Le 01 août 2012

La solidarité, entre réalisme et utopie

Le présent document d’analyse explore comment se tenir dans la tension entre réalisme et utopie. La position défendue est que le réalisme nous invite à dire qu’il n’y a pas d’autre alternative que d’œuvrer fermement pour la justice sociale, en portant des projets de société ambitieux. Face à l’ampleur des défis que l’humanité est appelée à relever, nous sommes renvoyés à notre responsabilité d’être humain reconnaissant sa commune humanité avec les plus pauvres, et à l’exercice de notre citoyenneté, afin d’agir en faveur du Bien commun de tous. Cette responsabilité ouvre le champ de la réflexion à propos de l’articulation entre société civile et pouvoir politique. Elle ouvre aussi le champ de l’engagement pour plus d’égalité dans nos sociétés, mais aussi entre tous les êtres humains.
 

Le présent document d’analyse s’inscrit dans la réflexion menée par l’équipe du Centre Avec en 2012 autour du thème « Solidarité et réalisme politique ». L’équipe s’attelle cette année à explorer comment la solidarité peut être mise en œuvre par le pouvoir politique et comment, très réalistement et concrètement, elle peut être institutionnalisée. Quand nous parlons de réalisme politique, nous serions cependant peut-être trop vite tentés de penser petit, de rester timides dans nos propositions, de laisser de côté les projets ambitieux, les grandes idées pour construire un autre monde, les rêves d’une société et d’un monde  socialement justes, écologiquement durables, fraternels… bref, nos idéaux.

Si l’on observe le champ de la politique, il est vrai que nous sommes forcés de constater que, souvent mus par un idéal, les femmes et les hommes politiques se trouvent très vite confrontés à la réalité du terrain, avec ses petits jeux politiques et autres enjeux de pouvoir. Quand leurs idées pour plus de solidarité et d’égalité et leurs projets de justice sociale se trouvent confrontés au lent processus de la délibération démocratique, tout de bonne volonté qu’ils ou elles soient, ce sont bien souvent les logiques court-termistes qui sont privilégiées au détriment des logiques de long terme. Le courage politique n’est que trop peu souvent au rendez-vous quand ils ou elles ont sans cesse en vue les échéances électorales. Par ailleurs, les lobbys économiques et financiers dictent leurs impératifs et le politique semble contraint de s’y soumettre, au point d’y être véritablement subordonné. Autrement dit, l’emprise du marché est telle que la marge de manœuvre politique pour porter un projet de société ambitieux visant la justice sociale est réduite à peau de chagrin. Nous le voyons en cette période de crise économique et financière, le temps des marchés est très court, tandis que le temps de la démocratie est quant à lui fort long. Cela explique, et c’est compréhensible, la désaffection vis-à-vis du politique, qui va en grandissant actuellement.

Cependant, ce n’est pas parce que le Centre Avec s’attache à approfondir le thème de la solidarité en prenant l’angle du réalisme politique qu’il se contenterait de promouvoir des idées concrètes, pouvant peser dans l’immédiat sur le réel, prêtes à être mises en œuvre ici et maintenant mais s’inscrivant en définitive pleinement dans le système néolibéral tel que nous le connaissons et souscrivant au dogme de la croissance, sans remettre ceux-ci en question ni en perspective au regard des défis posés par les crises économique et climatique que nous connaissons, pour ne citer que ces deux là. Le Centre Avec ne souhaite pas se limiter à être réaliste en faisant passer à la trappe la vision solidaire de la société qu’il entend promouvoir, sous prétexte que cette dernière relèverait tout simplement de l’irréalisme.

Certes, quand on regarde le monde et les situations concrètes vécues sur le terrain, les constats sont accablants, tant au niveau local que global : inégalités croissantes[1(entre pays mais également en leur sein), droits humains bafoués, pauvretés et exclusions, problème de la faim[2], chômage, accès inégal au logement, à l’éducation et à la santé, souffrances liées au changement climatique[3], lien social mis à mal, vivre ensemble interculturel et interconvictionnel difficile voire chaotique, etc. A plus d’un titre, notre vision d’un monde solidaire et notre rêve de justice sociale nous paraissent souvent bien lointains, voire inatteignables. Au point que certains crient à l’utopie, et dénoncent le manque de réalisme

Il n’y a pas d’autre alternative que d’œuvrer pour la justice sociale…
 

Par ce document d’analyse, nous voudrions prendre et défendre la position tout à fait inverse, qui est d’affirmer que c’est la justice sociale qui est réaliste et que le réalisme nous convie à être radicalement solidaires. Cela peut paraître utopique à certains, mais nous pensons qu’il n’est pas réaliste de croire que le système néolibéral dans lequel nous sommes peut se perpétuer indéfiniment et que l’on peut se contenter de quelques (demi-) mesures de solidarité, sans remises en question profondes du système. La consommation de masse, la croissance économique poursuivie sans discernement et les logiques du toujours plus ne sont tout simplement pas soutenables sur une planète aux ressources limitées.

Le principe que j’entends ici explorer est en quelque sorte l’idée avec laquelle Jean Marie Faux terminait une analyse sur la place et le rôle des sciences et du savoir[4], qu’il lançait sur le mode de la boutade : « […] nous serions tenté de reprendre à notre compte le célèbre slogan de Madame Thatcher : TINA (« there is no alternative »), l’appliquant, non plus à l’économie libérale mais à la responsabilité de tous les citoyens de notre planète ».

Prenons l’exemple du changement climatique. La réalité vécue aujourd’hui nous somme d’être ambitieux dans les projets de société que nous voulons soutenir[5]. Il n’y a en définitive pas d’alternative. Nous ne pouvons plus nous permettre d’être tièdes dans nos propositions de changement. Les crises que nous vivons aujourd’hui nous invitent à travailler sans relâche à la transformation des structures injustes, à œuvrer à l’instauration de plus de justice sociale et à fermement porter des projets de société ambitieux. Projets ambitieux que d’aucuns qualifient d’utopies. Projets irréalistes, inatteignables, bref, des chimères… Et si le réalisme, c’était de tout mettre en œuvre pour que ces utopies adviennent ?

Utopie ou eutopie ?
 

Certes, selon l’étymologie du mot (ou-topos en grec), l’utopie est un « hors lieu ». Un lieu qui n’existe pas, une fiction. Inventé par Thomas More dans son livre Utopia, le mot utopie renvoie effectivement à un monde imaginaire décrivant une réalité sociale, politique et économique idéale à ses yeux. Dans cette perspective, puisqu’elle relève de l’imaginaire, « l’utopie parait anti-politique au possible. […] [un] rêve aux antipodes de la vie politique courante »[6]. Considérer l’utopie de cette manière, c’est faire le choix d’une posture défaitiste de l’‘à quoi bon ?’.

Cependant, il ne faut pas oublier de dire que Thomas More écrit Utopia pour dénoncer les injustices de son temps[7], et qu’il s’est lui-même engagé en politique[8]. Comme le souligne Paul Valadier, dans un régime démocratique, l’action politique se reconnaît imparfaite et n’a pas la prétention d’offrir une société accomplie, et « accepter l’imperfection de l’action politique, c’est se donner des chances pour la critique, et donc pour remédier aux défauts et aux souffrances des citoyens. C’est faire place à l’utopie comme critique du présent »[9].

Ainsi, l’utopie peut être envisagée comme un « lieu bon » (eu-topos en grec)[10]. L’(e)utopie sert alors non seulement à dénoncer les injustices, mais également à élargir le champ des possibles. Elle agit ainsi comme point de repère dont il faut essayer de se rapprocher. Elle est en quelque sorte une boussole pour l’action et l’engagement. Elle véhicule des idées radicalement nouvelles, remettant en question ce qui nous paraît normal et ce que nous mettons du côté de la fatalité. Dans ce sens, comme l’énonce bien le philosophe Michel Serres, « tout changement historique est toujours précédé d’une utopie ». Prenons l’exemple de l’esclavage. Comme le rappelle Ricardo Petrella, « au XIXème siècle […] l’esclavage semblait inévitable et, pourtant, la contestation et la lutte ont fini par avoir le dessus et en obtenir l’abolition »[11]. Un autre exemple éloquent est celui des conditions de travail et de vie des ouvriers, du 19ième siècle à nos jours. Comme le rappelle Guy Cossée de Maulde, leur évolution résulte de luttes, « parfois âpres et même sanglantes »[12]. Ainsi, « tant de situations considérées comme absolument ‘naturelles’, et donc inévitables, ont été changées »[13]. L’utopie est donc utile pour inspirer l’action et faire évoluer les situations. Elle « n’est pas une chimère réactionnaire mais une image du futur faisant fermenter la pâte inachevée du présent »[14]. C’est dans cette logique-là que l’on peut situer le discours I have a dream de Martin Luther King.

Pour une saine tension entre réalisme et utopie
 

Revenons au thème d’année du Centre Avec, celui du réalisme politique. S’il est certes très important de promouvoir des projets concrets réalisables hic et nunc et favorisant la solidarité, nous sommes d’avis qu’il nous faut absolument porter des utopies. Il s’agit en réalité de vivre avec discernement une saine tension entre réalisme et utopie, entre audace et prudence, entre continuités et ruptures.

Nous voudrions vivre cette tension au nom du double ancrage du Centre Avec : d’une part, comme centre d’analyse sociale fondé par les jésuites et donc d’inspiration chrétienne et plus particulièrement ignatienne, et d’autre part comme association d’éducation permanente reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Notre ancrage ignatien inscrit notre travail d’analyse sociale dans la mission que se donne la Compagnie de Jésus (la congrégation des jésuites) de promotion de la justice. Pour réaliser cette mission, notre travail d’advocacy – c’est-à-dire un travail de plaidoyer, en ce compris notre travail d’analyse sociale et de conscientisation – doit articuler les deux pôles de la tension, comme l’exprime bien Frank Turner, entre « (1) un advocacy ‘prophétique’ qui maintient un certain état de fait idéal : même si ce dernier n’est pas immédiatement réalisable, l’idéal doit être proclamé, pour qu’il puisse servir de boussole à l’orientation de la politique actuelle et (2) un advocacy ‘pragmatique’ (mais reposant toujours sur des principes), visant des changements mesurables, progressifs concernant des politiques ou pratiques spécifiques »[15]. Aussi, « on ne peut séparer cette mission de l’option préférentielle pour les pauvres ». Notre ancrage ignatien situe également notre travail d’analyse dans cette posture et « implique un parti pris préalable en faveur des pauvres »[16].      Ce parti pris nous mène également à nous tenir dans cette tension entre réalisme et utopie. Même s’il nous faut agir maintenant sur le réel, ne perdons pas de vue que la pauvreté est systémique ; cela nous oblige à réinventer un système totalement différent (dont on pourrait, en quelque sorte, dire qu’il s’agit d’un « hors lieu »).

Notre ancrage dans le champ de l’éducation permanente nous invite également à vivre cette tension. Le décret dressant le cadre de l’éducation permanente pose les objectifs de favoriser « l’analyse critique de la société […], le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques »[17]. Pour cela, nous pensons que les deux postures (réalisme et utopie) sont nécessaires et complémentaires. Notre démarche doit effectivement s’inscrire « dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire »[18]. Nous estimons que cela nécessite de se positionner fermement et d’énoncer clairement notre idéal de justice sociale. Le choix du thème de la solidarité abordée sous l’angle du réalisme politique ne nous en exempte pas.

Pour une saine articulation entre société civile et pouvoir politique
 

Face à l’état du monde et à l’ampleur des défis qui y sont liés, nous sommes renvoyés à notre responsabilité d’être humain. D’être humain qui reconnaît sa commune humanité avec les plus pauvres, les laissés-pour-compte, les générations à venir. Chacun est également renvoyé à sa créativité pour se tenir avec discernement dans la tension entre réalisme et utopie. Chacun est renvoyé à sa responsabilité individuelle, pour œuvrer à la transformation progressive de son mode d’être au monde. Chacun, enfin, est renvoyé à l’exercice de sa citoyenneté et de sa responsabilité sociale pour agir en faveur du Bien commun de tous. Pour cela, il importe de lutter au niveau politique – entendu dans un sens large – pour faire advenir des structures de société plus justes, en s’engageant d’une manière ou d’une autre, que ce soit au sein d’un parti choisi avec discernement, comme élu, ou au sein de la société civile. La société civile est le lieu où les citoyens s’organisent collectivement : mouvements sociaux, associations, syndicats, organisations locales, groupes de pression, ONG, think tanks, observatoires, advocacy groups, forums sociaux, comité de vigilance, etc. Ce que nous appelons société civile aujourd’hui est en quelque sorte ce que le pape Pie XI[19] (et depuis lors la pensée sociale de l’Eglise catholique) nommait « corps intermédiaires » (c’est-à-dire les nombreux groupements ou sociétés situés entre l’individu et l’Etat : familles, syndicats, mutuelles, associations de toute sorte), dont il relevait avec force l’importance et le besoin d’autonomie afin qu’ils puissent exercer leurs responsabilités au niveau qui est le leur. L’articulation de la société civile avec le pouvoir politique est effectivement essentielle. Si elle est indépendante de l’Etat, elle ne peut se penser déconnectée du pouvoir politique, tout comme ce dernier ne peut faire fi des dynamiques émanant de la première. Cependant, ne perdons pas de vue qu’au sein de ce qu’on appelle la société civile sont présentes toutes sortes de forces qui agissent dans des sens très divers, et que sont à l’œuvre toutes sortes de dynamiques parfois radicalement opposées, souvent contradictoires : des lobbys économiques et financiers, des groupes aux intérêts corporatistes y côtoient des associations à la recherche du Bien commun pour tous.

Comme le conclut Jean Marie Faux, après avoir pris le contre-pied du principe TINA : « Boutade peut-être mais vérité incontournable qui laisse ouvert un champ immense pour la réflexion – notamment sur l’articulation entre la société civile et le pouvoir politique – et pour l’action, à tous les niveaux, du local au plus universel. Mais qui éclaire ce champ d’une ferme espérance ».

L’articulation entre société civile et pouvoir politique est effectivement une question essentielle. Au-delà des deux pôles de la tension réalisme/utopie, les voies par lesquelles la société civile et le monde politique peuvent s’articuler l’un à l’autre, afin de lutter pour plus de justice et de fabriquer des projets politiques, sont multiples et complémentaires. Jean-Baptiste de Foucauld distingue trois pratiques (ou « cultures ») éthiques fondamentales (qu’il dégage de l’Evangile, mais qui s’adressent tant aux croyants qu’aux non-croyants) à adopter simultanément, à savoir la résistance, la régulationet l’utopie[20]. Nous voudrions ajouter à ces trois pratiques, d’autres cultures qu’il nous faut sans cesse conjuguer l’une à l’autre : l’indignation (dont la révolte, l’insurrection et la protestation sont des figures collectives possibles)[21], la vigilance, la désobéissance civile, mais également l’interpellation et le dialogue et la conscientisation. Ces pratiques relèvent, in fine, de la responsabilité de chaque citoyen(ne). C’est à nous de les exercer avec discernement et courage, ainsi qu’avec esprit de responsabilité.

Indice que la résignation n’a pas eu le dernier mot, l’indignation nait de la prise de conscience d’une situation d’injustice et de la reconnaissance d’une commune humanité qui nous lie à ceux qui souffrent et sont humiliés. Réveil de la conscience, elle est comme la matrice de l’action et de l’engagement pour un monde meilleur. Il s’agit qu’elle donne lieu effectivement à un passage à l’acte : s’il est certes difficile d’être, dans les faits, à la hauteur de son indignation, elle ne se suffit pas à elle-même. [22] L’indignation est liée au devoir de vigilance et à la résistance : être attentif à ce qui se passe dans sa commune, sa région, son pays, dans le monde pour dire non à l’injustice et dénoncer l’inacceptable. Il ne faut pas négliger le rôle des réseaux sociaux sur Internet, qui présentent un potentiel mobilisateur énorme mais également un nouvel espace de participation politique, comme l’expérience des printemps arabes et érable nous le montrent, tout comme le mouvement des Indignés[23].

Parfois, lorsque l’indignation et la révolte émanant du peuple exprimées à travers mobilisations sociales, manifestations et autres pétitions ne sont pas entendues par les élites, certains décident d’utiliser la désobéissance civile. Il s’agit de désobéir à la loi pour dénoncer les injustices qu’elle crée et la faire changer pour la rendre plus juste. Il s’agit de démarches qui relèvent de l’action non-violente, et l’usage de la non-violence active est ce qui lui donne sa légitimité. La force d’un mouvement de désobéissance civile est décuplée, dès lors qu’elle arrive à mobiliser l’opinion publique en sa faveur, quand celle-ci reconnaît la justesse de son action.[24]

Autre pratique fondamentale, la conscientisation est un levier important pour l’articulation de la société civile au monde politique. La société civile, et en particulier les organismes s’inscrivant dans le paysage de l’éducation permanente, ont un rôle indispensable de conscientisation, de réveil des consciences. Effectivement, pour que le politique puisse agir en privilégiant des logiques de long-terme, il est indispensable que les citoyens soient conscients des enjeux et des défis que l’humanité et nos sociétés doivent relever, qu’ils soient conscients de leurs droits et de leur pouvoir d’agir sur l’organisation sociale et la culture, ce qui fera d’eux des citoyens responsables, aptes à démasquer les sirènes du populisme. D’ailleurs, si les citoyens sont conscients des enjeux, le pouvoir politique peut se défaire de la crainte générée par les échéances électorales et ainsi, évite de tomber dans le piège du populisme.

Par ailleurs, il est selon nous indispensable que la société civile porte des utopies et qu’elle les fasse entendre au pouvoir politique, afin que celui-ci prenne conscience du profond désir de changement émanant du peuple car c’est ce qui lui donnera le champ pour agir en levant le nez du guidon et ce qui lui permettra d’être créatif pour mettre en tension utopie et réalisme (que Jean-Baptiste de Foucauld appelle régulation, c’est-à-dire la recherche patiente des régulations collectives, afin d’aller vers une société plus juste, avec les êtres humains tels qu’ils sont[25]).

Aussi, un rôle important de la société civile est d’interpeller et d’entrer en dialogue avec les politiques, pour que ceux-ci puissent défendre leurs idées et projets et qu’ils soient invités à rendre des comptes aux électeurs et que ceux-ci laissent entendre leur désir que le politique soit subordonné au Bien commun et non aux intérêts individuels de certains. Cela implique la multiplication d’espaces de débat où l’on puisse se rencontrer pour décider ensemble de la société dans laquelle nous voulons vivre et travailler à « l’élaboration collective d’un projet de société »[26], ce qui est in fine le sens premier du politique.

A ces différentes pratiques s’ajoute une attitude fondamentale, véritable matrice de toutes ces pratiques éthiques : l’espérance. Elle en constitue la matrice, car toutes ces pratiques supposent que l’on refuse la fatalité, que l’on dépasse son sentiment d’impuissance et que l’on reconnaisse que l’avenir est possible[27]. Cette attitude ne va pas de soi : comme le note Amélie Descheneau-Guay, « s’indigner du pire de l’être humain, tout en croyant qu’il est capable du meilleur, relève d’un acte de courage quotidien »[28].

Notons que si la désaffection vis-à-vis du monde politique et des structures institutionnelles est forte aujourd’hui, toutes ces pratiques relèvent de l’action politique – au sens large – et sont mobilisées par des citoyens soucieux du Bien commun aux quatre coins de la planète. C’est que, au-delà de la déception, voire du mépris que suscite la politique, il y a conscience que « la chose publique » doit appartenir au peuple. Pour cela, il importe que la société civile et partant, chaque citoyen, se politisent afin de s’articuler réellement au pouvoir politique. Se politiser, c’est-à-dire faire de la politique en s’intéressant et en investissant « la vie de la cité ». Si nous sentons bien que la crise de légitimité de nos démocraties représentatives est profonde, il nous faut rappeler qu’elle ne sera corrigée que par plus de démocratie, et que celle-ci est sans cesse à construire. D’où l’importance de l’approfondir, notamment par les formes de démocratie participative, et en exerçant sans tarder sa responsabilité de citoyen.

A cet égard, les expériences vécues dans le champ de l’économie sociale (coopératives de producteurs ou de consommateurs, organisations dont les organes de décision sont composés d’une pluralité de parties prenantes – travailleurs, bénévoles, usagers,…) méritent d’être connues à double titre : leur volonté de rechercher plus de démocratie dans la sphère économique, par le biais même de l’activité économique, est intéressante en soi pour l’approfondissement de la démocratie mis en œuvre, mais également, pour les travailleurs (et autres parties prenantes), comme moyend’apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté par l’exercice de responsabilités sociopolitiques.

Plus d’égalité : « une fin désirable en elle-même et un moyen »[29]
 

Pour terminer cette analyse, nous voudrions expliquer de manière plus détaillée la raison pour laquelle nous avons affirmé que le réalisme nous impose d’œuvrer pour plus de justice sociale. Précisons d’emblée que par plus de justice sociale, nous entendons plus d’égalité. Une réalité proprement scandaleuse de notre temps est celle du creusement des inégalités : des riches qui deviennent de plus en plus riches et des pauvres qui deviennent de plus en plus pauvres. Cela s’observe entre pays en développement et pays industrialisés mais également au sein de ces derniers[30]. La réalité de la faim dans le monde est tout aussi scandaleuse, alors même qu’il y a assez pour nourrir toute la population de la planète. Par ailleurs, comme le dénonce Jean Ziegler, il suffirait, pour répondre aux huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (parmi lesquels la réduction de l’extrême pauvreté et de la faim), de débloquer annuellement 80 milliards de dollars pendant quinze ans, soit 2% du patrimoine des 1210 milliardaires existant en 2010[31]. Et cela à l’heure où l’on brandit à tout va les « droits de l’homme » comme référence morale !

Une fin désirable en elle-même

Plus d’égalité est une fin désirable en elle-même pour la simple et bonne raison que les sociétés plus égalitaires sont des sociétés plus heureuses. A l’inverse donc de la théorie selon laquelle les inégalités sont moralement justifiables lorsqu’elles bénéficient aux plus précarisés, nous choisissons plutôt de défendre la thèse de Richard Wilkinson et Kate Pickett[32], que plus d’égalité profite à tous, même aux plus nantis ! Ces deux professeurs nous montrent en effet, avec force exemples, que l’inégalité est source de détérioration des relations sociales. Ainsi, dans les sociétés où les différences de revenus entre riches et pauvres sont moindres, les citoyens – qu’ils soient pauvres ou riches – bénéficient d’une qualité de vie plus grande. Dans leur livre, Richard Wilkinson et Kate Pickett s’attachent à démontrer que les impacts négatifs de l’inégalité ne sont pas confinés aux plus pauvres, mais qu’ils affectent les plus riches également. Comparant les données concernant nombre de problèmes sanitaires et sociaux et provenant d’une bonne vingtaine de pays développés, mais également comparant les données reflétant la situation des 50 états des USA, ces deux auteurs montrent que le niveau d’inégalité affecte aussi bien la santé physique et mentale, l’espérance de vie, la mortalité infantile, le degré de confiance entre les personnes, la force de la vie communautaire, la violence, le taux d’emprisonnement, le taux de grossesses adolescentes, la toxicomanie, la réussite scolaire, etc. Un autre élément essentiel mis en lumière par Richard Wilkinson et Kate Pickett est que décréter l’égalité des chances ne suffit pas. Il ne s’agit pas de viser l’égalitarisme matériel absolu, ni de condamner la notion d’égalité des chances, mais pour travailler à rendre celle-ci vraiment effective et pour que la mobilité sociale soit forte, il faut viser plus d’égalité des revenus. Plus précisément, il s’agit de viser plus d’égalité des conditions économiques au sein de nos sociétés.

Résumant leur démonstration, Olivier De Schutter note : « Autrement dit, le bien-être ne s’accroit pas quand un pays riche s’enrichit encore un peu plus mais il s’accroit quand les revenus des pauvres convergent vers les revenus plus élevés »[33]. Pour le dire plus platement, la situation d’un riche suédois, en termes de bien-être, n’a rien à envier à celle d’un riche américain, même si ce dernier a un compte en banque mieux garni que le premier ! Et Olivier De Schutter, réfléchissant aux impacts de la démonstration de Richard Wilkinson sur l’organisation de la société, d’ajouter : « En termes politiques la conclusion tient en ceci : rien ne sert de se demander quel équilibre devrait être trouvé entre un supplément d’égalité et un surcroît de croissance. Nos pays ont atteint le niveau à partir duquel la croissance agrégée cesse de contribuer à l’amélioration du bien-être. Cette dernière peut en revanche découler de politiques redistributives se donnant comme objectif l’égalisation de la richesse au sein de nos sociétés »[34]. Le levier politique essentiel à mettre en œuvre est donc la redistribution des richesses : il faut travailler sur la progressivité de l’impôt, l’impôt sur les hauts revenus, la taxation de produits de consommation de luxe ou nocifs à l’environnement, la lutte contre l’évasion fiscale (des entreprises et des individus), etc. Il faut également travailler les politiques d’investissement dans les services publics, ainsi que la reconnaissance du caractère pluriel de l’économie.

Par ailleurs, il ne faut absolument pas perdre de vue qu’il est impératif de travailler à plus d’égalité entre pays. Le cadre de réflexion et d’action ne peut donc pas se limiter au cadre national : il doit aussi être régional (notamment en Europe) et global. Les différents niveaux sont nécessaires. C’est ce qu’Olivier De Schutter appelle la « double convergence » : l’écart doit diminuer « entre pauvres et riches au sein des pays industrialisés mais également, sur le plan mondial, entre pays en développement et pays industriels »[35]. Pour cela, ajoute-t-il, la croissance économique doit être soutenue dans les pays en développement, tandis que dans les pays industrialisés, il nous faut accepter une « contraction » de l’économie, et donc une modification de nos modes de vie et de consommation. Nous voudrions ajouter que cela nécessite un réel changement de mode d’être au monde, de mode de pensée et in fine de culture.

Un moyen

Finalement, la recherche de plus d’égalité constitue un moyen pour opérer ce changement dans nos modes de vie. La consommation de masse dans nos sociétés industrialisées est affaire de statut social et non de satisfaction de besoins de base. Comme l’explique Tim Jackson, les biens de consommation jouent un rôle symbolique dans nos vies et constituent un « langage » qui nous permet de communiquer avec autrui pour lui parler de notre statut, de notre identité, de notre affiliation sociale, de nos sentiments, du sens de la vie, de ce qui compte vraiment[36]. Si c’est une question de statut social, alors la question de l’égalité entre en jeu, et comme le résume Olivier De Schutter : « Plus égalitaire est une société, moins chacun de ses individus se sent contraint à participer à la quête infinie du statut par la consommation ».

Conclusion : utopies ET démocratie

En conclusion, nous revenons au premier propos de notre analyse, à savoir qu’il est nécessaire de porter des utopies. Evidemment, le terme même d’utopie fait peur, charriant avec lui la menace du totalitarisme et les dangers des régimes autoritaires. Au vu des dérives des XIXème et XXème siècles, d’aucuns affirment que l’utopie est antidémocratique.

Dans les régimes totalitaires, la liberté de l’individu est niée et le collectif prédomine. Mais aujourd’hui, nos sociétés sont dans l’excès inverse : elles sont atomisées et les libertés individuelles menacent la vraie liberté qui demande une responsabilité partagée. Jean Marie Faux suggère que « l’utopie n’est plus une menace si elle est justement liée à la liberté responsable des personnes dans la démocratie »[37].

C’est pourquoi nous terminons en mettant en relief deux éléments. Tout d’abord le pluriel : il s’agit de porter des utopies, les incarner en usant de sa liberté de façon responsable pour faire advenir un monde plus égalitaire et solidaire, en multipliant les expériences alternatives au système dominant, qui élargissent le champ des possibles[38]. Autant d’ « utopies par en bas »[39] qui espèrent un autre monde… déjà en chantier aujourd’hui ! Enfin, ces utopies et ces chemins alternatifs doivent s’inscrire pleinement dans la démocratie et approfondir sans cesse cette dernière pour ne pas tomber dans les travers de l’histoire mais pour œuvrer au Bien commun de tous.

Notes :

  • [1] A propos des inégalités, voir notamment l’article de Pierre Defraigne, « Intolérables inégalités. Approche macroéconomique des causes de la pauvreté » in En question n°96, revue du Centre Avec, mars 2011, pp.23-28.

    [2] A propos du problème de la faim dans le monde, voir Claire Wiliquet, « Le monde a faim. Constats et solutions », analyse du Centre Avec, juillet 2012. Disponible sur www.centreavec.be.

    [3] A ce propos voir Claire Brandeleer, Environnement et justice sociale. Invitation à une spiritualité engagée, étude du Centre Avec, 2011. Disponible sur www.centreavec.be.

    [4] Voir Jean Marie Faux, « Savoir(s) et responsabilité. Pour une nouvelle prise en charge du Bien commun », analyse du Centre Avec, novembre 2011. Disponible sur www.centreavec.be.

    [5] A ce propos voir la première partie de Claire Brandeleer, Environnement et justice sociale. Invitation à une spiritualité engagée, étude du Centre Avec, 2011. Disponible sur www.centreavec.be.

    [6] Paul Valadier s.j., « L’utopie, une critique du présent » in Les cahiers croire, n°279, janvier-février 2012, pp.29-32.

    [7] Thomas More a dénoncé le mouvement des enclosures, né en Angleterre au XVIème siècle. Il s’agissait de la transformation de champs et pâturages mis à la disposition de la communauté, en propriétés privées détenues par de riches propriétaires fonciers, utilisées pour les troupeaux de moutons en vue du commerce de la laine, lequel connaissait une forte expansion à cette époque. La population rurale s’en est trouvée fortement précarisée.

    [8] En 2000, le pape Jean-Paul II l’a d’ailleurs fait patron des hommes politiques et des responsables de gouvernement.

    [9] Paul Valadier s.j., « L’utopie, une critique du présent » in Les cahiers croire, n°279, janvier-février 2012, pp.29-32.

    [10] Thomas More utilise le terme eutopia dans l’en-tête de l’édition de Bâle du livre Utopia.

    [11] Ricardo Petrella, Pour une nouvelle narration du monde, Montréal, Ed. Ecosociété, 2007, p.95.

    [12] Guy Cossée de Maulde, « Justice sociale. Un engagement personnel et public aux dimensions planétaires », analyse du Centre Avec, mai 2010. Disponible sur www.centreavec.be.

    [13] Loc.cit. note 11, p. 96.

    [14] Bouchard Guy, Laurent Giroux et Gilbert Leclerc, L’utopie aujourd’hui, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1985.

    [15] Frank Turner s.j., « Un modèle d’advocacy ignatien » in Promotio Iustitiae, n°101, 2009 (1), pp.40-41.

    [16] Patxi Álvarez s.j., « Une recherche sociale au service du leadership apostolique » in Promotio Iustitiae, n°101, 2009 (1), p.68.

    [17] Voir le « Décret relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’Education permanente », article 1er. Disponible sur le site internet de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

    [18] Idem.

    [19] Dans son encyclique Quadragesimo anno (n°86).

    [20] Jean-Baptiste de Foucauld, « Croire en un monde juste, illusion ou espérance ? », conférence donnée au cours de la session 2006 des Semaines Sociales de France, « Qu’est-ce qu’une société juste ? ».

    [21] Jean-Claude Ravet, « La force de l’indignation », in Relations, n°747, mars 2011, pp.11-12.

    [22] Voir le dossier « La force de l’indignation », in Relations, n°747, mars 2011, pp.11-30.

    [23] A ce sujet, voir Oscar Mateos et Jesus Sanz, « 15 mai. De l’indignation à l’espérance », in En Question n°99, revue du Centre Avec, décembre 2011, pp. 4-7.

    [24] Voir le dossier « Le pouvoir de la désobéissance civile », in Relations, n°743, septembre 2010, pp.11-27.

    [25] Jean-Baptiste de Foucauld, op.cit..

    [26] Laurent De Briey, « Prospérité et crise du politique » in Isabelle Cassiers et alii., Redéfinir la prospértité. Jalons pour un débat public, La Tour-d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2011, p.214.

    [27] Amélie Descheneau-Guay, « Une fenêtre sur l’espérance », in Relations, n°747, mars 2011, pp.28-29.

    [28] Ibidem.

    [29] Olivier De Schutter, « Contraction et double convergence : vers des stratégies pluriannuelles de développement durable », in Autour de Tim Jackson, Inventer la prospérité sans croissance(deuxième partie), Revue Etopia, n°09, juillet 2011, p.19.

    [30] Les inégalités sont mesurées grâce à l’indice de Gini. Voir Frédéric Rottier, « Quelle solidarité voulons-nous défendre en politique ? Repères économiques et philosophiques », analyse du Centre Avec, mars 2012. Disponible sur www.centreavec.be.

    [31] Jean Ziegler, Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, 2011, p.338.

    [32] Voir leur livre The Spirit Level. Why Equality is Better for Everyone, Londres, Ed. Penguin, 2010.

    [33] Olivier De Schutter, op.cit., p.19.

    [34] Idem.

    [35] op.cit., p.20.

    [36] Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010, pp.107 et 148.

    [37] Jean Marie Faux (dir.), La Démocratie, pourquoi ? Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la Démocratie, Ed. Couleur livres, 2006, p.34.

    [38] A ce sujet, voir Claire Wiliquet, « Les voies des alternatives », analyse du Centre Avec, novembre 2011. Disponible sur www.centreavec.be.

    [39] L’expression est d’Alain Thomasset, dans la conclusion du dossier « Le déplacement des utopies », in Projet, n°253, mars 1998, p.112.