Le 10 décembre 2021

La rencontre de l’autre : avec ou sans avion ?

crédit : Papaioannou Kostas – Unsplash

À la faveur d’une crise écologique désormais manifeste, il est heureux qu’on renonce plus spontanément à l’avion, si c’est simplement pour aller bronzer à l’autre bout de la planète. Mais comment affronter cette question, lorsqu’il s’agit de proposer à un groupe de jeunes de vivre une expérience de rencontre interculturelle ? On ne saurait être péremptoire en la matière. Je choisis plutôt de partager mon parcours personnel, et les choix que j’ai été amené à faire.


Entre 2005 et 2007, à la fin de mes études, je suis parti pour deux ans de volontariat de solidarité internationale (V.S.I.) avec la Délégation Catholique pour la Coopération. J’ai enseigné les mathématiques et la physique dans un collège, au Burkina Faso, tenu par une congrégation religieuse burkinabè. Cette expérience a été fondatrice à bien des égards, notamment parce que j’étais éloigné, géographiquement, culturellement, de mon environnement habituel. J’y ai appris à attacher moins d’importance aux résultats d’un projet qu’au fait d’entrer dans l’épaisseur d’un enracinement. Mon désir d’aider les autres s’est laissé convertir en joie de les rencontrer. Il ne s’agissait pas seulement de dépasser l’ambiguïté de la main qui donne face à celle qui reçoit. Plus profondément, je découvrais combien l’importance que j’avais jusque-là accordée aux relations d’amitié tenait en fait à ce niveau de gratuité, vivant, vital. Là-bas, j’ai pu toucher quelque chose de notre commune humanité, mais aussi mesurer combien l’autre est vraiment autre, toujours autre – et j’ai essayé de retenir la leçon. On pourrait ajouter que ce fut pour moi l’occasion de toucher du doigt de grandes questions de développement : un ami producteur de coton était directement touché par les politiques de subventions américaines, l’obligeant à cultiver davantage de coton au détriment des cultures vivrières pour nourrir sa grande famille… 


Ma joie fut grande, un an après mon retour, de pouvoir repartir au Burkina, pour accompagner un groupe de 8 jeunes de 18 à 21 ans, dans le cadre d’un projet avec le MEJ (Mouvement Eucharistique des Jeunes) burkinabè. J’avais été heureux de m’associer à ce projet qui proposait moins une aide humanitaire qu’une rencontre gratuite. D’abord en tant que simples participants à un rassemblement du MEJ local ; puis en tant que co-organisateurs, avec d’autres jeunes adultes burkinabè, d’un camp MEJ pour des plus jeunes. Plonger dans la joie de ces relations, collaborer avec des personnes d’une autre culture, prendre du recul sur sa propre vie grâce à la distance… L’expérience fut bonne et heureuse pour les jeunes français – pour les autres aussi, je crois.


Dans le même temps, je devenais de plus en plus sensible aux questions environnementales. En 2009, en entrant en noviciat dans la Compagnie de Jésus, il m’a fallu accepter que certains points d’attention concernant mon mode de vie (alimentation, achats, voiture) soient remis en cause : la vie communautaire, surtout au noviciat, est d’abord reçue.


C’est à la faveur de la parution de Laudato si’ que la question de la conversion des modes de vie est revenue. Je prenais la mesure, par exemple, de l’aberration des voyages en avion. Mais changer, cela prend du temps. Bien sûr, en juillet 2014, me préparant à vivre une année d’études à Londres, j’ai pu choisir, pour suivre des cours d’anglais en Irlande, de faire l’aller et le retour en bateau, depuis la France. Mais en août, pour me rendre au Zimbabwe, pour l’ordination de deux compagnons jésuites, et pour une rencontre Magis Africa avec d’autres français, je n’ai guère eu le choix – c’était l’avion.


C’est lorsqu’on m’a proposé d’accompagner un autre projet d’été au Cambodge que j’ai finalement passé un cap. Je disposais de temps pour ce projet ; cette culture m’attirait ; le projet sonnait juste – centré lui aussi sur une collaboration dans l’animation, il évitait de cultiver les rapports trop asymétriques qu’une relation d’ « aide » entretient inévitablement. Évidemment, je n’avais aucun doute sur le bénéfice que des jeunes pourraient en tirer. Mais j’ai décidé de ne pas me lancer. Ce n’est pas seulement mon impact carbone, ou le nôtre qui était en jeu. C’est surtout que j’avais l’impression qu’accompagner un tel projet, c’était promouvoir auprès de jeunes un mode de vie avec lequel je devenais en désaccord. Même si ce n’était pas pour aller surfer à Hawaï mais pour vivre une rencontre susceptible de changer les regards des uns sur les autres, la crise écologique, me semblait-il, nous appelle à de nouveaux modes de vie : est-il sensé de partir pour un mois à l’autre bout du monde ?


La question reste ouverte. Je crois qu’on est au cœur de ce qu’on appelle un discernement : la réponse sera différente pour chacun ; il n’y a pas une solution claire, donnée d’avance – un principe unique à appliquer qui résout la question de façon univoque. S’il s’agit bien d’apprendre à habiter la maison commune, tous ensemble, la préoccupation environnementale et la nécessité de se connaître mutuellement sont toutes deux importantes. Peut-être que la question de la durée peut être prise en compte – il y a sans doute un plus grand fruit de l’expérience quand on s’enracine un peu… Mais il serait maladroit, sinon prétentieux, d’invoquer des seuils de durée au-delà desquels ce serait légitime. Simplement pour moi, qui ai pourtant bénéficié de cette expérience, et qui ai vu d’autres jeunes en bénéficier, le discernement s’est opéré en faveur de l’issue « je ne pars pas ». Le « séjour interculturel » ne me semble pas – plus – correspondre à un mode de vie compatible avec l’expérience de la maison commune.


Je dois dire que j’ai été un peu confirmé dans ce choix, dans l’expérience que j’ai vécue en stage à Marseille, entre 2016 et 2018. J’étais notamment engagé au collège Saint Mauront, un collège catholique fréquenté par les collégiens du quartier ; plus de 95 % d’élèves musulmans.


J’y ai découvert l’islam, dans sa dimension non seulement religieuse, mais aussi culturelle : il colore profondément, au risque de paraître parfois très superficiel, le rapport au monde, aux autres – avec des interdits, des règles… qui se mêlent aux traditions des régions d’origine (Maghreb, Comores). Pour vivre ma mission éducative, il me fallait entrer dans cette culture – entrer sur leur terrain, les rejoindre « au point où ils en sont ». Comme au Burkina, certaines portes se sont ouvertes, dans la découverte de cette culture, d’autres sont restées fermées. Comme au Burkina, il n’était pas toujours facile de savoir si ce qui m’étonnait relevait de traits culturels, ou de singularités.


J’y ai découvert la vie des quartiers difficiles, avec ses logiques propres, parfois encore plus déroutantes que celles rencontrées au Burkina. J’y ai été mis face aux mêmes défis. M’approcher, m’intéresser, voire me laisser toucher, par exemple par un sens relationnel impressionnant – le temps et l’argent ne comptent pas pour les proches. Et en même temps, rester fidèle à ce que je crois, ne pas tout cautionner – certaines logiques de quartier traversaient la vie du collège : violence dans les rapports humains, lois du silence, mépris pour les « fragiles » et les « victimes »…


J’y ai goûté au jeu de l’altérité. Ces étrangers qu’ils étaient pour moi, à certains égards, je l’étais pour eux aussi. Et risquer cette rencontre a porté du fruit. D’abord, plus que tout discours, la seule présence de l’autre a pu dérouter des certitudes, des préjugés. Et je crois que, par suite, sans toujours s’en rendre compte, chacun a pu mesurer un peu mieux qui il était – sa propre identité.


J’ai été mis face à des questions cruciales, pour la société. Il y a un fossé entre des mondes qui ne se connaissent pas, en France, et bien peu de ponts. Pire, l’école semble le creuser : l’ambition qu’a l’Éducation Nationale d’éclairer les consciences se ramène, pour certains élèves, à une injonction à choisir entre, d’un côté, le savoir des Lumières, au nom de promesses auxquelles peu auront finalement accès (et ils le savent), et, de l’autre, leurs traditions familiales et religieuses, où ils se voient bien un peu coincés, mais en sécurité – au moins affective.

Mais toutes ces découvertes, j’en ai bel et bien bénéficié sans partir à l’autre bout du monde. La comparaison avec l’expérience burkinabè a sans doute ses limites. Mais il y a un point sur lequel le bénéfice est sans conteste en faveur de l’expérience marseillaise. C’est celui de la suite à lui donner. C’est une grande question, pour beaucoup de volontaires au retour de V.S.I. : comment éviter que l’expérience vécue ne soit qu’une parenthèse, visible à quelques décorations africaines dans son appartement ? Bien sûr, on a été transformé intérieurement ; on peut garder des liens avec ceux qu’on a côtoyés ; on peut même chercher comment s’engager contre les injustices Nord-Sud dont on a davantage pris la mesure… Mais la question n’est pas simple. En revanche, quitter Saint-Mauront ne m’a pas fait quitter le contexte français. Désormais, je comprends mieux comment la question de l’islam peut venir se mêler à une exclusion sociale dont j’ai découvert la réalité ; j’ai constaté l’échec relatif de nos politiques d’intégration, et ses conséquences dramatiques – nos peurs disproportionnées envers les réfugiés à nos portes ; je perçois pourquoi l’éducation nationale ne fait pas des miracles malgré ses multiples réformes.


Surtout, je suis heureux, après mon départ de Marseille, d’avoir été envoyé vivre en communauté à Saint-Denis. Dans une ville, un département, un diocèse, qui restent marqués par beaucoup de difficultés, je retrouve le sentiment de déclassement approché à Marseille. Difficile de savoir comment y répondre, mais je suis heureux que nous y demeurions, comme jésuites, essayant bien modestement de rester proches de ceux qui se sentent souvent mis à l’écart, tentant parfois de dresser des ponts entre des mondes que beaucoup sépare. Mais si je peux affirmer cette conviction et tenter d’en vivre, je le dois à l’aventure marseillaise, qui s’est avérée plus simple à intégrer à ce que je vis, que l’aventure burkinabè ne l’avait été. Elle a par ailleurs soulevé des questions concrètes, dont le travail que mes supérieurs me demandent de faire en philosophie politique est largement bénéficiaire.


Je ne peux m’empêcher à ce titre de louer l’expérience du PAS (Programme d’Action Sociale), proposée aux lycéens, dans les établissements jésuites en France. À Marseille, j’ai ainsi accueilli les élèves des quartiers privilégiés (école de Provence), lorsqu’ils venaient proposer des activités aux collégiens de Saint Mauront, passer du temps avec eux, et qu’ils en venaient à s’attacher les uns aux autres. J’ai été témoin de déplacements significatifs, de part et d’autre – malgré les murs, certains ponts apparaissent. Autrement dit, je ne crois pas que le séjour interculturel à l’étranger ait le monopole pour transformer notre regard sur l’autre, pour avoir de l’impact sur notre manière d’être homme, femme, citoyen, citoyenne, dans ce monde.


Ma question est bien à teneur éducative. Comment promouvoir auprès des jeunes des modes de vie compatibles avec notre appartenance à notre maison commune, fragile et menacée ? Le projet au loin a des vertus indéniables, mais j’ai voulu signaler un risque : celui d’encourager implicitement un rapport au monde dans lequel il est normal de partir pour quelques jours à l’autre bout de la planète. Les progrès technologiques et économiques du XXème siècle, réjouissants à certains égards, nous ont presque permis, un temps, de banaliser la traversée des continents. Nous prenons la mesure de l’illusion. Cette prise de conscience peut avoir des conséquences contraignantes.


Mais comme souvent, elle ouvre des possibles. La crise écologique, qui révèle les travers de la vie « hors-sol » promue par la mondialisation, revalorise, en réponse, l’enracinement local. On peut y voir une invitation, bienvenue, à nous réconcilier avec notre condition incarnée. Pourquoi pas, alors, prolonger ce mouvement, et nous disposer non seulement à acheter davantage auprès de producteurs locaux, mais aussi à écouter la « clameur des pauvres » et découvrir l’altérité au plus proche… chez notre « prochain » !