En Question n°138 - septembre 2021

Le Campus de la Transition : à la recherche de cultures et chemins de transition

Rapport après rapport, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) nous rappelle l’influence humaine « sans équivoque » sur le réchauffement climatique et nous alerte sur les lourdes conséquences de ce dérèglement pour « toutes les régions » du monde[1]. Selon les experts du GIEC, les trajectoires actuelles des pays mènent l’humanité à des « retombées climatique cataclysmiques », marquées par des canicules invivables dans certaines régions, des pénuries d’eau, des famines, des exodes, etc[2]. Une grande transition est donc absolument nécessaire afin de réduire nos émissions carbonées, en changeant de modes de vie et de modèles de production, d’échange, et de consommation. Il nous faut passer d’un modèle actuel insoutenable à des modèles sobres – en énergie et en ressources diverses – et plus équitables.

crédit : Campus de la Transition

Pour y parvenir, des transformations à trois niveaux complémentaires sont nécessaires : quotidien, structurel, intérieur. Le pape François le souligne bien dans l’encyclique Laudato si’ : nous avons besoin de changer nos modes de vie quotidiens, nos manières de nous chauffer, de nous déplacer, de nous nourrir, d’occuper nos vacances, etc. Comme le souligne le cabinet de conseil spécialisé en énergie et en climat ‘Carbone 4’, entre 25 et 40% des réductions d’émission de CO2 nécessaires pour réaliser l’accord de Paris sur le climat dépendent de nos choix individuels, jour après jour[3].

Mais ces changements demandent à être complétés par un deuxième type de transformation, qui concerne nos institutions : seuls nous ne pouvons pas éradiquer les injustices structurelles. Il nous faut mettre en place des politiques publiques qui interdisent des voyages en avion sur des courtes distances, incitent au ferroutage, au co-voiturage, abandonnent les subventions aux énergies fossiles, soutiennent les ménages peu fortunés pour l’isolation thermique de leur habitation, obligent les collectivités à privilégier les circuits courts en matière alimentaire, interdisent les publicités pour les produits très polluants, etc. Il s’agit aussi de travailler à des transformations des règles du jeu concernant les façons de créer et de répartir la richesse économique et financière : ainsi le système de comptabilité qui repose sur une compréhension de la nature comme un actif à exploiter à sa guise pourrait être remplacé par une comptabilité qui intègre le coût de maintien du capital naturel ou social…

Enfin, ces transformations systémiques ne seront sans doute pas mises en œuvre si elles ne sont pas accompagnées par un troisième type de transformation, intérieure : nous n’avons pas l’habitude, bien souvent, de nommer les émotions qui nous traversent, de nous confronter à ce que suscite en nous la possibilité de la perte, de la catastrophe, du manque… La transition intérieure est un élément clé de la « conversion écologique », nom que le pape donne à ce que nous avons nommé préalablement « grande transition » ; elle consiste à faire l’expérience d’une sobriété heureuse et solidaire. C’est ce que nous cherchons à vivre à travers le projet de Campus de la Transition[4].

Le Campus de la Transition s’est établi en 2017 à Forges (en Seine et Marne, non loin de Paris), dans un domaine mis à disposition par la congrégation des Religieuses de l’Assomption, à qui le lieu avait été donné en 1949 pour qu’il accueille un projet éducatif et social. Le Campus est une association réunissant des universitaires, des praticiens d’entreprise, des étudiants et des citoyens. Sa mission ? Contribuer à faire advenir des changements quotidiens, institutionnels et intérieurs, à la hauteur des grands enjeux écologiques et sociaux actuels. Un collectif d’une trentaine de personnes vit sur place, afin de favoriser la mise en transition du lieu et de développer des expérimentations variées qui nourrissent les formations sur place, à destination d’étudiants et professeurs de différents établissements d’enseignement supérieur, et de professionnels.

Parmi les richesses (qui sont aussi des défis et des points d’attention) de cette expérience concrète de transition aux trois niveaux évoqués, beaucoup rejoignent ce que nous décrivons comme la posture « radicale et non marginale » du projet. Autrement dit, nous cherchons à prendre les problèmes à la racine (radical) et à favoriser une plus grande cohérence entre nos convictions et nos manières de vivre, pour expérimenter des formes variées de sobriété choisie. Mais nous voulons aussi ne pas être ‘repoussoir’ (marginal) pour des personnes qui se sentiraient jugées et incapables d’emprunter directement de tels chemins. Ceci vaut, par exemple pour ce qui concerne le niveau de chauffage souhaité à l’intérieur du château après isolation et installation d’une chaudière à bois, ou pour la généralisation de l’usage de toilettes sèches ; ou encore pour la réduction de l’usage de la voiture. Certains sujets sont plus faciles que d’autres : par exemple, la nourriture végétarienne étant variée et délicieuse, elle suscite facilement l’adhésion (en tout cas pour une durée courte) et donne envie de réduire la consommation de viande (50% des personnes venues au Campus dans différents contextes et ayant répondu à un sondage disent ainsi avoir réduit durablement leur consommation de viande après leur séjour chez nous). Par ailleurs, si nous sommes d’accord sur les objectifs, nous avons une diversité de positions sur les chemins à emprunter. De nombreuses discussions ont ainsi lieu autour des parts respectives de la technique et de la sobriété volontaire dans les itinéraires de transition qui s’invente, ou au sujet des formes d’engagement citoyen à valoriser, notamment autour de la désobéissance civile (à laquelle près de 1000 scientifiques experts du climat avaient par exemple appelé dans une tribune du Monde du 20 Février 2020[5] pour faire face à l’inertie des gouvernements).

Dans ce contexte de débat sur les chemins et cultures de transition qui sont à inventer, un enjeu fort consiste à travailler en réseau, à différentes échelles, conscients qu’aucun acteur ne détient seul les leviers de transformation et que « l’union fait la force ». Nous cherchons à travailler en réseau sur le territoire, ce qui demande de l’humilité, de l’écoute et de la patience pour instaurer une confiance féconde sur laquelle bâtir des liens qui durent avec des interlocuteurs qui ne sont pas tous également engagés sur les chemins de transition. Un des humbles outils que le Campus met ainsi au service du territoire du Pays de Montereau prend la forme de rencontres trimestrielles : les ‘Rencontres de Forges’[6]. Lors de ces journées organisées en partenariat avec la Communauté de Communes[7] et la Mairie, outre la découverte du Campus, les visiteurs peuvent participer à différentes tables rondes et ateliers autour d’une thématique de la grande transition. Cette thématique est toujours traitée sous un angle académique et global par des professeurs ou praticiens du réseau du Campus, et sous un angle actif et local par des acteurs du territoire. Ce dialogue permet d’enrichir chacun et d’ouvrir de nouvelles possibilités d’avancer ensemble. Ainsi, après les premières Rencontres de Forges en novembre 2018, des échanges avec des voisins agriculteurs ont amené à préparer avec eux des Rencontres de Forges sur l’agriculture en novembre 2019. Les retours étaient enthousiastes, alors qu’au départ, que ce soit du côté des agriculteurs ou du côté de certains militants du Campus, on craignait respectivement l’agri-bashing[8], ou la défense du statuquo. Une part du succès du processus est sans nul doute dû au fait d’offrir un cadre de dialogue respectueux, et la possibilité de rencontres entre des personnes avec toute la complexité de leurs différents contextes, plutôt qu’un débat uniquement théorique sans rencontre réelle. Inventer des chemins et cultures de transition passera par le développement et le renforcement de ces enceintes de dialogue humanisant.

Nous travaillons aussi en réseau avec des universités et écoles aux disciplines diverses (dont notamment l’ingénierie et le business). Le Campus est bien repéré comme institution inter-universitaire, comme une structure agile qui peut être une plate-forme où se forment des personnes d’horizons variés. L’écriture du Manuel de la Grande Transition[9], issue d’une réflexion collective ayant réuni plus de 70 enseignants-chercheurs, permet d’approfondir ce que peut être une dynamique inter- et trans-disciplinaire, croisant différentes compétences et différents regards sur la transition : le diagnostic des sciences « dures » et du vivant, les outils de discernement éthique, les réflexions sur les normes et règles du jeu, les récits et imaginaires de la société désirable, les échelles de l’action, les moyens de reconnexion à soi, à la nature et à plus grand que soi. Pour prolonger et mettre en pratique cette réflexion, pour incarner un chemin de transition possible, un partenariat de trois ans avec l’université de Cergy nous permet en ce moment d’accompagner la réflexion sur la mise en transition des cursus, nos partenaires étant aussi sensibles à la transition du mode de vie sur les campus universitaires et aux interactions entre universités et territoires. Ces travaux en cours font sentir combien il existe de multiples opportunités pour développer des projets universitaires qui soient l’expression de nouveaux modèles économiques (autour de l’économie de fonctionnalité, de l’économie circulaire, des technologies bas carbone, etc.).

Enfin, sur tous ces chemins de transition qui émergent, la dimension relationnelle est clé et elle est intimement liée à la dimension spirituelle de la grande transition. Nous sommes invités à quitter le paradigme technocratique pour entrer dans un nouveau regard sur le monde. Le pape François nous appelle à regarder notre monde comme un tissu relationnel, et à prendre soin de chacune des quatre relations fondamentales de nos existences : relation à la Création ou au vivant, aux autres humains, à Dieu ou à plus grand que soi, et à soi-même. Les deux dernières relations constituent peut-être plus particulièrement ce que les pèlerins des chemins de transition appellent « spiritualité ». Il s’agit à la fois de s’ouvrir à plus grand que moi (le groupe, la Nature, Dieu nommé ou non explicitement) ; et à la fois d’apprendre la grammaire d’une vie intérieure en prêtant attention à mes émotions, en relisant et en reliant les morceaux épars de mon histoire, en retissant les fils des relations qui m’ont constitué. L’enjeu spirituel est alors in fine de trouver comment m’inscrire et comment nous ré-inscrire collectivement comme membres de la grande toile du vivant. Ainsi lestés spirituellement, inscrits dans différents réseaux d’acteurs, attentifs aux trois niveaux de changements à faire advenir, il nous semble possible d’inventer ensemble au Campus différentes trajectoires de transition. Il est certain que d’autres collectifs sont aussi en train de faire émerger d’autres chemins de transition un peu partout dans le monde. Notre espérance est que ces chemins puissent se relier et se tisser ensemble, devenant alors des cultures donnant corps à la grande transition que notre époque doit créer.

Notes :