Enfants et adolescents sont les premières cibles de la publicité pour l’alcool dans l’espace public. Pourtant, comme la cigarette, l’alcool est une drogue. Pour des raisons évidentes de santé publique, il faut interdire ces panneaux publicitaires.

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Le 22 juin 2023

La publicité pour l’alcool dans l’espace public, ça me saoule !

Enfants et adolescents sont les premières cibles de la publicité pour l’alcool dans l’espace public. Pourtant, comme la cigarette, l’alcool est une drogue. Pour des raisons évidentes de santé publique, il faut interdire ces panneaux publicitaires[1].

crédit : Krisjanis Kazaks – Unsplash

Tous les matins, pour me rendre sur mon lieu de travail, je parcours la ville à vélo, d’Auderghem à Anderlecht. Trente minutes à arpenter les pistes cyclables bruxelloises dans la circulation matinale. Sur le chemin, ils me sautent aux yeux dès les premiers instants et se rappellent à moi tout au long de mon périple. Que je longe un arrêt de métro, m’approche d’un arrêt de bus ou roule près d’une station Villo, c’est répétitif et inévitable : les panneaux publicitaires envahissent mon espace visuel. Je ne parle pas ici de la publicité culturelle, mais bien de ces grands panneaux déroulants, lumineux ou numériques qui, généralement, servent de piliers aux arrêts de bus et vantent les produits d’entreprises variées. Ce matin, j’ai compté : sur mon parcours, 30 panneaux publicitaires de ce type. Et affichées sur ces panneaux, un nombre croissant de publicités liées à l’alcool. Il fait beau, il fait chaud, les terrasses se remplissent, voilà de quoi donner des idées à ceux qui voudraient remplir leur verre. Mais peut-on vraiment tolérer ce genre de publicité dans l’espace public ? Si certains s’enivrent de cette situation bien trop tolérante à l’égard des publicités de boissons alcoolisées, pour d’autres, comme le personnel de la santé publique et de l’éducation, c’est la gueule de bois.

Le neuromarketing pour rentrer dans la tête d’une future clientèle

On peut d’abord se poser la question de l’emplacement de ces publicités pour boissons alcoolisées. La plupart se situent aux arrêts de bus et de tram, dans l’espace public. Or, parmi les gens qui empruntent ces transports publics se trouve une partie de la population qui n’est pas en âge de conduire : les enfants et les adolescents. Si le ciblage n’est pas uniquement centré sur cette tranche d’âge, il serait malhonnête d’affirmer qu’une campagne publicitaire d’alcool aux arrêts de bus protège les mineurs. D’autant plus qu’il est un principe connu dans le monde du (neuro)marketing et de la publicité : « l’effet de simple exposition ». Cet effet, défini par le psychologue américain Robert Zajonc, est un biais cognitif qui se caractérise par une augmentation de la probabilité qu’on apprécie quelque chose par la simple exposition répétée à cette chose (même inconsciente). Ainsi, un jeune qui, sur son chemin vers l’école, passe deux fois par jour devant cette publicité pour alcool accolée à son arrêt de bus, même s’il n’y prête pas vraiment attention, aura probablement, au bout de la campagne publicitaire, un apriori positif pour cette boisson, s’il y est confronté à une prochaine occasion. Au nom de cet effet de simple exposition, on doit donc condamner toute campagne publicitaire pour boissons alcoolisées dans l’espace public, aux arrêts de bus, le long des trottoirs ou tout autre espace pouvant être arpenté par des jeunes enfants et des adolescents.

JCDecoopération à sens unique

Par ailleurs, maintenir la possibilité d’afficher des publicités pour l’alcool dans l’espace public va à l’encontre d’une bonne gestion des deniers publics, auxquels nous contribuons en tant que citoyens. L’idée n’est pas de supprimer l’affichage publicitaire à Bruxelles ou de remettre l’entière responsabilité sur le dos de l’annonceur principal de la ville. Si le partenariat public-privé permet aux citoyens de profiter d’abribus convenables, tant mieux. Mais comment justifier qu’une entreprise qui reçoit un soutien financier de l’état, puisse par après tirer profit d’un affichage publicitaire qui impacte la santé publique ? Embellir l’espace public[2], oui, faire la promotion de l’alcool, dont la consommation coute plus de 2 milliards d’euros[3] à la société, c’est non !

Quand les alcooliers « font la loi »

Comment se fait-il alors que de telles campagnes, allant à l’encontre de toute politique de santé publique puissent avoir lieu et être martelées aux quatre coins de la ville ? Et bien parce que nous sommes en Belgique, et qu’en Belgique, il n’existe aucune loi pour superviser l’affichage des campagnes publicitaires relatives à l’alcool. Aucune loi, mais une convention[4] rédigée par les grands alcooliers et les autres acteurs tirant profit de ce secteur (et donc, à part Test Achat chargée de protéger les consommateurs, aucune ONG ou association luttant contre les méfaits de l’alcool), dans un esprit de « compromis à la belge ». Alors que nos voisins français ont eu le courage politique, il y a déjà plus de trente ans de voter la loi Evin, en Belgique, on compte sur le secteur pour s’auto-réguler. Voici un petit florilège des conséquences de ce manque de législation : là où en France, on se doit d’écrire « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé », en Belgique, on enrobe le message : « Notre savoir-faire se déguste avec sagesse ». Pourtant, dans la convention belge, il est noté que l’on n’est pas censé associer alcool et maturité : la sagesse n’en est-elle pas un synonyme ? En France, les amendes commencent à 7500 € et peuvent atteindre 50% du montant total de l’opération publicitaire, alors qu’en Belgique, on démarre à 50€ et cela peut s’élever à 1000€ par jour dans l’attente du retrait de la publicité (mais l’entreprise en soi ne sera pas sanctionnée un fois sa publicité retirée). On notera aussi, dans la convention belge, l’esprit insufflé dès les premières lignes : « La consommation des boissons contenant de l’alcool est indissociable de notre société. La plupart des consommateurs les consomment de façon responsable ». Remplacez « alcool » par « cigarettes » (tous deux catégorisés comme des drogues légales) et l’on obtient un mantra qui semble appartenir à une autre époque, durant laquelle des médecins faisaient la promotion des cigarettes et les dirigeants d’entreprise de tabac affirmaient le caractère non addictif de la nicotine.

« Cette boisson est un poison »

Il fut donc un temps où fumer du tabac était indissociable de notre société. Pourtant, la volonté politique de protéger la santé publique et de prendre soin des citoyens l’a emporté face à des lobbys puissants et manipulateurs. En 1977, un premier pas législatif a été entamé, suivi par d’autres, menant à la situation que l’on connait aujourd’hui en Belgique : fumer tue toujours, mais nettement moins. Une des mesures qui a permis d’arriver à un tel résultat a été l’interdiction de l’affichage publicitaire et l’obligation de mentionner explicitement les effets néfastes de la cigarette. « Fumer tue » est bien plus explicite que « Notre savoir-faire se déguste avec sagesse ». Ainsi, je propose de franchir un grand pas en Belgique en placardant sur les publicités et les contenants alcoolisées un message honnête et préventif : « Cette boisson est un poison »[5]. Et bien lisible, comme c’est le cas sur les paquets de cigarettes.

David contre Goliath ?

Interdire la publicité pour l’alcool dans l’espace public, ajouter la mention « Cette boisson est un poison », le tout en faveur du bien commun, de la santé publique et de la protection des consommateurs et particulièrement des mineurs : qu’est-ce qui empêcherait la Belgique de prendre de telles mesures ? Pourquoi n’a-t-elle pas encore rattrapé son retard législatif au niveau de la publicité de l’alcool, elle qui avait été pionnière dans l’interdiction de la publicité liée au tabac ? Il est vrai qu’elle n’avait sans doute pas de grandes entreprises nationales directement concernées par cette interdiction. La présence d’une entreprise florissante dans le domaine de l’alcool pourrait-elle retarder ce genre d’interdiction ? Les lobbys et les intérêts d’un groupe doivent-ils l’emporter sur le bien commun, la santé publique et l’équilibre de notre système de santé et de sécurité sociale ? Ce n’est pas ce que j’enseigne à mes élèves quand j’essaie de les former à la citoyenneté et quand je leur explique le système démocratique du pays dans lequel ils vivent. Maintenant, j’aimerais que ce pays, ces représentants politiques et ces institutions viennent confirmer mes dires et attester à mes élèves que ce qu’il y a de formidable, dans nos contrées démocratiques, c’est la prise en compte et la défense des plus faibles, la visée du bien commun, et la perspective d’une victoire de David contre Goliath.

Notes :