Le 04 avril 2008

La politique commune européenne en matière d’asile et de migrations. Un point de vue belge.

Les conclusions du Conseil européen de Tampere (octobre 1999) proclamaient la volonté des États membres d’élaborer une politique commune « pour les domaines distincts, mais étroitement liés, de l’asile et des migrations ». Cet objectif s’inscrit clairement, comme une exigence fondamentale, dans la détermination du Conseil qui veut « faire de l’Union un espace de liberté, de sécurité et de justice ». Le Conseil précise que « la liberté, qui comprend le droit de circuler librement dans toute l’Union, dans des conditions de sécurité et de justice accessibles à tous… ne doit pas être considérée comme une prérogative des seuls citoyens de l’Union ». « Il serait contraire aux traditions de l’Europe de refuser cette liberté à ceux qui, poussés par les circonstances, demandent légitimement accès à notre territoire ».
 

La Belgique est partie prenante de ces bonnes intentions. Chaque nouvelle déclaration gouvernementale réitère la volonté de mener une politique de migration « cohérente et humaine ». Ancien pays d’immigration (immigration de main d’œuvre, de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’au milieu des années 70), signataire dès la première heure de la Convention de Genève sur l’asile, la Belgique a évidemment une tradition en la matière (même si la loi sur l’accès au territoire et le séjour des étrangers ne date que de 1980). Adhérente de la première heure aussi, et plutôt convaincue, de l’Union Européenne, elle ne devrait pas faire de difficulté à transposer dans son droit les directives dans lesquelles les bonnes intentions de l’Union seront mises en œuvre. Et cela d’autant moins que ces directives ne sont pas d’application obligatoire si le régime qu’elles préconisent est moins avantageux que la législation nationale. Dans cette analyse, nous voudrions examiner les directives que l’Union européenne a produites depuis Tampere pour mettre en œuvre les bonnes intentions de cette conférence, en posant une double question : qu’est-ce que ces directives apportent comme changement par rapport à la législation belge, et comment le législateur belge met-il en oeuvre ces directives ? Le tout considéré à la lumière de l’idéal rappelé plus haut de faire de l’Europe – et de la Belgique dans l’Europe – un espace de liberté et de justice.

Les directives et leur mise en œuvre sur le territoire belge
 

Les directives envisagées sont la directive 2003/86 du 22 septembre 2003 sur le regroupement familial, la directive 2003/109 du 25 novembre 2003 sur les ressortissants des pays tiers, résidents de longue durée, la directive 2004/38 du 29 avril 2004 sur les citoyens de l’Union et leurs familles, la directive 2004/83, datée elle aussi du 29 avril 2004 sur la détermination du statut de réfugiés et la protection subsidiaire et enfin la directive en préparation sur la détention et le renvoi de personnes en séjour illégal.

C’est par la loi du 15 septembre 2006, qui par ailleurs réforme assez fondamentalement le droit des étrangers, que la Belgique a intégré dans son droit quelques dispositions de la directive 2003/86 sur le regroupement familial. Le droit au regroupement familial est étendu aux partenaires non mariés mais liés par un partenariat équivalent à un mariage. La référence à la directive européenne entraîne la levée de l’interdiction de ce qu’on appelait « le regroupement en cascade »[1]. Par contre, le législateur belge s’est appuyé sur la directive pour imposer désormais des conditions à l’exercice du droit au regroupement : le regroupant doit disposer d’un logement suffisant et d’une couverture contre les risques en matière de santé. Une autre modification importante est la disposition selon laquelle le contrôle des conditions d’exercice du droit pourra être effectué pendant deux ans, et même trois s’il y a soupçon de fraude. La personne qui a bénéficié du regroupement est ainsi maintenue à l’égard de son conjoint dans un état de dépendance qui peut avoir des conséquences graves (même si la loi prévoit explicitement qu’il sera tenu compte de la protection à accorder aux personnes victimes de violence au sein de la famille). Tant les conditions mises au regroupement que le renforcement du contrôle peuvent difficilement être considérés comme des progrès dans le respect des droits des personnes[2].

Les modifications suggérées par les directives sur les résidents de longue durée et sur les droits des citoyens de l’Union et de leurs familles ont été intégrées par une loi du 25 avril 2007 qui n’est pas encore entrée en vigueur et pour laquelle manquent encore des arrêtés d’application. Les modifications apportées introduisent ici aussi une forme de conditions de moyens d‘existence et allongent la période pendant laquelle les conditions du regroupement doivent se maintenir, sous peine de retrait du droit de séjour.

La loi du 15 septembre 2006 a également tenu compte des précisions apportées par la directive 2004/83 sur les normes minimales d’interprétation de la définition de réfugié et sur l’institution d’une protection subsidiaire[3]. La directive définit les actes de persécution, les cinq motifs de persécution (qui spécifient le statut de réfugié), les acteurs de persécution et enfin les acteurs de protection, dont l’existence rend injustifié le recours à l’asile extérieur. À l’exception peut-être d’une définition trop limitative de l’appartenance à un groupe social, ce texte explicite les éléments de la définition du réfugié dans un sens assez conforme à la jurisprudence de notre Commission Permanente de Recours des Réfugiés[4]. Son existence présente l’avantage de confirmer cette jurisprudence et d’en prévenir de possibles revirements. L’introduction de la protection subsidiaire est une nouveauté plus importante. Jusqu’ici la Belgique ne prévoyait pas de mécanisme structurel permettant d’accorder une protection à une personne dont la vie était menacée mais qui ne pouvait rattacher les persécutions dont elle était victime à l’un des cinq motifs prévus par la Convention de Genève. Dans un certain nombre de cas, le problème était résolu de façon indirecte (clause de non reconduite, clause humanitaire…) mais en laissant les personnes dans l’insécurité juridique. La directive est transcrite comme telle dans le droit belge mais cette introduction est trop récente pour qu’il y ait déjà une jurisprudence. Un doute existe sur la manière d’apprécier le risque réel encouru par une personne « en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ». Dans le cas des Afghans par exemple, il semble bien que le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides considère qu’il n’existe pas de « risque réel d’atteinte grave » au sens de la loi, dans la capitale, Kaboul. « On dénombre certes des victimes civiles lors des attaques à la bombe et des attentats suicides, mais leur nombre reste limité »[5]. On peut légitimement se poser la question : « Combien de morts exige-t-on avant de pouvoir conclure à l’existence d’un risque réel ? » Il est trop tôt pour porter un jugement sur la manière dont la Belgique appliquera la protection subsidiaire. Mais il importe de réaffirmer la position de principe : il s’agit bien d’une mesure subsidiaire à laquelle il ne devra être recouru que s’il apparaît, après examen, que le statut de réfugié ne peut être accordé. Des études montrent en effet que les États qui ont adopté le statut de protection subsidiaire ont, en même temps, interprété de façon plus restrictive la Convention de Genève et reconnu moins de réfugiés.

Une dernière directive européenne n’a pas encore été adoptée et fait l’objet d’une vive controverse. Il s’agit du projet de directive sur le retour des migrants en situation irrégulière. Cette directive qui doit être soumise, probablement dans le courant du mois de juin, au Parlement Européen (en vertu de la nouvelle procédure de co-décision) contient des dispositions clairement en contradiction avec des droits humains fondamentaux et a suscité une forte opposition : pétition directivedelahonte et manifestation le mercredi 7 mai dernier devant le parlement européen. Deux dispositions de ce projet de directive suscitent particulièrement l’inquiétude. La première concerne la durée possible d’une détention en vue du renvoi. Les États membres seraient en mesure de détenir des personnes pendant une période pouvant aller jusqu’à 18 mois, sur base d’une décision administrative. La deuxième introduit une clause d’interdiction de réadmission pendant cinq ans suite à une mesure d’éloignement et étend cette clause à tout l’espace européen. La volonté d’uniformiser les politiques de tous les pays de l’espace européen et donc d’imposer des règles à des pays membres qui jusqu’ici n’en ont pas, aurait ici pour effet de faire régresser le droit belge. Il convient plus que jamais de rappeler avec force que seules les dispositions qui rendent le droit plus favorable aux personnes sont d’application obligatoire.

Conclusion
 

Les directives européennes que nous avons brièvement examinées ont apporté des éclaircissements utiles dans différents domaines. Plusieurs de leurs dispositions, comme les droits des ressortissants d’États tiers résidents de longue durée, la détermination des bénéficiaires du regroupement familial ou la protection subsidiaire, contribuent certainement à faire de l’Europe un espace de liberté. D’autres sont beaucoup plus discutables, comme les conditions mises au regroupement familial et surtout, si elles sont adoptées, les dispositions concernant les illégaux. La législation et la pratique administrative de la Belgique se trouvent dans l’ensemble confirmées par les directives européennes. Malheureusement, le législateur belge s’est autorisé de la directive sur le regroupement familial pour introduire des conditions financières : logement, assurance et augmenter le temps de contrôle. Soulignons encore une fois qu’il n’y était pas obligé.

Malgré les progrès accomplis, il faut bien reconnaître que les grandes intentions de Tampere sont loin d’avoir trouvé une réalisation. Certes « espace de liberté » ne peut vouloir dire « frontières ouvertes », terrain vague livré à toute forme d’invasion. Comme les États, l’Union européenne a le droit de contrôler ses frontières et d’établir des règles pour ceux qui veulent venir s’y établir comme pour ceux qui y vivent. Mais il faut bien constater que l’Union peine à élaborer une politique commune pour affronter le problème crucial et dramatique des réfugiés de la misère et de la faim qui se pressent à ses frontières méridionales et orientales. Elle paraît bien désunie et démunie, dans le long terme, par rapport à son avenir démographique et économique et à ses éventuels besoins de main d’œuvre. Et on n’est pas tellement rassuré sur les développements de la politique européenne dans les années à venir. La tension entre l’espace de liberté et la « forteresse Europe », entre la volonté affirmée de mener une grande politique des droits humains, ouverte et solidaire et la « realpolitik » de sécurité et d’intérêt national est présente dans chaque État comme dans les rapports entre eux. C’est ensemble et sur chaque terrain que les forces démocratiques de tous les pays, et parmi elles, les communautés chrétiennes, doivent continuer à se battre pour que l’Europe joue son juste rôle dans la construction du monde.       

Notes :

  • [1] D’après l’article 10, al.3 de l’ancienne loi, l’étranger qui a été admis en Belgique en vertu du regroupement familial ne pouvait pas faire appel à ce droit pour se faire rejoindre ensuite par un conjoint ou des enfants.

    [2] Voir France BLANMAILLAND, « Le regroupement familial », dans Revue du Droit des Étrangers, n° 145, (numéro spécial), 2007, p.13-25.

    [3]  Voir Sophie BULTEZ, « Les nouvelles dispositions en matière d’asile », Ib., pp.27-45.

    [4] Aujourd’hui remplacée par le Conseil du Contentieux des Étrangers.

    [5] Décision du C.G.R.A. citée par S.BULTEZ, l.c, p. 37.