans doute, des chrétiens sincères en quête de vérité et soucieux de la vie de l’Église. Émile Poulat, grand historien de la crise moderniste, rapporte ce mot de Mgr Jean Calvet (1874-1965) qui, « avant de se retrouver à la tête de l’Institut catholique de Paris, avait connu les rigueurs de l’époque » : « Si jamais vous traitez de la crise moderniste, n’oubliez pas de dire comme nous avons souffert »[41].

La même douloureuse dialectique de l’ouverture au monde profane et du rejet de la nouveauté dangereuse va se reproduire tout au long des trois quarts de siècle qui conduisent au Concile… et reprendre après. Elle est explicable, peut-être inévitable, voire justifiée car les chrétiens et l’Église dans son autorité elle-même sont mêlés à l’histoire humaine, affrontés à des discernements redoutables. Impossible de ne pas s’engager, impossible de ne pas se tromper. Mais c’est peut-être le souci inquiet, trop inquiet, d’avoir toujours raison, la peur de dévier, qui sont mauvais conseillers. Rappelons seulement en vrac trois conflits, trois souffrances. Les premiers se situent au début du siècle et concerne l’engagement des chrétiens dans la démocratie moderne ; le Sillon de Marc Sangnier en France, la Ligue démocratique nationale de l’abbé Romolo Murri, première ébauche de la démocratie chrétienne en Italie, seront condamnés par Pie X. Les termes de la lettre du 29 août 1910 aux évêques français sont on ne peut plus clairs et ne pourraient refuser plus carrément le monde moderne : « Dans ces temps d’anarchie sociale et intellectuelle, écrit le pape, on n’édifiera pas la société si l’Église n’en jette elle-même les base et n’en dirige les travaux. La civilisation a été et elle est : c’est la civilisation chrétienne. C’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et de la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte, de l’impiété »[42].

Un deuxième conflit se développe après la seconde guerre mondiale et concerne directement la vie de l’Église. C’est le mouvement des prêtres ouvriers, en France surtout, et dans d’autres pays de l’Europe Occidentale, notamment en Belgique. Déportés en Allemagne pendant la guerre, en travail obligatoire, des prêtres se sont rendu compte de la profonde déchristianisation du monde ouvrier. Ils pensent que l’évangélisation de ce monde requiert le partage de son travail, de sa vie et aussi de ses luttes, y compris par la collaboration avec le mouvement ouvrier dominé par les syndicats de gauche et le Parti communiste. Le 1er mars 1954, un décret de Pie XII contraint les prêtres-ouvriers à renoncer au travail à temps plein dans les usines.

Quelques années plus tôt, le 12 août 1950, l’encyclique Humani Generis avait ratissé large. C’était toute la réflexion théologique des dernières années qui était frappée de suspicion (encore que l’ancien genre littéraire de la liste d’erreurs ait été cette fois évité). Les noms qu’on devrait citer sont ceux des théologiens qui, quelques années plus tard, feront le Concile, les de Lubac, Congar, Chenu. En matière d’ecclésiologie, d’œcuménisme, de réflexion sur les origines du monde et sur son histoire, ces années ont accumulé une somme impressionnante de connaissance et de réflexion qui sera reconnue par le Concile et permettra l’aggiornamento de l’Église. Mais la remarque de Mgr Calvet, citée plus haut à propos du modernisme concerne aussi les pionniers des années cinquante. Pensons plus particulièrement au Père Teilhard de Chardin, dont les écrits prophétiques ne seront publiés qu’après sa mort en 1955.

L’Église dans le monde de ce temps. Il y aurait encore une infinité de faits importants à relever, tant dans le fait de la hiérarchie que dans celui des communautés chrétiennes : comment elles se sont situées face aux grandes crises du temps, en particulier les deux guerres, face au nazisme, au communisme. Je voudrais seulement épingler encore deux faits ou ensembles de faits qui me semblent importants pour l’éclosion d’une théologie de la présence au monde. Le premier, c’est la fondation de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et plus largement l’œuvre de Joseph Cardijn. Dès 1912, vicaire à Laeken, Cardijn regroupe des jeunes filles du milieu populaire, en 1915 des jeunes travailleurs. La Jeunesse Ouvrière Chrétienne sera constituée comme mouvement national en 1924. L’originalité de Cardijn est sa méthode, la célèbre triade « voir, juger, agir », élémentaire en un sens mais instrument d’éducation et d’action qu’il met entre les mains des jeunes ouvriers et ouvrières en leur faisant confiance : ils seront les acteurs de leur propre promotion humaine et chrétienne. La pensée et l’action de Cardijn ont eu une influence durable sur l’évolution des idées dans l’Église ; elles ont marqué profondément le mouvement des communautés de base en Amérique latine et, plus tard, les théologies de la libération. Plus heureux que beaucoup d’autres précurseurs, il a reçu l’appui de l’autorité suprême. En 1925, il fut reçu par le pape Pie XI, qui vit dans la J.O.C. un modèle prometteur d’action catholique et l’encouragea toujours fortement[43].

Un autre fait aura des conséquences durables dans l’avenir de l’Église et de sa présence au monde. Ce fut la collaboration des chrétiens et de non-chrétiens, notamment communistes dans la Résistance au nazisme. Dans l’extrême urgence de cette lutte pour l’humanité, « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas »[44] se trouvaient réunis dans un seul amour, un seul impératif de sauver non seulement la patrie mais en quelque sorte l’humanité, la dignité humaine.

Pie XII meurt le 9 octobre 1958. Le 29 octobre, son successeur est élu : c’est Angelo Roncalli, ancien nonce, patriarche de Venise, 77 ans, « pape de transition ». Il sera, selon une expression d’Henri Tincq, « le vieux pape qui a rajeuni l’Église »[45]. Avant même sa décision de convoquer un Concile et d’ainsi mettre en branle un mouvement de renouveau dont il ne pouvait mesurer l’ampleur, il a déjà marqué l’opinion par ses deux encycliques, Mater et Magistra (Mère et éducatrice : il s’agit de l’Église) et surtout Pacem in Terris (La paix sur la terre)La première innove déjà et étonne en mettant en valeur l’idée de socialisation. La deuxième apporte une véritable révolution dans la manière de se situer par rapport au monde. D’entrée de jeu, le pape rompt avec l’antique tradition qui adresse les encycliques aux évêques et aux fidèles, il étend l’adresse à « tous les hommes de bonne volonté », expression et notion féconde qui ouvre l’Église à la collaboration et au dialogue. Sortant de la réserve méfiante où l’Église s’était tenue jusque là, il accueille dans l’enseignement de l’Église la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ; il en reprend les différents points en les précisant ou les nuançant parfois mais sans vouloir les corriger. Il reconnaît les « signes des temps » : sous ce terme, à la fin des quatre premiers chapitres, il rassemble quelques caractéristiques de l’époque, accueillies avec joie et bienveillance. Soulignons tout particulièrement les trois traits relevés à la fin du premier chapitre, après l’énumération des droits et des devoirs humains : ce sont « la promotion économique et sociale progressive des classes laborieuses », « l’entrée de la femme dans la vie publique » et enfin la décolonisation. Le pape constate : « Les hommes de tout pays et continent sont aujourd’hui citoyens d’un État autonome et indépendant, ou ils sont sur le point de l’être. » Et il commente : « Maintenant, en effet, s’est propagée largement l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes »[46]. Enfin, dans le 5e chapitre « Directives pastorales », le pape aborde la question de la collaboration des catholiques avec « les autres », chrétiens séparés ou « des hommes qui vivent en dehors de toute foi chrétienne » et il introduit une distinction capitale entre « l’erreur et ceux qui la commettent », ainsi qu’entre « de fausses théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme » et « des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories »[47]. Cette dernière formule va très loin, car on peut y lire légitimement que, dans le mouvement ouvrier par exemple ou la lutte pour l’indépendance, une alliance peut être nouée sur des objectifs communs avec des incroyants, socialistes ou communistes. La voie est ouverte à l’engagement des catholiques en pluralisme.

À elle seule, l’encyclique Pacem in Terris est une révolution. Certes, elle est écrite dans une époque, à certains égards, euphorique. Le monde occidental est en plein essor économique et progrès « social démocrate ». La décolonisation n’a pas encore déçu ses promesses. Mais ces espoirs de son temps, Jean XXIII les accueille de tout cœur, il n’a plus peur du monde et de son évolution, il y reconnaît l’action de l’Esprit. C’est dans la même foi profonde qu’était née chez lui l’idée du Concile Œcuménique dont, dès le 25 janvier 1959, trois mois après son élection, il avait annoncé la convocation et qui s’ouvrit solennellement le 11 octobre 1962.

Vatican II, l’Église et le monde

Nous n’entrerons pas dans une histoire du Concile, des influences qui s’y exercèrent, des grands moments qui orientèrent sa marche et son issue, au cours de ses quatre sessions (de 1962 à 1965), sous deux papes. Nous n’essaierons pas non plus de dresser un bilan, ni de son œuvre ni de sa réception[48]. Avec le fil conducteur de la présence du chrétien au monde, nous examinerons successivement trois des principaux documents que le Concile a produits : la Constitution dogmatique Lumen Gentium (Le Christ lumière des peuples) sur l’Églisela Constitution pastorale Gaudium et Spes (Les joies et les espoirs) sur l’Église dans le monde de ce temps et la Déclaration Dignitatis humanae (La dignité de la personne humaine) sur la liberté religieuse.

Mettant à profit le travail théologique réalisé depuis quelques décennies, la Constitution LumenGentium donne de l’Église une vision renouvelée, ample, équilibrée, solidement fondée dans l’Écriture. Le chapitre 1er, « le mystère de l’Église » commence par situer l’Église dans le dessein éternel de Dieu qui englobe l’histoire entière du monde « depuis Abel le Juste jusqu’au dernier élu »[49]. Il enracine sa fondation dans la prédication par Jésus du Royaume de Dieu : « En effet, le Seigneur Jésus donna naissance à son Église en prêchant l’heureuse nouvelle, l’avènement du Règne de Dieu promis par les Écritures depuis des siècles » (5). Et il définit la mission de l’Église en fonction du Royaume : « Aussi l’Église, pourvue des dons de son fondateur, et fidèlement appliquée à garder ses préceptes de charité, d’humilité et d’abnégation, reçoit mission d’annoncer les Royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations, formant de ce Royaume le germe et le commencement sur la terre » (5). L’Église est distincte du Royaume dont la plénitude est un don de Dieu encore à venir mais elle en est en quelque sorte le lieu central.

Nous comprendrons mieux ce que cela veut dire en parcourant le deuxième chapitre : « le peuple de Dieu ». L’option la plus significative et grosse de conséquences du Concile en cette Constitution dogmatique est sans doute d’avoir renversé la manière habituelle de penser et d’avoir parlé du peuple de Dieu avant d’aborder la hiérarchie et les structures. Quelques versets définissent admirablement ce qu’est ce peuple de Dieu. « Ce peuple messianique a pour chef le Christ… La condition de ce peuple, c’est la dignité et la liberté des fils de Dieu, dans le cœur de qui, comme dans un temple, habite l’Esprit-Saint. Sa loi, c’est le commandement nouveau d’aimer comme le Christ lui-même nous a aimés. Sa destinée enfin, c’est le Royaume de Dieu… C’est pourquoi ce peuple messianique, bien qu’il ne comprenne pas encore effectivement l’universalité des hommes et qu’il garde souvent l’apparence d’un petit troupeau, constitue cependant pour tout l’ensemble du genre humain le germe le plus fort d’unité, d’espérance et de salut » (9). La centralité de l’Église catholique est ainsi clairement affirmée et justifiée. Mais les sections suivantes, nuançant l’ancienne acception stricte de l’adage « Hors de l’Église, pas de salut », vont montrer, non seulement que tous les hommes[50] sont appelés à faire partie de cette Église mais comment ils y sont déjà ordonnés. On parlera donc successivement des fidèles catholiques, « pleinement incorporés » (14), des chrétiens non-catholiques, « qui portent le beau nom de chrétiens » et avec qui l’Église se sait unie pour de multiples raisons (qu’on énumère), et des non-chrétiens (15), d’abord les Juifs, « ce peuple qui reçut les alliances et les promesses et dont le Christ est issu selon la chair », ensuite les musulmans qui « adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour », les croyants des autres religions « qui cherchent encore dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent » et enfin « ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite ». Ainsi le Concile établit autour du centre qui est la pleine appartenance à l’Église un dégradé de liens, appréciés en fonction du contenu formel de la croyance ou de la conviction, de ce que l’on peut avoir en commun. Retenons cependant, dans les dernières lignes citées (à propos des incroyants), une affirmation (en incise) qui pourrait bien transcender cette vision trop objective : « ceux qui travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite ». Un lien direct est ainsi évoqué entre « la grâce divine » et la conscience, indépendamment des contenus religieux. Jean XXIII, au fil d’un discours dont je n’ai malheureusement pas retrouvé la référence mais dont le souvenir s’est ancré dans ma mémoire, avait déclaré : « L’Esprit Saint est à l’oeuvre dans le cœur de tous les hommes ».

La Constitution pastorale Gaudium et Spes n’est pas l’aboutissement du travail théologique des décennies précédentes ; elle inaugure plutôt de nouveaux chantiers. Elle s’inscrit dans la perspective d’ouverture de Jean XXIII qui, dans son discours du 25 janvier 1959, annonçant le Concile avait déclaré : « Dans la mesure où nous entrons dans une époque que l’on pourrait appeler de mission universelle, il faut faire nôtre la recommandation de Jésus qui nous invite à discerner les signes du temps… et à trouver, au milieu de tant de ténèbres, les indices innombrables qui incitent à l’espérance »[51]. C’est seulement à la fin de la dernière session, au terme de multiples péripéties, que la Constitution, est adoptée (par 2.309 voix contre 75). L’essentiel est dit dès les premiers mots : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur… La communauté des chrétiens se reconnaît réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire » (1). L’Église reconnaît la réalité du monde qui a toute sa consistance en dehors d’elle, dont elle n’est plus le centre. C’est à ce monde qu’elle s’adresse dans cette Constitution : « Après s’être efforcé de pénétrer plus avant dans le mystère de l’Église, le deuxième Concile du Vatican n’hésite pas à s’adresser maintenant, non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes. » (2). Au cours des travaux préparatoires, le cardinal Suenens avait introduit la distinction entre « Église ad intra » et « Église ad extra ». L’Église entre en dialogue avec le monde. Elle va exposer longuement à ses frères et sœurs humains ce qu’elle peut et veut leur apporter. C’est toute la première partie « l’Église et la vocation humaine » qui traite successivement de la dignité de la personne, de la communauté humaine, de l’activité humaine dans l’univers et enfin du rôle de l’Église dans le monde de ce temps. Ce dernier chapitre expose longuement ce que l’Église apporte au monde mais ses derniers paragraphes reconnaissent « l’aide que l’Église reçoit du monde d’aujourd’hui » (44)[52].

La perspective est donc clairement le face à face amical. Quelques années avant le Concile, le Père Dominique Chenu avait écrit un petit livre prophétique sous le titre « Petite Église dans le vaste monde ». Par la Constitution Gaudium et Spes, l’Église reconnaît qu’elle n’est pas le monde ni même le centre du monde, mais elle se pose en face de lui. Quant à la construction de ce monde, elle est clairement subordonnée à une autre vocation, celle qui s’accomplira « dans la paix et le bonheur suprêmes, dans la patrie qui resplendit de la gloire du Seigneur » (93). Dans son ouverture évidente, Gaudium et Spes maintient un dualisme entre la vocation surnaturelle du chrétien et son engagement dans le monde. « Puisque nous sommes destinés à une seule et même vocation divine, nous pouvons aussi et nous devons coopérer, sans violence et sans arrière-pensée, à la construction du monde dans une paix véritable » (92).

La nouveauté est encore plus grande et la rupture avec le passé plus radicale avec la Déclaration Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse. Dès la fin du XIXe siècle, l’Église avait pactisé avec la démocratie pluraliste mais au prix d’une contorsion théologique, la fameuse distinction entre la thèse et l’hypothèse. Ici elle prend position clairement pour la liberté religieuse. Elle ne revendique plus de place privilégiée pour l’Église dans la société, elle ne demande que la même liberté que les autres « groupes religieux ». Le document apparaît comme un plaidoyer pour faire accepter une vérité difficile ; la première partie fonde cette liberté dans une réflexion philosophico-théologique sur la nature de l’être humain et de la société, la seconde partie l’enracine dans la Révélation, en particulier dans la manière d’agir du Christ. L’affirmation centrale est celle-ci : « C’est par sa conscience que l’homme perçoit et reconnaît les injonctions de la loi divine ; c’est elle qu’il est tenu de suivre fidèlement en toutes ses activités, pour parvenir à sa fin qui est Dieu. Il ne doit donc pas être contraint d’agir contre sa conscience » (3)[53]. Par cette affirmation claire et solidement fondée, le Concile franchit un pas décisif. L’ont bien perçu ceux qui s’y sont opposés, et notamment Mgr Lefèvre dont le refus du Concile est particulièrement polarisé sur cette Déclaration. Mais on n’en a pas encore tiré toutes les conséquences. À notre sens, cette affirmation de la souveraineté de la conscience met tous les êtres humains ensemble dans la même responsabilité devant Dieu de construire le monde tel qu’il le veut, de faire advenir le Royaume.

D’autres ouvertures…

Nous n’entreprendrons pas une histoire de la réception du Concile. Nous n’essaierons pas d’évaluer les pontificats successifs de Paul VI, continuateur du Concile et de Jean Paul II qui a si fortement marqué l’histoire de l’Église et du monde. De façon très consciemment sélective, nous épinglerons seulement deux ouvertures significatives qui s’inscrivent dans la suite du Concile, l’option pour les pauvres et les théologies de la libération d’une part, le dialogue avec les religions non-chrétiennes d’autre part.

Au sein du Concile, un groupe d’évêques autour du cardinal Lercaro, archevêque de Bologne, souhaitait mettre au premier plan la préoccupation des plus pauvres. Dans la vision peut-être euphorique de la société et le souci de positivité qui inspire Gaudium et Spes, il ne fut pas vraiment entendu. Mais Paul VI est touché et il va prolonger l’action du Concile en attirant l’attention sur l’injustice économique et sociale à l’échelle du monde. Le jour de Pâques 1967, il publie l’encyclique Populorum Progressio (Le développement des peuples). Plusieurs formules de cette encyclique sont encore présentes à tous les esprits : « La question sociale est devenue mondiale ». « Le développement est le nouveau nom de la paix », ou encore « C’est un humanisme plénier qu’il faut promouvoir. Qu’est-ce à dire, sinon le développement de tout l’homme et de tous les hommes ? » C’est surtout l’Amérique latine qui est touchée et poussée en avant par cette ouverture. En 1968, la première conférence des évêques réunie à Medellin encourage la pratique des « communautés ecclésiales de base » qui sont en train de se répandre. Dans une société traditionnellement catholique et de plus en plus écrasée par l’injustice sociale et l’oppression politique, les communautés de base appellent à une conscientisation tournée vers la résistance et l’action. S’inspirant de la méthode jociste du « voir, juger, agir », ils pratiquent le « cercle herméneutique » : insertion, analyse sociale, réflexion théologique, essentiellement par le recours à l’Écriture, programme d’action. Les théologies de la libération[54] s’articulent à l’expérience des communautés de base et la prolongent en utilisant différents instruments scientifiques, notamment les analyses marxistes et en mettant fort en valeur certains textes de l’Écriture, notamment l’Exode. Après s’être développées pendant une quinzaine d’années, elles ont été l’objet d’une sévère mise en garde romaine en 1984, l’instruction « sur quelques aspects de la théologie de la libération », rédigée par la Congrégation pour la doctrine de la foi en septembre 1984, à laquelle fera suite, deux ans plus tard (avril 1986) une nouvelle instruction, présentation positive de la doctrine catholique, « Liberté chrétienne et libération ». Le reproche le plus immédiat opposé aux théologies de la libération fut l’usage qu’elles font de l’analyse marxiste et leur collusion avec les mouvements communistes et les méthodes éventuellement violentes. Mais, sous-jacente à cela, on retrouve la réticence à reconnaître ce monde et l’engagement pour la justice dans ce monde comme le lieu de croissance du Royaume. « La dimension sotériologique de la libération, lisons-nous dans la seconde instruction, ne peut être réduite à la dimension socio-éthique, qui en est une conséquence. En restituant la vraie liberté de l’homme, la libération radicale opérée par le Christ lui assigne une tâche : la praxis chrétienne, qui est la mise en œuvre du grand commandement de l’amour. Celui-ci est le principe suprême de la morale sociale chrétienne, fondée sur l’Évangile et toute la tradition depuis les temps apostoliques et l’époque des Pères de l’Église jusqu’aux interventions récentes du Magistère »[55]. On a peine à comprendre cette mise en garde. Ne pourrait-on reconnaître que l’engagement « socio-éthique » pour la justice est le lieu d’insertion de l’amour ? Dans la réalité pastorale, les deux ordres, celui de la dimension sotériologique ou spirituelle et celui de la dimension socio-éthique ou temporelle sont inséparablement imbriqués. Le Royaume n’est pas de ce monde mais c’est dans ce monde qu’il grandit.

Une autre problématique a pris de plus en plus de place dans les dernières années, celle du dialogue et de la collaboration avec les religions non-chrétiennes. Le Concile a ouvert la voie, non seulement par les passages de la Constitution Lumen Gentium que nous avons analysés plus haut mais par la Déclaration Nostra Aetate (À notre époque) qui leur est exclusivement consacrée. En 1986, le pape Jean-Paul II fait un geste spectaculaire en rassemblant à Assise « les plus hauts responsables religieux de la terre, tous invités à prier -sans syncrétisme- pour la paix dans le monde »[56]. Sur le plan théologique, un gros travail est fourni sous l’impulsion de théologiens indiens et d’autres pays d’Asie pour reconnaître une valeur positive aux religions non-chrétiennes par rapport au salut en Jésus-Christ. Un théologien très consciencieux et très fidèle à l’Église, le regretté Jacques Dupuis, professeur à l’Université Grégorienne à Rome, après l’avoir été en Inde, sera sanctionné par la Congrégation pour la Doctrine de la foi pour avoir tenté une synthèse en cette matière délicate[57]. Jamais on n’aura autant parlé qu’aujourd’hui de dialogue entre les religions. Mais on peut se demander si un dialogue est possible à partir des croyances particulières et des élaborations théologiques. Ne faudrait-il pas chercher un autre chemin en revenant sur terre ? Le père Amaladoss, jésuite indien, indique ce chemin dans un livre récent Vivre en liberté. Les théologies de la libération en Asie. Il s’inscrit dans la lignée des théologies de la libération mais non seulement il sort d’Amérique latine où elles sont nées pour les découvrir en Asie, mais il montre comment des mouvements religieux et théologiques de libération sont présents dans toutes les traditions religieuses du grand continent. Dans ce continent des grandes religions, où les chrétiens sont une infime minorité, le combat pour la justice et contre la pauvreté doit nécessairement dépasser les limites de l’Église. Amaladoss fonde sa démarche dans un recours à l’Évangile et à la théologie du Royaume de Dieu. « Le Règne de Dieu décrit par Jésus, écrit-il, ne s’identifie pas avec l’Église dont nous avons l’expérience. C’est ce qu’il nous faut souligner sans cesse avec force, parce qu’une identification simpliste du Royaume avec l’Église rend la collaboration de tous, dans la construction du Royaume, singulièrement problématique. En effet, l’Église se sent appelée à être le symbole du Royaume, au service duquel elle doit se mettre. Mais le ‘Règne de Dieu’ transcende l’Église, comme il transcende aussi les autres religions ; il s’adresse à tous les hommes de bonne volonté, qui s’engagent dans la construction de l’humanité nouvelle »[58].

Ces paroles pleines d’espérance achèvent notre parcours de mémoire de la pensée chrétienne depuis la prédication de Jésus jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Vingt siècles ! Mais comme le dit la seconde épître de St Pierre, écrite à un moment où déjà l’attente d’un prochain retour du Seigneur s’estompait, « devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour » (2 P 3,8). Nous sommes à pied d’œuvre pour essayer d’esquisser notre vie au cœur du monde en ce début du troisième jour.

Chapitre V : La personne responsable et la terre-patrie
 

Au-delà du face à face

Par la Constitution Gaudium et Spes, l’Église entamait avec le monde un dialogue amical, en quelque sorte elle offrait au monde ses services. Le pas est décisif parce qu’il fait sortir l’Église de son isolement et qu’il envoie les chrétiens dans le monde. C’est dans cette ouverture que s’inscrit l’engagement social proposé aux chrétiens mais celui-ci est toujours présenté plus ou moins comme dérivé ou second par rapport à une réalité plus fondamentale qui est l’évangélisation. Nous donnerons un exemple déjà ancien et un autre, on ne peut plus récent. En 1971, le Synode des Évêques écrit : « Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive »[59]. En 2006, ouvrant le 4e Congrès international pour l’évangélisation « Bruxelles Toussaint 2006 », le cardinal Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles déclare : « L’Église et le christianisme cherchent à rendre les gens heureux. Et les grandes villes en ont particulièrement besoin. Bruxelles Toussaint 2006 n’a pas pour but de (re)sacraliser la ville mais de l’humaniser. Car la foi chrétienne rend les hommes plus humains et humanise la ville ». Et encore : « La Toussaint 2006 entend montrer l’aide surprenante que l’Église peut apporter pour rendre la cohabitation dans la ville plus heureuse et plus harmonieuse »[60]. On a pris à dessein deux bons exemples de prises de position qui ouvrent et qui engagent. Pourtant un pas n’a pas été franchi. Dans ces déclarations, l’Église se pose encore en face du monde. Comme si elle n’en faisait pas partie. Comme si les chrétiens n’étaient pas d’abord des hommes et des femmes avec les autres. Comme si la terre n’était pas le lieu où tous, ensemble jouent leur destin. De cet extrinsécisme résulte la nécessité dans laquelle l’engagement social des chrétiens et en particulier des prêtres se trouvent toujours de devoir se justifier. Pourtant le social n’est pas un domaine particulier. Le social c’est le monde. Et le monde est le lieu où grandit le Royaume. Pour la construction d’un monde juste, les disciples de Jésus-Christ s’engagent avec tous leurs frères et sœurs humains. Si l’on comprend cela, la perspective est renversée. Le combat pour la justice ou le travail d’humanisation n’apparaissent plus comme une conséquence, une exigence ou un bienfait de la foi ; la foi est au service de la justice, la religion au service de la vie[61].

Une seule humanité

L’être humain émerge à la pointe d’une histoire de milliards d’années : histoire de l’Univers, de la Voie lactée dans l’Univers, de la minuscule terre, « petite planète d’un petit soleil périphérique dans cette Voie lactée », histoire de la vie dont les premières manifestations sont apparues il y a peut-être 3,8 milliards d’années sur cette petite planète, histoire de l’animalité, des invertébrés aux primates parmi lesquels apparaissent, il y a 17 millions d’années ses prédécesseurs immédiats[62]. À toutes les étapes de cette longue genèse, les avancées adviennent, la sélection s’opère à travers les chocs des forces, qu’elles soient cosmiques, minérales ou vivantes. Mais celui qui émerge au terme n’est plus totalement déterminé par la lutte pour la vie. « L’homme, écrit Morin, n’est pas un post-mammifère, mais un super-mammifère, qui a développé en lui la chaleur affective de la relation mère-enfant, frères-sœurs, l’a conservée à l’âge adulte, l’a étendue aux relations amoureuses et amicales »[63]. L’être humain découvre l’autre, le « tu ». Il invente la tendresse, la compassion, le rire, l’échange. Et c’est vrai qu’il y a le mal. Non seulement, l’être humain reste dépendant et quelquefois totalement prisonnier de l’antique loi de la lutte pour la vie mais il sera aussi l’inventeur inépuisable de nouvelles manières intelligentes de tuer et de faire souffrir. C’est le mérite du mythe et de la doctrine du péché originel de prendre sérieusement en compte cette réalité du mal. Mais on doit absolument se départir de la représentation fondamentaliste selon laquelle la liberté de l’homme serait responsable de l’entrée du mal dans un monde créé par Dieu dans un état de parfaite harmonie. Devant la réalité du mal, pour un croyant, la seule attitude vraie est de penser que Dieu, créant le monde, a pris le risque de la finitude et donc du mal parce qu’il a en vue, au terme, le bien le plus grand ; les chrétiens ajouteront que, pour faire réussir ce monde, Dieu a en quelque sorte jeté dans la balance le plus cher des atouts : « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique » (Jn 3,16). Mais revenons à l’être humain. Ce qui le distingue, ce qui fait sa grandeur, ce qui, de proche en proche, engendre son avenir, c’est la relation, le « je-tu », qui s’élargit peu à peu, du lien charnel au voisinage, à la tribu, à la cité, à la nation, au monde.

Qu’il nous soit permis de citer encore longuement Edgar Morin. « La diaspora d’homo sapiens, commencée il y a treize cents siècles, s’est répandue sur l’Afrique et l’Eurasie, a traversé à sec le détroit de Behring il y a cent mille ans, est parvenue en Australie et Nouvelle-Guinée il y a quarante mille ans, et a finalement peuplé les îles de Polynésie quelques milliers d’années avant notre ère. En dépit de cette diaspora, en dépit des différenciations physiques de taille, de couleur, de forme d’yeux, de nez, en dépit des différenciations de cultures et de langages devenus inintelligibles les uns aux autres, de rites et usages devenus incompréhensibles les uns aux autres, de croyances singulières devenues irréductibles les unes aux autres, partout il y eut mythe, partout il y eut rationalité, partout il y eut stratégie et invention, partout il y eut danse, rythme et musique, partout il y eut, certes inégalement exprimés ou inhibés selon les cultures, plaisir, amour, tendresse, amitié, colère, haine, partout il y eut prolifération imaginaire, et, si divers que soient leurs formules et leurs dosages, partout et toujours il y eut mixture inséparable de raison et de folie »[64].

C’est l’humanité. Au-delà ou en deçà de toutes les distinctions, il y a la possibilité de se rencontrer, de se sourire, de partager une peine[65], de tendre une main secourable, de venir en aide à une personne en danger. Une des plus belles illustrations de cette universelle humanité est l’hospitalité, si enracinée dans les civilisations premières. La dispersion des populations et leur forte cohésion locale sont transcendées par cet accueil de l’étranger. Le beau récit de l’hospitalité d’Abraham, accueillant au chêne de Mambré les trois hôtes mystérieux, ce récit qui a tellement marqué les traditions juive et chrétienne, a aussi quelque chose d’emblématique pour l’humanité en général.

Je voudrais ici revenir à un passage déjà cité de l’Évangile qui fait éclater toutes les étroitesses des peuples, des cultures et des religions et donne toute l’importance à la personne humaine. Il s’agit de la parabole dite du bon Samaritain : en Saint Luc, chapitre 10, versets 25 à 37. Elle s’insère dans un dialogue entre Jésus et un légiste, un docteur de la loi, homme religieux par excellence. À l’invitation de Jésus, celui-ci décline les commandements essentiels : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toi-même ». Notons que ce docteur de la loi accomplit déjà un pas considérable en rapprochant les deux amours qui, dans la Bible, sont mentionnés en des endroits différents : Deutéronome 6,5 pour l’amour de Dieu, Lévitique 19,18 pour l’amour du prochain. « Fais cela et tu vivras » lui répond Jésus. Mais lui, « voulant se justifier », nous dit l’Évangile, pose à Jésus la question : « Qui est mon prochain ? ». L’espace est ouvert pour que surgissent toutes les barrières et toutes les limitations. Le prochain, cela va jusqu’où : la famille, les amis, les compatriotes, la classe, la race, la religion ?… On connaît la réponse de Jésus : un récit où c’est un Samaritain, un étranger et par surcroît quelque peu hérétique, qui tient le beau rôle et deux personnages normalement objets de vénération celui de repoussoirs. Et pour finir une question qui renverse la problématique : « Qui s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? » Dans cet épisode, plusieurs détails méritent d’être mis en relief. Tout d’abord « l’homme tombé aux mains des brigands » est un parfait anonyme ; le récit ne dit rien de lui : est-ce un Juif, un étranger, un homme de bien ou peut-être un malfaiteur, un trafiquant ? C’est seulement un être dans la détresse, l’Homme, l’être humain. Le prêtre et le lévite le voient mais ils prennent l’autre côté de la route et passent. Est-ce seulement par indifférence et lâcheté, ou, comme le pensent beaucoup d’exégètes, parce que toucher et soigner un blessé entraînerait une impureté rituelle ? Le Samaritain le voit aussi et, dit l’Évangile, il fut « touché de compassion ». Il s’agit du verbe grec « splanchnisthaï », traduction de l’hébreu « rahamim » qui exprime un sentiment tout à fait premier, celui d’un père ou d’une mère pour son enfant, le cœur qui se retourne. Dans le premier Testament, ce verbe exprime l’amour de Dieu pour son peuple ; dans l’Évangile, il est dit également de Jésus, pris de compassion devant la foule « parce qu’ils sont comme des brebis sans pasteurs » (Mc 6, 34) ou du Père de l’enfant prodigue (Lc 15, 20). Il s’agit de ce qu’il y a de plus viscéralement humain (en même temps que de plus proprement divin). Enfin à la question de Jésus : « Qui de ces trois, à ton avis, s’est montré le prochain (du blessé) ? », le légiste répond : « Celui qui a pratiqué la miséricorde à son égard ». Ce mot-là aussi est important. À plusieurs reprises, Jésus cite un mot du prophète Osée : « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice » (Osée 6,6). Dans l’un de ces passages (Mt 12,7), il prend la défense de ses disciples que les Pharisiens accusent d’avoir violé le jour du sabbat parce qu’ils ont arraché des épis en passant dans les champs. Dans cette circonstance, relativement mineure en comparaison de nombreux autres passages où il est question de guérisons, le jour du sabbat, on voit jusqu’à quel point Jésus prend le parti de la vie contre la prescription religieuse. L’affirmation « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » qu’on trouve en plusieurs endroits de l’Évangile peut paraître une affirmation de simple bon sens mais elle est bouleversante. Elle fait sortir de la religion. Elle met la religion au service de la vie, au service de l’être humain et de l’être humain quel qu’il soit.

La personne et la relation

Au commencement il y a donc la relation entre les personnes. Les relations se nouent dans la proximité mais l’ouverture réelle au proche (conjoint, enfants, voisins, amis), entendant par ouverture réelle une ouverture qui laisse exister l’autre, est déjà prometteuse d’une ouverture au lointain : celui que les circonstances mettront sur notre route et qui peut venir de n’importe où et n’importe comment. En acceptant la remise en question de nous-mêmes par le proche, nous nous ouvrons vers l’humanité entière. Malgré les apparences d’un monde individualiste et commercial, une observation plus profonde amène à la conclusion que la majorité des comportements humains est et continue à être de l’ordre de la gratuité et du don. L’être humain aspire à la « vie bonne »[66]. Non pas seulement les biens matériels, la richesse, le plaisir ou la puissance, même si ces ressorts sont bien présents dans la réalité de notre monde. Mais une réalité à la fois beaucoup plus désintéressée et plus immédiate. Plus immédiate parce que « l’argent ne fait pas le bonheur », même s’il y contribue ; le bonheur est fait d’une multitude de petites choses où les relations humaines, l’affection, la connivence jouent un grand rôle. Plus désintéressée, parce que l’être humain n’est pas une île et l’on se rend bien vite compte qu’une vie ne peut être vraiment bonne si elle l’est pour moi tout seul. « La vie bonne, ce serait la vie qui a un sens, la vie réussie par une conjugaison de dignité, de relations et de bonheur »[67].

Cette vie bonne est la vocation humaine commune. Elle relève de la libre responsabilité de chacun. Chaque personne est responsable de sa vie. Cette affirmation peut paraître d’un optimisme ou d’un idéalisme totalement détachés du réel, tant l’existence de la plupart paraît engoncée dans toutes sortes de déterminismes. Et il est vrai que l’existence d’un être humain est étroitement conditionnée par sa naissance, par son physique, par sa psychologie, par sa condition économique, par ses appartenances familiale, ethnique, culturelle, religieuse. C’était vrai dans les sociétés anciennes, jusqu’à la chrétienté médiévale, voire même dans le « pilier » catholique de naguère, où tout un corps de convictions et de comportements s’imposait comme allant de soi. C’est tout aussi vrai dans notre société contemporaine, si individualiste qu’elle soit, mais en même temps toujours davantage dominée par les modes et les besoins que la modernité consumériste universalise. Et pourtant, à l’intérieur de ces déterminismes, chacun peut faire des choix, fussent-ils minimes, dussent-ils être seulement une manière d’accepter sa condition. Dans une conférence qu’il donnait à Bruxelles, il y a quelques années, Abdelhatif Laabi, écrivain marocain, disait en substance : « Naître, c’est appartenir, mais grandir, c’est partir ». Chaque être humain a un enracinement et cet enracinement est absolument nécessaire. Mais s’il se laissait enfermer dans ces conditions premières ou s’il refusait d’en sortir, il refuserait de vivre. Et si on l’y enferme – soit que sa famille, sa communauté le retienne, soit que la société le rejette – en l’empêchant de grandir, on le tue[68]. Telle est donc la grandeur et la responsabilité de l’être humain : il opère des choix, il donne sens à sa vie, il est en quelque sorte « pasteur de lui-même »[69].

Mais il est en même temps et indissolublement responsable des autres. Car chaque vie est située. Chacun occupe une place dans la société, dans la vie, dans le monde. Chaque personne a une famille, quelle qu’en soit la composition, et y est situé avec droits et devoirs, avec besoins et réponse aux besoins, avec sentiments et ressentiments. Chacun a aussi une condition économique et sociale : nourrisson, écolier, étudiant, travailleur, retraité, invalide… Chacun habite un quartier, une ville ou un village, rencontre les autres dans la rue ou dans les transports en commun, fréquente les magasins, est usager des services publics… Toute personne est ainsi prise dans un réseau de relations qui certes la détermine mais qu’elle a aussi à déterminer et influencer. Chacune est inscrite dans des cercles concentriques de relations plus ou moins proches. Mais nous avons compris déjà, à la lumière de l’Évangile, que la notion de prochain n’était pas fermée, qu’elle était une notion active puisque chacun est appelé à se faire le prochain de l’être humain en détresse et qu’elle est ainsi potentiellement ouverte à l’humanité entière. C’est le moment de rappeler la référence essentielle que constitue la grande scène du Jugement dernier, au chapitre 25 de Saint Matthieu. Le sens dernier d’une vie est jugé à la qualité et à l’ouverture des relations humaines, symboliquement ramassées dans l’énumération des besoins élémentaires de l’être humain.

Cette ouverture implique évidemment aussi les aspects collectifs, structurels et institutionnels de la solidarité, ce qu’on appelle les relations longues. C’est ici le lieu du travail social, de l’action des associations, du syndicalisme, de toutes les formes de démocratie participative. Nous n’entreprendrons pas de faire une énumération, même sommaire, de toutes les formes, de tous les lieux de cet engagement. Mais il est bien clair que nous sommes au cœur de notre propos, au cœur de l’intention qui a fait entreprendre cette étude. Nous croyons profondément que tous les êtres humains sont appelés à construire ensemble un monde juste, un monde où chacun pourra mener une vie bonne. Nous croyons que tel est le sens de la vie, une vocation dans laquelle tous les humains peuvent communier, quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions. Nous croyons que, même dans un monde où les croyances, les convictions, les positions politiques, les intérêts sont éclatés, il doit être possible d’arriver à un consensus, de définir un bien commun. Nous croyons surtout qu’il n’y a pas d’autre chemin que celui-là, qu’il n’y a aucun recours, aucune intervention providentielle qui puisse se substituer aux libertés humaines pour construire la société. Dire cela, c’est en définitive clamer notre foi dans la démocratie. La démocratie a une longue histoire qui est liée à l’émergence de la liberté, de la modernité et des droits humains. Si des étapes décisives vers la démocratie ont été accomplies dans l’histoire de l’Occident chrétien, comme nous l’avons rappelé dans le chapitre précédent, il importe de bien voir, comme le montre notamment Amartya Sen, que la volonté d’intervenir dans la conduite de la société et les procédures pour le faire ont existé de toutes sortes de manières dans toutes les civilisations[70]. Elle est une aspiration fondamentale de l’être humain. Elle fait fond sur ce qu’il y a de meilleur en lui (exact opposé de la démagogie qui exploite les passions). On voit bien comment cet acte de foi dans la démocratie est un acte de foi dans la dignité de la personne humaine[71].

La tendresse de Dieu

À cette tâche commune de la construction d’un monde juste et fraternel, les humains viennent avec toutes leurs ressources. Ce qui les motive le plus profondément, ce sont leurs croyances ou leurs convictions, leur foi ou leur philosophie. Dans le monde actuel ouvert à tous les courants d’idées, dans la société laïque et pluraliste, à partir de ces visions différentes il faut bien qu’ils convergent vers un consensus pour la vie du monde. Dans deux pages « Débats », La Libre Belgique a récemment présenté les prises de position de quatre personnes, une athée, un Juif, un musulman, un chrétien « par rapport à Dieu »[72]. Anne Morelli écrit : « Je suis athée… Le ciel étant vide, c’est l’être humain qui est essentiel et central ». Le rabbin Meyer déclare : « Ma réaction à Dieu me fait prendre conscience que l’amour de Dieu passe nécessairement par l’amour des hommes ». Le Père Ignace Berten dit sa confiance : « Dans ce creuset heureux ou douloureux des histoires personnelles et des histoires collectives, je crois que Dieu est présent, respectueux des libertés et de ses risques, patient, dans l’attente du moment où il rassemblera toutes choses et toutes vies dans sa propre vie. Le croire me libère d’un souci démesuré d’efficacité et me permet de rebondir dans les échecs ». Quant au musulman Soheib Bencheikh, il met clairement en relief la finalité de la religion au service de l’homme: « Que l’athée s’engage dans son idéal humaniste, et que le monothéiste serve les enfants de Dieu par charité, par amour ou par crainte de l’au-delà, il y a là plusieurs motivations apparemment contradictoires mais la finalité est la même : consolider une éthique commune humaniste, sociale et idéaliste ». La rédaction donne pour titre à cette dernière contribution : la foi pour l’homme. On déblaie là le terrain pour une solidarité humaine où les motivations ultimes se mettent au service de la vie. Au terme de son livre déjà plusieurs fois cité Terre-patrie, Edgar Morin invite de même toutes les grandes traditions de l’humanité à converger pour créer une conscience de notre « communauté de destin terrestre » et « co-piloter la terre ». « L’idée humaniste des Lumières qui reconnaît la même qualité à tous les hommes peut s’allier au sentiment romantique de la nature, qui avait retrouvé la relation ombilicale avec la Terre-Mère. En même temps, nous pouvons faire confluer l’amour du prochain, du lointain, qui est à la source des grandes religions universalistes, la commisération bouddhiste pour tous les vivants, le fraternalisme évangélique et le fraternalisme internationaliste, héritier laïque et socialiste du christianisme qui lie les humains entre eux et à la nature terrestre »[73].

Le dernier chapitre dira comment, à notre sens, l’Église, communauté des disciples du Christ, se met au service de cette vie du monde. Mais au terme de ce chapitre, il importe de dire déjà l’espérance qui nous habite. Ce monde juste et fraternel qui nous est apparu comme étant la tâche de la communauté humaine, ce monde que les altermondialistes évoquent quand ils affirment : « Un autre monde est possible », notre foi chrétienne nous permet, mieux nous impose de dire qu’il grandit déjà. C’est le monde selon le cœur de Dieu, le Royaume de Dieu que Jésus a proclamé et inauguré. Il grandit secrètement au cœur de ce monde, dans la vie de tous les jours, dans la fidélité de tous les hommes et les femmes qui, dans ce monde, choisissent la vie, accomplissent leur tâche humaine, résistent au mal, nouent des liens, luttent pour la justice, font fleurir la beauté, la bonté et l’amour. Je crois aussi à la force cachée de l’amitié, des gestes gratuits et apparemment insignifiants, de la souffrance offerte, de la mort acceptée, de la prière. C’est ce que vise l’adage juif selon lequel : « Celui qui sauve une vie sauve le monde ». C’est ce que la foi chrétienne appelle « la communion des Saints ». L’Épître à Diognète, déjà citée, après avoir montré comment les chrétiens ne se distinguaient en rien extérieurement des autres dans la vie ordinaire, affirmait : « Les chrétiens sont l’âme du monde ». Je reprends la formule mais en l’ouvrant : « Tous les hommes et les femmes de bonne volonté sont l’âme du monde ».

Cette affirmation ne met nullement à mal la foi de l’Église dans l’Incarnation rédemptrice, la nécessité de la grâce et notre destinée d’enfants de Dieu. Mais nous ne pouvons plus enfermer cette foi dans les limites de la profession explicite et de l’appartenance visible. « Il ne faut pas séparer du Christ ses ‘ idées ‘, écrit Hans Urs von Balthasar, c’est pourquoi elles ne sont d’aucune utilité pour le monde, si elles ne sont pas défendues par des chrétiens qui croient au Christ, ou par des hommes qui, inconsciemment, sont ouverts à lui, et dominés par lui »[74]. C’est une phrase très importante, parce qu’elle distingue fermement la Révélation de toutes ses interprétations réductrices (c’est l’intention explicite de l’auteur) et pourtant en ouvre l’accès au-delà de l’explicite et du visible. C’est toute la portée de la Déclaration conciliaire Dignitatis humanae sur la liberté religieuse, qui en définitive renvoie à la conscience de chaque personne la détermination du sens de sa vie. La destinée surnaturelle de l’être humain n’est pas un étage supérieur ajouté à la vie, elle en est la réalité profonde, réalité par rapport à laquelle chacun se détermine, qu’il le sache ou pas, dans ses choix de vie décisifs. Choisir la vie, choisir la justice et l’amour.

 « Ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas », disait le poète. Cette différence, je ne la comprends pas comme une référence à un au-delà sur lequel je n’en sais pas plus que mon frère ou ma soeur incroyants. Je ne mise pas sur une récompense à venir, pas plus que je n’ai peur d’un châtiment possible. Mais je crois, avec le risque de la foi, que l’aventure humaine dans laquelle nous sommes embarqués et à laquelle Dieu s’est pour toujours lié en nous donnant son Fils, je crois que cette aventure est positive, que le monde selon le cœur de Dieu, le vrai monde grandit. « Et Dieu vit que cela était bon ».

Telle est l’espérance que l’Épître de Pierre nous invite à partager. Comme Ignace Berten, je crois que Dieu est présent « dans le creuset heureux et douloureux des histoires personnelles et des histoires collectives ». J’aimerais terminer ce chapitre en citant quelques mots de Maurice Bellet, tirés d’une interview à la revue Panorama. Bellet insiste beaucoup sur l’inadéquation des langages sur Dieu : Dieu est toujours plus grand. Mais il a découvert, dit-il, « la divine douceur ». « Pour moi, la divine douceur c’est ‘l’agapè’, l’amour. C’est une qualité de relation, on peut s’y fier sans réserve. La divine douceur est tendresse, affection, paix ; elle est sans duplicité… on peut dire ’Dieu’ comme on peut ne pas le dire. Mais, de toute façon, c’est Lui ! Le Dieu que révèle Jésus-Christ est de cette teneur-là. C’est bien de Dieu qu’il s’agit ! D’un Dieu qui se manifeste dans ce qui est proprement humain, qui est venu par le Christ et qui demeure entre nous sous le nom d’Esprit-Saint… Saint Paul déclare… que c’est la seule chose qui est éternelle : cette haute tendresse qu’il y a entre nous quand elle témoigne de l’amour de Dieu »[75].

Chapitre VI : L’espérance qui est en nous

La communauté messianique des disciples du Christ

Nous avons bien compris que l’Église n’était pas le Royaume, qu’elle n’en était pas non plus le centre. Comment pouvons-nous comprendre son rôle et la situer par rapport au Royaume. C’est le lieu de rappeler la phrase du Pari pour l’espérance que nous avons citée au début de cette étude : « L’Église est là pour la société des humains, pour l’espérance du monde ». La meilleure définition qu’on puisse donner de l’Église, la manière la plus fidèle de la saisir dans son origine et sa particularité, c’est de dire qu’elle est la communauté messianique des disciples du Christ. Jésus a réuni des disciples, il les a formés, les a liés à son ministère, les a entraînés avec lui sur le chemin de Jérusalem et leur a confié l’annonce de la Bonne Nouvelle jusqu’aux extrémités de la terre. Les disciples, aujourd’hui encore, sont ceux qui ont entendu sa voix, reconnu son message et qui s’engagent avec lui pour continuer son œuvre. Ils annoncent le Royaume, ils le font advenir par leur engagement, comme Jésus qui « passait partout en faisant le bien » (Ac 10, 38), ils le vivent surtout en suivant le chemin de Jésus, en communiant à ses sentiments, en conformant leur vie à la sienne. Or Jésus n’a pas créé une religion nouvelle, ajouté des rites ou des subtilités aux commandements de la loi d’Israël. Il a vécu en enfant de Dieu une existence humaine. Il a été l’Homme par excellence, il a vécu l’existence humaine la plus authentique. Le disciple du Christ a le privilège de le connaître, de le découvrir dans l’Évangile, il a la chance de se nourrir de l’Évangile toujours nouvellement découvert dans la prière et dans la vie. Dans cet approfondissement continu, le chrétien peut se sentir en décalage avec le monde, mais en réalité il retrouve la profondeur du monde, le lieu où les hommes et les femmes atteignent le sens. Dans l’Église on est parfois fort préoccupé de définir la spécificité chrétienne. La spécificité de la charité chrétienne par exemple, par rapport à l’altruisme ou à la philanthropie. Mais il n’y a pas plusieurs sortes d’amour. Ou bien on aime authentiquement ou bien on n’aime pas. Plutôt qu’une spécificité, cherchons plutôt l’authenticité de l’amour où nous retrouverons sans doute bien d’autres qui ne découvriront « le Roi » que quand ils s’entendront dire : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… »

Ces disciples du Christ forment une communauté. Quand elle définit le rôle de l’Église par rapport au Royaume, la Constitution Lumen Gentium affirme qu’elle « reçoit mission d’annoncer le Royaume …, de l’instaurer dans toutes les nations et qu’elle en constitue le germe et le commencement sur la terre » (5). Dégageant cette affirmation de ce qu’elle peut avoir encore d’ecclésiocentrique, on peut la comprendre comme une exigence d’authenticité « ensemble ». Ce que les disciples du Christ annoncent, ils commencent par le vivre entre eux. Qu’on pense à l’utopie de la première Église de Jérusalem, où « ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun » (Ac 4,32). Et l’on disait des premiers chrétiens : « Voyez comme ils s’aiment ». Les chrétiens sont des hommes et des femmes comme les autres et la longue histoire que nous avons parcourue est déchirée par leurs divisions et leurs rivalités. L’exigence n’en est que plus forte. Chaque communauté chrétienne, dont on peut dire « l’Église qui est à Bruxelles, ou à Paris, ou à Lisbonne, ou à Schaerbeek, place de la Reine, ou à Cureghem, ou à Virton, ou à Héverlée ou partout dans le monde », comme Paul écrivait à « l’Église qui est à Corinthe » – chaque communauté chrétienne donc est appelée à vivre en vérité l’amour mutuel et à le rayonner. C’est en rayonnant ainsi que l’Église, selon le mot du cardinal Danneels rapporté plus haut « humanise la ville, humanise la vie ». Dans une ville comme Bruxelles – mais c’est vrai de toutes les sociétés – elle l’a fait autrefois, en régime de chrétienté, par toutes les oeuvres de charité ; en Belgique, elle a continué et elle continue encore à le faire à travers les institutions du « pilier » catholique ; elle le fait aussi par le biais des chrétiens qui s’engagent professionnellement ou bénévolement « en pluralisme », elle peut le faire quand, collectivement, telle communauté accueille des sans papiers et soutient leur action. Elle a le droit et le devoir de prendre sa place dans la société et d’y apporter ses lumières et ses interpellations propres, que ce soit par des interventions publiques de ses pasteurs, par son enseignement ordinaire, par l’engagement politique de chrétiens à tous les niveaux ou par le simple témoignage au quotidien de gens qui essaient de penser juste et ont le courage de dire ce qu’ils pensent.

L’humble service mutuel

Les disciples du Christ trouvent la source de leur amour et de leur vie dans le Christ Jésus qu’ils ont la grâce de connaître. La communauté est le lieu privilégié de ce ressourcement. Dans les « communautés ressourçantes », selon l’expression du Pari pour l’espérance, on se met ensemble à l’écoute de l’Évangile, on « apprend à observer tout ce que Jésus a prescrit » (cfr Mt 28, 24), on prie, on rend grâce en célébrant l’Eucharistie en mémoire de Jésus. On y est reçu par le baptême, on y est accompagné tout au long de la vie par les sacrements. L’Institution de l’Église, c’est-à-dire, au sens fort, l’Écriture et la Tradition, les sacrements et le ministère sont au service de la vie du peuple de Dieu. Ceci englobe toute la pastorale, l’étude et l’enseignement de l’Écriture et de la Tradition, la théologie, la pastorale sacramentelle, la liturgie, la spiritualité. Il y a dans l’Église une extraordinaire profusion et variété d’écoles spirituelles, de mouvements apostoliques, de conceptions de la présence chrétienne et de l’évangélisation. Il y a place pour toutes ces « demeures » (cfr Jn 14,2). Pourvu qu’elles ne s’érigent pas en voie unique, pourvu qu’elles n’excluent pas les autres. Il n’y a pas (ou il ne devrait pas y avoir) place dans l’Église pour le sectarisme. La pierre de touche de l’authenticité des pastorales et des spiritualités est leur conformité à l’esprit du Christ « qui n’est pas venu pour être servi mais pour servir » (Mt 20, 28).

Jusqu’à la fin du ministère de Jésus, jusqu’à la dernière cène, les disciples de Jésus qui le suivent courageusement dans sa montée à Jérusalem sont taraudés par la question : « Lequel d’entre eux peut être tenu pour le plus grand ? » (Lc 22,24). Et Jésus répond : « Les rois des nations leur commandent, et ceux qui exercent l’autorité sur eux se font appeler bienfaiteurs. Pour vous il n’en va pas ainsi ; au contraire que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune et celui qui gouverne comme celui qui sert » (ib., 25-27). D’après Saint Jean, au même moment, Jésus dispense le même enseignement fondamental sous la forme d’un geste fort : le Lavement des pieds. « Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous dites bien car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 13-14). À l’exact opposé des ambitions humaines, Jésus proclame ainsi la loi de la communauté des disciples. Ceux qui exercent une responsabilité dans l’Église n’ont pas d’autre grandeur, d’autre préséance que d’être ceux qui, les premiers, lavent les pieds de leurs frères et sœurs, ceux qui initient cet échange de l’humble service mutuel.

Nous arrivons ainsi au terme de notre réflexion. Avec tous nos frères et sœurs humains, nous vivons au cœur de ce monde et nous essayons de le rendre juste et fraternel, conscients de faire grandir ainsi le vrai monde, le monde selon le cœur de Dieu, le monde travaillé par l’Esprit. L’Église, communauté messianique des disciples du Christ n’est pas le centre de ce monde, elle est à son service. L’Institution de l’Église, et en particulier le ministère, n’est pas le centre de la communauté, elle est à son service. Enfin, dernier décentrement, ceux qui exercent le ministère s’effacent à leur tour devant leur ministère, ils n’en font pas une supériorité, ils sont par excellence les serviteurs.

Envoi

Le monde où nous vivons en ce début du XXIe siècle, est à la fois unifié et divisé. Unifié par l’universalisation des techniques, la mondialisation de l’économie, la circulation de l’information et des modèles culturels, les mouvements de population, et peut-être par la prise de conscience progressive d’un destin commun menacé. Divisé presqu’à l’infini par les inégalités, les conflits d’intérêts, la diversité des opinions politiques, des croyances et des convictions, l’individualisme et les communautarismes. Dans ce monde, les chrétiens, même s’ils sont encore, dans des statistiques globales toujours approximatives, le groupe le plus nombreux, sont minoritaires, divisés eux-mêmes, y compris dans l’Église catholique. Déclin du christianisme peut-être, mais aussi crise de la modernité, désarroi d’un monde où l’évolution des esprits peine à suivre le développement vertigineux des techniques, où l’accroissement global de la richesse creuse les inégalités et dilapide les ressources limitées de la terre, où le recours au religieux, même en dehors de ses dérives fanatiques, risque de n’être qu’un nouvel opium.

Dans ce contexte, qu’est-ce qui est important ? Il nous a semblé que c’était de retrouver la foi dans l’être humain, la confiance dans le meilleur de lui-même, l’appel aux libertés, la conscientisation. Et pour les chrétiens, de s’engager avec les autres, en apportant à la tâche commune toutes les ressources d’esprit et de cœur que nous apporte la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ et surtout une indéfectible espérance.

Notes :

  • [1] La Démocratie, pourquoi ? Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la Démocratie, sous la direction de Jean-Marie FAUX, Charleroi, Couleur livres – Bruxelles, Centre Avec, 2006

    [2] À la réflexion, cette différence entre le conférencier et moi dans la manière d’appréhender la réalité se fonde dans nos expériences respectives. Il est fort et fort bien engagé dans le dialogue interreligieux (notamment avec des musulmans) et interconvictionnel. Mon expérience déterminante est un engagement de longues années dans un mouvement pluraliste luttant contre le racisme et pour les droits humains, le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie). Qu’il me soit permis de renvoyer à un article où je m’explique sur cette expérience : Histoire d’une émigration, dans Politique, n° 42 (décembre 2005), pp. 32-33.

    [3] J.P.MEIER, Un certain juif, Jésus. Les données de l’histoire, II. La parole et les gestes, coll. Lectio divina. Paris, Cerf, 2004, pp.190-192, cité par Ph.BACQ et O.RIBADEAU DUMAS, Un goût d’Évangile. Marc, un récit en pastorale, coll. Écriture en pastorale. Bruxelles, Lumen Vitae, 2006, p. 318.

    [4] Matthieu n’emploie pas ici l’expression Royaume (des cieux) mais une périphrase équivalente : « …avant de voir le Fils de l’homme venir comme roi ».

    [5] Les premiers disciples, et peut-être Jésus lui-même, attendaient-ils la fin des temps pour un avenir proche ? L’écart entre les figures de l’espérance qui voyaient dans la venue du Messie l’avènement d’un monde absolument nouveau et la réalité d’une histoire qui continue après l’événement décisif a été le problème théologique fondamental que la première génération chrétienne a dû résoudre et elle l’a fait sans jamais mettre en doute la foi pascale. Voir notre livre La Foi du Nouveau Testament, Bruxelles, Institut d’Études théologiques, 1976, chapitre 8 : La foi de la nouvelle et éternelle alliance.

    [6] On notera que, dans ce passage, Matthieu écrit « Royaume de Dieu » et non « Royaume des cieux » comme il en a l’habitude. D’après J.-P. Meier, o.c., p. 376, ce passage est le témoin le plus important du lien entre l’avènement du Royaume et la présence de Jésus.

    [7] Lire aussi la suite : « Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au contraire celui qui les mettra en pratique et les enseignera sera déclaré grand dans le Royaume des cieux » (Mt 5, 19).

    [8] . Par contre c’est dans un sens tout à fait différent que plusieurs épîtres de St Paul parlent de ceux qui « n’hériteront pas du Royaume de Dieu » : il stigmatise dans ces passages diverses catégories de pécheurs (1 Co 6, 9-10 ; Ga 5, 19-21 ; Ep 5, 5).

    [9] Maurice BELLET a pris la situation de Zachée comme point de départ d’un petit livre qui réfléchit justement sur la situation spirituelle de quelqu’un qui a été visité par la grâce sans devenir explicitement disciple. La nuit de Zachée, Paris, Desclée De Brouwer, 2003.

    [10] 0.c., pp. 263 ss. Voir aussi Philippe BACQ et Christophe THEOBALD (dir.), Une nouvelle chance pour l’Évangile. Vers une pastorale d’engendrement, coll. Théologies pratiques, Bruxelles/Montréal /Paris, Lumen Vitae/Novalis/Ed.de l’Atelier, 2004.

    [11] Le lecteur s’étonnera peut-être que notre commentaire fasse l’impasse sur la seconde partie du récit, les paroles adressées par le Roi à ceux qui sont à sa gauche. Nous pensons que, comme pas mal d’autres textes évangéliques qui évoquent le Jugement et le châtiment, celui-ci ne peut être interprété comme une description mais doit être reçu comme une interpellation.

    [12] Elles s’inscrivent aussi dans le contexte de la controverse avec les scribes et les Pharisiens qui reprochent à Jésus de fréquenter les publicains et les pécheurs.

    [13] On trouve chez St Matthieu la phrase de conclusion suivante : « Je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits » (v.43). Cette phrase laisse entendre que l’Église prend la relève d’Israël comme, en quelque sorte, le lieu du Royaume. Ceci ne me paraît pas infirmer nos développements précédents, même si le lien entre les deux réalités est ainsi renforcé.

    [14] H. Urs von BALTHASAR, L’amour seul est digne de foi. Paris, Aubier, 1966 (Foi vivante, 32), chapitre 1 : la réduction cosmologique.

    [15] Il n’est pas déplacé d’évoquer ici le beau livre de Carlo LEVI, Cristo si e fermato à Eboli. Condamné au séjour forcé dans un petit village de l’Italie du Sud, cet opposant au fascisme découvre que les habitants de ce village vivent encore selon des coutumes et des croyances religieuses pré-chrétiennes.

    [16] Edgar MORIN et Anne Brigitte KERN, Terre-patrie. Paris, Seuil, 1993, pp. 12-14.

    [17] L.c., pp.14-33.

    [18] Voir Jean Marie FAUX, L’argent et le salut. Du bon usage des richesses d’après quelques Pères de l’Église, dans Lumen Vitae, décembre 1997, p. 380, commentant des textes de St Augustin et de Césaire d’Arles.

    [19] En réalité il n’a jamais cessé. C’est le ferment évangélique qui appelle à la liberté et au caractère personnel de l’engagement. Il est sensible dans tous les mouvements de renouveau spirituel, du monachisme aux ordres mendiants. Un grand historien du Moyen âge a pu affirmer que le christianisme aurait péri s’il n’avait été secoué par le mouvement franciscain.

    [20] Voir Amin MAALOUF, Les identités meurtrières. Paris, Grasset, 1998, (Livre de poche), pp. 79-84.

    [21] Je cite Antoine VERGOTE, Modernité et christianisme. Interrogations critiques réciproques. Paris, Cerf, 1999, p. 189.

    [22] L’amour seul est digne de foio.c., 2e chapitre : la réduction anthropologique, pp. 34-59.

    [23] Jean BAUDRILLARD, article Modernité, dans Encyclopaedia Universalis , 1985, p. 425.

    [24] Paul HAZARD, La crise de la conscience européenne. Paris, Boivin, 1935.

    [25] Cette théologie, développée notamment par St Robert Bellarmin et longtemps classique, place en face l’une de l’autre l’Église (catholique) et l’État (empire ou royauté), ayant chacun juridiction universelle dans son domaine.

    [26] Antoine VERGOTE, o.c., p.143.

    [27] Je cite Julien FREUND, article Weber, Max, dans Encyclopaedia Universalis, tome 18, 1985, p. 1072. Il renvoie à l’ouvrage célèbre de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904-1905.

    [28] Edouard HERR, Bible et mondialisation, dans Bible et économie. Servir Dieu ou l’argent. Namur, Presses Universitaires, 2003, p. 120.

    [29] La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 1943, cité par Benedict VIVIANO, Le Royaume de Dieu dans l’histoire. Paris, Cerf, 1992, p. 160-161.

    [30] Gabriel FRAGNIERE, Le Royaume de l’homme. Essai sur la religion et la démocratie. Genève, Éditions du Mont Blanc, 1973, p. 72.

    [31] O.c., p. 76.

    [32] Fragnière cite longuement à ce propos Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique.J’en reprends quelques lignes : « (Tous les Américains) attribuent à la complète séparation de l’Église et de l’État l’empire paisible que la religion exerce dans leur pays. Je ne crains pas d’affirmer que, pendant mon séjour en Amérique, je n’ai pas rencontré un seul homme, prêtre ou laïque, qui ne soit tombé d’accord sur ce point ». O.c., p. 118.

    [33] Henri BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les guerres de religion jusqu’à nos jours. 11 volumes et un volume d’index. Paris, Bloud et Gay, 1916-1936. (En fait, cette histoire s’arrête à l’aube du XVIIIe siècle).

    [34] Syllabus complectens praecipuos errores nostrae aetatis, proposition 80, texte dans DENZINGER-RAHNER, Enchiridion Symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum. 30e édition, Herder, 1955.

    [35] Voir Roger AUBERT, article Léon XIII, dans Encyclopaedia Universalis, tome 10, 1984, p. 1107.

    [36] Jean Denis BREDIN, L’affaire. Paris, Julliard, 1983, p. 493.

    [37] Edgar MORIN et Anne Brigitte KERN, Terre-patrie. Paris, Seuil, 1993, p. 24.

    [38] Ib., p.23.

    [39] Jacques BERQUE, article Tiers Monde, dans Encyclopaedia Universalis, tome 17, 1985, p. 1269.

    [40] Francis FUKUYAMA, La fin de l’histoire et le dernier homme. Paris, Flammarion, 19992.

    [41] Cité par Émile POULAT, article Modernisme, dans Encyclopaedia Universalis, 1985, tome 12, p. 423. Poulat est l’auteur de l’ouvrage fondamental sur la crise moderniste : Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste. Paris, Tournai, Casterman, 1962 et 1979.

    [42] Cité par Henri TINCQ, De la Révolution à Benoît XVI, ces papes qui ont fait l’histoire. Paris, Stock, 2006, p. 149.

    [43] Il est plus heureux qu’un grand prédécesseur, l’abbé Daens, qui, parti à Rome pour rencontrer le pape de Rerum Novarum, Léon XIII, dans l’espoir d’une approbation, avait tout simplement été éconduit. Sur l’œuvre de Cardijn et sur la JOC, voir La jeunesse ouvrière chrétienne Wallonie Bruxelles, 1912-1957. Bruxelles, Éd.Vie Ouvrière, 1990, 2 tomes.

    [44] Selon le célèbre poème de Louis ARAGON.

    [45] O.c., p. 249.

    [46] JEAN XXIII, Encyclique Pacem in Terris. Éd. La pensée catholique, nn. 40-44. Les autres « signes des temps, mentionnés à la fin des chapitres sur « les rapports au sein de chaque communauté politique », « les rapports entre les communautés politiques » et « les rapports des communautés et des individus avec la communauté mondiale » résument les acquis de la démocratie à tous ces niveaux.

    [47] Ib., nn. 158 et 159.

    [48] Au milieu d’une abondante bibliographie, signalons au moins Alberto MELLONI et Christoph THEOBALD (dir.), Vatican II. Un avenir oublié. Paris, Bayard, Concilium, 2005.

    [49] Lumen Gentium, n° 2, citant St Grégoire le Grand et St Augustin. Nous utilisons le recueil des textes du Concile, édité à Paris, Centurion, 1967 (texte latin et traduction française).

    [50] Quand on est un peu sensibilisé à la question du genre dans le langage religieux, on est évidemment heurté par l’usage systématique du mot « homme » au sens générique, dans les documents pontificaux et conciliaires (pour traduire « homines »). Mais il serait un peu affecté, me semble-t-il, de corriger partout ces traductions en disant par exemple : « les humains ».

    [51] Cité par Henri TINCQ, o.c., p. 267-268.

    [52] La seconde partie de la Constitution, sous le titre « De quelques problèmes plus urgents » est une reprise de l’enseignement ordinaire de l’Église, notamment en matière sociale. On relèvera particulièrement l’opportune remise en honneur de la doctrine traditionnelle de la destination universelle des biens (69).

    [53] Un peu plus haut, la précision suivante a été apportée : « Ce n’est pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même, qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. C’est pourquoi le droit à cette immunité persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer… » (2).

    [54] Le pluriel s’impose parce qu’il y a plusieurs tendances, parfois très divergentes, entre les théologiens qu’on a regroupés sous cette appellation.

    [55] Instruction de la Congrégation pour la doctrine de la foi « Liberté chrétienne et libération », dans La documentation catholique, n° 1916, 20 avril 1986. Voir la présentation critique de ces deux documents par Guy COSSEE de MAULDE, « Théologie(s) de la libération », dans La foi et le temps, 1987/4, pp. 302-336.

    [56] Voir Henri TINCQ, o.c. p.330.

    [57] Jacques DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux. Paris, Cerf, (Cogitatio fidei 200), 1997. Voir Philippe DESCHUYTENEER, En hommage au P Jacques Dupuis, dans Nouvelle Revue Théologique, avril-juin 2005, pp.177-179.

    [58] Michael AMALADOSS, Vivre en liberté. Les Théologies de la libération en Asie. Lumen Vitae, 1997, pp.227-228.

    [59] Synode des évêques, La justice dans le monde. Typis Polyglottis Vaticanis, 1971, Introduction, p. 6.

    [60] Cité dans Le Soir, 14-15 octobre 2006, p. 7.

    [61] Voir Jean-Marie FAUX, Le social, le monde et le Royaume, dans Évangile et Justice, n° 75, décembre 2005, pp. 6-9.

    [62] Dans cette esquisse, on s’inspire de l’ouvrage d’Edgar MORIN et Anne Brigitte KERN, Terre- Patrie. Paris, Seuil, 1993, particulièrement pp. 52-53 et 60-63.

    [63] O.c., p. 61.

    [64] O.c., p. 63.

    [65] Encore Morin : « …certes rires, larmes, sourires sont diversement modulés, inhibés ou exhibés selon les cultures, mais, en dépit de l’extrême diversité de ces cultures et des modèles de personnalité qui s’imposent, rires, larmes, sourires sont universels et leur caractère inné se manifeste chez des sourds-muets aveugles de naissance qui sourient, pleurent et rient sans avoir pu imiter quiconque ». O.c., p .63.

    [66] L’expression est empruntée à Paul RICOEUR, « Le soi et la visée éthique », 7e étude dans Soi-même comme un autre. Paris, Seuil, coll. Essais 330, 1990.

    [67] Voir Jean Marie FAUX (dir.), La démocratie, pourquoi ? Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la démocratie, Charleroi, Couleur livres, Bruxelles, Centre Avec, 2006, p. 30.

    [68] On touche ici la problématique de l’intégration des minorités culturelles et du communautarisme. Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre analyse « Première, deuxième, troisième génération », accessible sur le site du Centre Avec (www.centreavec.be).

    [69] Voir notre article Pasteur de soi-même et du monde entier, dans Évangile et Justice, n° 52, avril 2000, p.27-29.

    [70] Amartya SEN, « Les racines globales de la démocratie », dans La démocratie des autres, Paris, Payot, 2005.

    [71] Sur ces « fondements de la démocratie », voir La démocratie, pourquoi ? O.c., pp.25-34.

    [72] La Libre Belgique, 2 mai 2006, pp. 24-25. Ces pages font écho à un dossier publié dans la revue Ah! de l’Université Libre de Bruxelles.

    [73] O.c., p. 210.

    [74] Hans Urs von BALTHASAR, De l’Intégration. Aspects d’une théologie de l’histoire. Desclée De Brouwer, 1970, p.186.

    [75] « Cette divine douceur que j’ai entrevue… ». Interview de Maurice Bellet, par Anne Ponce, dans Panorama, juin 2003, p32.