En Question n°129 - juin 2019

La « peur migratoire » : du sentiment de menace aux politiques d’intégration

« Crise migratoire » : les mots sont lâchés. Ils martèlent notre quotidien. On les retrouve dans la presse et dans les débats publics comme privés. Ces mots, apparemment anodins, sont pourtant lourds de conséquences : ils véhiculent des images à l’égard des migrants. Ils éveillent le sentiment d’une menace, qui s’accompagne de son indéfectible alliée : la peur. Ces émotions constituent un terreau fertile pour le développement de préjugés et de discriminations. Elles nous invitent à nous interroger : d’où viennent ces sentiments de menace et de peur ? Sont-ils réels ou le seul fruit de notre imagination ? Quels sont les processus qui les sous-tendent ? Y a-t-il moyen d’y remédier au moyen de politiques qui favoriseraient une gestion apaisée de la diversité ? Telles seront les questions abordées dans cette contribution.

crédit : Gauthier Seferiadis


Il faut rappeler ici que derrière le terme de migrant se cachent des réalités complexes. Dans ce texte, nous parlerons principalement des réfugiés et des demandeurs d’asile. Nous aborderons d’abord les croyances et les stéréotypes que les membres de la société d’accueil accolent aux migrants et leur impact dans l’émergence de sentiments de menace et de peurs. Ensuite, nous mettrons en lumière le rôle de ces émotions dans la genèse des préjugés à l’égard des migrants. Dans un troisième temps, nous montrerons qu’une solution pour enrayer les préjugés se trouve dans les rencontres avec les migrants. Toutefois, bien que de telles rencontres puissent s’accompagner d’effets positifs, elles peuvent aussi être source de conflits et de tensions. Au vu de ces effets contrastés, nous terminerons en soulignant l’importance des politiques d’intégration pour asseoir ces contacts intergroupes. Ce sera l’occasion de nous interroger sur le rôle que peuvent jouer les pouvoirs publics dans la mise en place de politiques d’intégration qui permettent au plus grand nombre de citoyens de vivre ensemble avec leurs différences.

De nos croyances à nos préjugés

De nombreuses croyances circulent à l’égard des migrants. Certaines les décrivent comme « volant notre travail et coûtant cher à la société ». Pour d’autres, « ils mettent en cause notre culture et on sera bientôt tous musulmans ». Les unes se focalisent sur les conséquences matérielles de leur présence, les autres sur les aspects symboliques. Le point de départ de l’ensemble de ces croyances réside dans un processus fondamental, quasi automatique, qu’on appelle « catégorisation sociale »[1]. Celle-ci consiste à classer et à organiser notre monde social en accentuant les différences entre les groupes sociaux tout en minimisant les différences au sein de ceux-ci. Un tel processus aboutit à la création des stéréotypes.

Appliquée aux migrants, la catégorisation aurait pour effet que les membres de la société d’accueil sous-évaluent les différences entre les migrants au profit d’une image homogène, qui plus est, négative. Le stéréotype qui s’en dégage présente les migrants comme à la fois peu compétents et peu sympathiques. Il résulte de ceci que vont se développer des attentes négatives lors d’éventuelles interactions avec les migrants. Ces attentes seront d’autant plus marquées que les opportunités de rencontres antérieures avec ceux-ci auront été rares ou qu’on a connaissance de cas de contacts houleux.

Se pose néanmoins la question de savoir si ces croyances traduisent ou non des faits avérés. De nombreuses études montrent que tel n’est pas le cas. Les chercheurs s’accordent ainsi sur le fait que les bénéfices économiques de la migration seraient supérieurs ou égaux à leurs coûts[2]. Le risque de pénurie d’emploi est aussi contesté. L’on observe en effet que les migrants occupent surtout des fonctions délaissées par les nationaux et que leur présence entraine même la création d’emplois. Somme toute, la migration aurait plutôt un impact nul, voire positif[3]. Quant aux actes de délinquance et de terrorisme, ils restent marginaux, les criminels n’étant pas plus nombreux parmi les migrants qu’au sein du reste de la population.

Par ailleurs, si on se place au plan symbolique, on entend souvent que les migrants sont majoritairement de confession musulmane et qu’ils n’auraient aucune intention de s’intégrer. Certains parlent même de « choc de civilisations ». Circule aussi la théorie du « grand remplacement » selon laquelle les mouvements migratoires seraient sciemment orchestrés afin que le monde occidental passe sous domination musulmane. Ces images se révèlent scientifiquement sans fondement. Malgré tout, ces croyances perdurent et sont largement répandues.

Menace et préjugés

Les croyances que nous venons d’évoquer laissent rarement les gens indifférents. En fait, elles éveillent le sentiment qu’une menace pèse sur la société d’accueil. Diverses recherches ont montré que ce sentiment de menace pouvait prendre deux formes, une forme réaliste et une forme symbolique.

La première découle de la croyance selon laquelle les migrants profitent de la richesse du pays d’accueil, qu’ils prennent le travail des nationaux et qu’ils sont dangereux en raison de comportements de délinquance et de terrorisme. La menace symbolique, pour sa part, résulte de la croyance que les valeurs qui fondent la société d’accueil sont remises en question par l’afflux de migrants, lesquels véhiculeraient des valeurs incompatibles. Ces sentiments de menace peuvent avoir des effets redoutables. De très nombreuses recherches montrent qu’ils contribuent, de même que d’autres émotions, au développement de préjugés.

Outre les sentiments de menace, une autre émotion intervient dans l’émergence des préjugés. Il s’agit de l’anxiété, que peuvent induire les rencontres avec des migrants. De manière générale, entrer en contact avec une personne que nous ne connaissons pas peut générer un certain malaise. Ce phénomène est accentué dans le cadre de contacts avec les personnes d’origine étrangère du fait des différences culturelles, celles-ci pouvant conduire à des malentendus générateurs de tensions. L’anticipation de ces situations peut provoquer un malaise important, pouvant freiner la volonté d’entrer en contact avec les migrants. En résumé, lorsque le processus de catégorisation est déclenché, des attentes négatives vont se nourrir de nos stéréotypes négatifs à l’encontre des migrants. Ces attentes vont alors interagir avec nos sentiments de menace et l’anxiété intergroupe, l’ensemble se traduisant par une moindre volonté d’entrer en relation avec des migrants et par le développement de nos préjugés à l’égard de ces personnes. Cette séquence peut être illustrée dans un schéma.


Les contacts pour déconstruire nos préjugés

Les stéréotypes et les émotions à l’égard des migrants participent à la formation des préjugés chez les membres de la société d’accueil. Est-il possible d’enrayer ce phénomène ? Paradoxalement, une solution pourrait provenir des contacts avec les migrants eux-mêmes ! En effet, de tels contacts offrent l’opportunité de rectifier nos perceptions à leur égard. Des études montrent en effet que, de manière globale, les contacts intergroupes ont comme conséquence la diminution des préjugés[4]. Ces contacts permettent en effet de mettre en évidence la diversité qui existe au sein du groupe des migrants. Ils favorisent aussi l’empathie et la possibilité de prendre en considération leur point de vue[5]. Passons ces deux points en revue.

De nombreux travaux attestent que des contacts répétés avec des membres de groupes sociaux auxquels on n’appartient pas permettent de développer une image plus complexe de ces groupes. À l’occasion de ces contacts, les membres du pays d’accueil peuvent, par exemple, découvrir que les raisons poussant les migrants à quitter leur pays sont très diverses (fuite de conflits ou régimes dictatoriaux, raisons climatiques ou économiques, mobilité professionnelle ou académique…). Ces contacts permettent aussi de prendre conscience que non-migrants et migrants partagent des activités ou des intérêts communs. Ils facilitent dès lors la construction de ponts, et l’émergence de sentiments de familiarité sur lesquels pourra se construire un rapport de confiance propice à la diminution des préjugés.

Deuxième élément positif : les contacts intergroupes aident à prendre en considération le point de vue des migrants et favorise l’empathie. Le cas de la petite Mawda en est une illustration dramatique. En mai 2018, cette Kurde de deux ans a été mortellement touchée par une balle de police lors d’une course-poursuite entre les forces de l’ordre et une camionnette transportant des migrants. Le drame humain que constitue la perte d’un enfant a ému la population. L’empathie qui s’en est suivie a probablement participé du fait qu’un certain nombre de Belges aient apporté aide et soutien non seulement aux parents de Mawda mais également à d’autres migrants. De tels épisodes, parce qu’ils touchent émotionnellement la population du pays d’accueil, créent des circonstances favorables pour développer un rapprochement entre ces derniers et les migrants. De manière analogue, les contacts intergroupes, parce qu’ils offrent l’opportunité de prendre connaissance du point de vue des migrants et de leurs émotions, créent le sentiment qu’on partage des choses avec eux. Ce partage s’accompagne du sentiment de familiarité et de confiance, lesquels atténuent les préjugés.

Politiques publiques : comment apaiser les peurs ?

Les contacts intergroupes, comme la diversité culturelle qui en résulte, se révèlent un outil particulièrement précieux pour atténuer les peurs et les préjugés envers les migrants[6]. Ils sont également générateurs d’innovation du fait qu’ils encouragent la confrontation de points de vue et le mélange de compétences. Pourtant, des voix se font entendre pour en souligner les contre-performances[7]. Ces situations peuvent être source de tensions et détériorer les relations entre les individus. Ce qui amène à la fois une perte de confiance par rapport à la société mais également une moindre volonté d’entrer dans des comportements citoyens et solidaires. Comment rendre compte de ces effets contrastés ? La réponse à cette question viendrait du type de politique d’intégration mis en place par les États.

Deux modèles d’intégration sont fréquemment opposés dans la littérature[8]. Pour le premier, les préjugés sont le résultat de la prise en compte des différences entre les groupes. Dans cette perspective, pour lutter contre les préjugés, l’intégration devrait passer par des politiques se voulant « indifférentes aux différences ». Ce modèle, souvent appelé color-blind, peut s’exprimer sous deux formes : l’individuation ou l’assimilation. Alors que l’individuation amènerait une focalisation sur le migrant en tant qu’individu, sans référence aux groupes auxquels il appartient, l’assimilation, au contraire, est un modèle qui se concentre sur l’appartenance commune, l’identité du pays d’accueil étant considérée comme fédératrice et transcendant les particularités des groupes. Dans ce dernier cas, on attend des migrants qu’ils se fondent au groupe national en renonçant à l’appartenance antérieure. Le second modèle, lui, s’appuie sur l’idée que c’est le manque de connaissances et d’ouverture aux différences entre les groupes qui serait responsable des préjugés[9]. Pour enrayer ces phénomènes, il conviendrait d’encourager la diversité et la familiarisation aux spécificités des groupes sociaux. Le cœur de ce second modèle consiste donc à considérer l’intégration comme une « reconnaissance des différences ». Dans cette perspective, tous les groupes ont droit à une existence culturelle spécifique qui serait articulée à celle des autres groupes. Cette conception est généralement connue sous le terme de color-consciousness ou de « multiculturalisme ».

Même si ces deux modèles n’existent pas à l’état pur, la question de leurs effets a fait l’objet de nombreux travaux. Deux conclusions majeures ont été tirées. En premier lieu, ces modèles atténuent tous deux les préjugés et les discriminations. Toutefois, les études semblent indiquer que le modèle du color-consciousness est plus performant et permettrait aux personnes migrantes de se forger une image positive d’elles-mêmes. La deuxième conclusion traite des préférences que les individus du pays d’accueil et les migrants ont à l’égard de ces deux modèles d’intégration. Alors que les migrants adhèrent davantage au modèle color-consciousness ou multiculturaliste, les autochtones marquent une préférence pour le modèle du color-blindness, voire pour l’assimilation. Par ailleurs, le modèle color-consciousness, mettant l’accent sur les appartenances, présente le risque de rendre davantage saillants les stéréotypes existant à l’égard des migrants et de servir de moyen pour légitimer l’existence d’inégalités. Quant au modèle du color-blindness, en tout cas dans sa forme assimilationniste, il fait peser le coût de l’intégration surtout sur les migrants qui doivent délaisser leur appartenance, leur passé, leurs spécificités culturelles pour se plier aux normes et valeurs de la société d’accueil[10].

En guise de conclusion

La question migratoire est un dossier brûlant. Elle véhicule nombre de croyances et de stéréotypes à l’égard des migrants. À l’origine de celles-ci se trouve le processus de catégorisation. Une fois déclenché, celui-ci nous amène à percevoir – mais aussi à ressentir – le monde à travers ces croyances et stéréotypes. Ainsi, la seule évocation du terme migrant peut éveiller la peur de perdre son niveau de vie, de voir menacée son intégrité physique, ou de voir ses valeurs, sa culture et l’identité nationale bafouées. De ces croyances et des peurs qui leur sont associées découlent des préjugés ainsi que le souci d’éviter les contacts avec les migrants. Pourtant, ces mêmes contacts se révèlent un moyen efficace pour combattre les préjugés ! Ainsi, les rencontres avec des migrants, en permettant de rectifier nos croyances et de percevoir la diversité existant au sein de ce groupe, en offrant l’opportunité de prendre en considération leur point de vue et leur ressenti, développent le sentiment de partager avec eux une humanité commune. Cela rend les migrants plus proches et établit un rapport de confiance. Pour que ces rencontres portent pleinement leurs fruits, certaines conditions sont toutefois nécessaires. C’est à ce niveau que les politiques d’intégration pourraient jouer un rôle déterminant. Si celles-ci reconnaissaient les appartenances passées tout en offrant l’accès à l’identité du pays d’accueil, elles permettraient de réduire les préjugés et les discriminations tout en offrant aux migrants la possibilité de développer une identité commune intégrant leurs spécificités.

Notes :

  • [1] Tajfel H., Human groups and social categories: Studies in social psychology, CUP Archive, 1981.

    [2] Docquier F., Machado J., « Crise des réfugiés: quelques clarifications s’imposent ! », dans Regards économiques, 2015, 199, p. 1106-1145.

    [3] Burggraeve K., Piton C., « Les conséquences économiques de l’afflux de réfugiés en Belgique », dans Revue Économique de la Banque Nationale de Belgique, 2016, p. 49-67.

    [4] Pettigrew T. F., Tropp L. R., “A meta-analytic test of intergroup contact theory”, in Journal of personality and social psychology, 2006, 90(5), p. 751.

    [5] Kenworthy J. B., Turner R. N., Hewstone M., Voci, A., Intergroup contact: When does it work, and why. On the nature of prejudice: Fifty years after Allport, 2005, 278-292.

    [6] Allport G. W., The nature of prejudice, New York, Perseus, 1954.

    [7] Putnam R. D. “E pluribus unum: Diversity and community in the twenty‐first century the 2006 Johan Skytte Prize Lecture”, in Scandinavian political studies, 2007, 30(2), p. 137-174.

    [8] Bourguignon D., Herman G., « Les individus stigmatisés face aux programmes de lutte contre les discriminations », in J. Ringelheim G. Herman, Rea A., L’impact des politiques antidiscriminatoires: Regards interdisciplinaires, Bruxelles, De Boeck, 2015.

    [9] Allport G. W., op. cit..

    [10] Guimond S., Les politiques de diversité : Antidote à l’intolérance et à la radicalisation, Mardaga, 2019.