En Question n°149 - juin 2024

La fiscalité écologique : juste ou punitive ?

Elle a fait déferler les Gilets jaunes. Elle est qualifiée par certains d’écologie punitive. Assurément, la fiscalité écologique a mauvaise presse. Pourtant, le principe du « pollueur-payeur » est plutôt accepté. Ne le serait-il que quand le pollueur, c’est l’autre ? Christian Valenduc, spécialiste des politiques fiscales, balise le chemin de crête de la fiscalité écologique, entre justice redistributive et consistance du financement de la transition.

crédit : Allison Saeng - Unsplash
crédit : Allison Saeng – Unsplash

Le reproche adressé à la fiscalité écologique est d’être injuste car elle pèserait davantage sur les bas revenus, alors que ce sont les personnes les plus aisées qui sont responsables de la plus grande part des émissions mondiales. Y a-t-il un conflit inévitable entre la lutte contre le réchauffement climatique et la justice sociale ? La réponse est assurément plus complexe que le laisse entendre le slogan de l’écologie punitive.

Ce qu’est la fiscalité écologique et ce qu’elle peut faire

Le principe de la fiscalité écologique est en soi simple. La production et la consommation d’un bien polluant entraînent un coût pour la société que ne paient ni le producteur ni le consommateur de ce bien. Ce coût est dit « externe » dans le vocabulaire des économistes. Il en résulte une surproduction de biens polluants et une perte de bien-être pour la société actuelle et future. Considérant que les producteurs et les consommateurs se comportent en fonction des prix, la fiscalité écologique vise à intégrer l’externalité négative dans le prix. Il ne s’agit donc pas de punir, mais de responsabiliser : vous créez un dommage, vous payez.

En quoi est-elle nécessaire pour réussir la transition écologique ? Favorite des économistes depuis plus de 30 ans, elle n’a pas une telle aura sur le plan politique. La correction des prix est nécessaire. Quand nous hésitons entre prendre l’avion ou le train, le problème est que polluer plus revient moins cher. Réussir la transition requiert d’en finir avec un monde où polluer coûte moins cher que d’être propre. Corriger les prix par l’impôt est une condition nécessaire, mais toutefois insuffisante. Nous ne réussirons pas le défi qui est devant nous sans une réorientation des comportements plus profonde que ce que peuvent induire des prix corrigés des externalités négatives, ni sans avancées technologiques. Mais ces dernières ne tombent pas du ciel : une entreprise investira dans de telles technologies si c’est rentable ; et taxer les activités polluantes accroît la rentabilité de tels investissements.

Est-elle vraiment injuste ?

Nécessaire, mais injuste ? Ce reproche est-il correct ? La réponse est : « en partie », mais ce n’est pas irrémédiable.

Entendons-nous d’abord sur la définition du terme (in)juste. Le débat porte généralement sur sa dimension transversale, entre les riches et les pauvres d’aujourd’hui. Mais il faut également tenir compte, pour ce sujet, d’une dimension longitudinale, plus précisément intergénérationnelle, importante : la répartition du bien-être entre les générations successives.

Un autre préalable consiste à définir le point de référence. Les effets d’une politique donnée se jugent par rapport à une situation contrefactuelle, à savoir l’absence de cette politique. Ici, c’est donc par rapport au coût de l’inaction et à ses conséquences distributives qu’il faut examiner la transition juste, ou plus précisément le caractère juste d’une fiscalité écologique. Or, il est bien établi que le coût de l’inaction est nettement plus élevé que celui de la transition, qu’il pèsera plus sur les pauvres que sur les milieux aisés et que ce sont les générations futures qui paieront nos refus de modifier nos comportements. L’inaction a donc « tout faux ». Pas difficile de faire mieux…

Ces préalables étant posés, revenons à la question du caractère (in)juste de la fiscalité écologique. Il est exact que le poids des dépenses d’énergie résidentielles (chauffage) est proportionnellement plus lourd pour les bas revenus. La taxation de l’énergie est donc dans ce cas régressive. Ce n’est toutefois pas le cas pour les dépenses de transport qui sont plutôt, globalement, proportionnelles au revenu. Une taxe carbone serait donc régressive pour les consommations domestiques d’énergie mais nettement moins ou pas du tout pour le transport[1].

Plaçons-nous à présent sur l’axe intergénérationnel. Ici, c’est clair : la fiscalité écologique est juste. Ce n’est pas à la génération qui héritera d’une planète détériorée et d’un climat perturbé de payer pour ce que la précédente n’a pas fait. Dit autrement : préserver à tout prix notre bien-être par l’inaction, c’est réduire le bien-être des générations futures.

Le caractère injuste de la fiscalité écologique n’est donc que partiel. De plus, il n’est pas irrémédiable. Le caractère régressif de la taxation des consommations d’énergie peut être corrigé, soit par un tarif social, soit par des aides en revenu. Les secondes sont nettement préférables du point de vue environnemental car elles soutiennent le pouvoir d’achat en maintenant le signal-prix et donc l’incitation à la sobriété.

Posons la bonne question

À six ans d’une échéance capitale (2030) pour l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, la question doit être reformulée comme suit : quel est le moyen le plus juste pour relever le défi qui est devant nous ?

Pour ce faire, il y a trois voies possibles, qui peuvent se combiner : règlementer, subsidier les technologies propres et les comportements vertueux ou appliquer largement le principe du pollueur-payeur. La question est alors de savoir dans quelle mesure chacune de ces voies peut être l’instrument d’une transition juste, y compris dans sa dimension intergénérationnelle[2].

Commençons par la règlementation : paradoxalement, son impact distributif a été très peu étudié. Or, il y a bien un problème d’accessibilité pour les bas revenus. Il s’illustre aujourd’hui par le prix des voitures électriques ou de travaux d’isolation des bâtiments. Pour un ménage à bas revenus vivant dans une habitation mal isolée, la facture des travaux nécessaires à l’obtention d’un certificat PEB A ou B peut s’avérer lourde sans aides. Réglementer sans politiques d’accompagnement est anti-redistributif. Corriger cela par des mesures d’accompagnement est coûteux sur le plan budgétaire : nous reviendrons ci-après sur la question du financement.

Les subventions sont un instrument largement utilisé. Il présente cependant trois inconvénients : les subventions bénéficient aux classes moyennes et supérieures bien plus qu’aux bas revenus[3]. Cela coûte au budget – et doit donc être financé –  et le coût de la tonne de CO2 évitée est très élevé[4]. Le ciblage sur les bas revenus corrige les deux premiers inconvénients, mais pas le troisième.

La fiscalité écologique est partiellement régressive mais, à l’inverse des deux politiques précédentes, elle procure aux pouvoirs publics des recettes qui peuvent être utilisées pour compenser son coût proportionnellement plus élevé pour les bas revenus. Plusieurs pays ont ainsi réussi à introduire une fiscalité écologique en assurant, avec les aides en revenu, un résultat neutre, voire positif, du point de vue distributif[5].

Comme indiqué ci-dessus, la fiscalité écologique ne peut pas tout et les différents instruments sont à combiner. Se pose alors la question du financement de la transition. Celui-ci peut se faire par l’impôt ou par l’emprunt. La voie de l’emprunt est à charge des générations futures : il y a donc iniquité intergénérationnelle. La voie de l’impôt pose la question de la répartition des efforts : si l’impôt qui finance une politique de subventions n’est pas suffisamment progressif, les revenus supérieurs seront gagnants nets puisqu’ils bénéficient davantage des subventions que les bas revenus. Dans ce contexte, une proposition intéressante a été faite par Pisani-Ferry et Mahfouz[6] : financer les subventions nécessaires par une taxation progressive des patrimoines. Le signal prix de cet impôt est certes moins bon que celui de la taxe carbone, mais il contribue au caractère juste de la transition.

Et au niveau mondial ?

Nous avons traité jusqu’ici la question du caractère juste de la fiscalité écologique dans un cadre national. Or, il s’agit d’un problème mondial et la question de la juste répartition des efforts se pose aussi à ce niveau. L’empreinte carbone d’un Américain relativement riche est 120 fois plus importante que celle d’un habitant pauvre de l’Afrique[7]. Les pays pauvres polluent moins, mais ils sont plus touchés par le changement climatique et ont moins de possibilités d’adaptation. Le principe d’un fonds « pertes et dommages » a été acquis lors de la COP28, mais son financement semble bien bancal, ne reposant que sur les contributions volontaires. La récente proposition d’Esther Duflo[8], prix Nobel d’économie (2019), de le financer par quelques points supplémentaires sur le taux d’imposition minimal des entreprises multinationales et par une taxation annuelle de 2% sur les hauts patrimoines au niveau mondial est une piste pour une transition climatique plus juste : elle permet à la fois de financer les besoins élevés des pays pauvres et de financer la transition par un impôt progressif.

Non à la punition, oui à la justice

Le slogan de l’écologie punitive doit être démonté de toute urgence. Il est conceptuellement faux et comme l’explique Claire Legros, il justifie l’inaction[9]. Une fiscalité écologique bien conçue peut être juste et une fiscalité plus juste peut contribuer à financer les investissements nécessaires. La voie est politiquement délicate mais l’inaction serait, elle, totalement injuste.

Notes :

  • [1] Florens Flues and Alastair Thomas, The distributional effect of energy taxes, OECD Taxation Working Papers, OECD Publishing, 2015 ; Christophe Heyndrickx e.a., Proposal for a green tax reform, Transport and Mobilty Leuven, 2022.

    [2] Christian Valenduc, The carbon pricing proposals of the ‘Fit for 55’ package : an efficient and fair route to carbon neutrality ?, ETUI Working Paper, 2022-03 ; Christian Valenduc, « Quel policy mix pour une transition climatique juste et efficiente ? », dans Estelle Cantillon, Réussir la transition vs une économie zéro carbone, pp. 209-218, 25ème congrès des économistes, Université ouverte, Charleroi, 2023.

    [3] Conseil supérieur des Finances, La politique fiscale et l’environnement, SPF Finances, 2009 ; Christian Valenduc, « Carbon pricing versus environmental tax incentives: is it « ‘or’ or ‘and’ ? », Reflets et perspectives de la vie économique, n°4, 2020, pp. 39-62.

    [4] Jacques Baveye, Christian Valenduc, « Are environmental tax incentives efficient ? », SPF Finances, Bulletin de Documentation, 71 (2), 2011, pp. 139-165.

    [5] Christian Valenduc, The carbon pricing proposals of the ‘Fit for 55’ package, op. cit.

    [6] Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, 2023.

    [7] Lucas Chancel, Insoutenables inégalités : pour une justice sociale et environnementale¸ Éd. Les petits matins, 2021.

    [8] Esther Duflo, « Offrons une compensation aux pays pauvres, menacés par la changement climatique », Le Monde, 18 avril 2024.

    [9] Claire Legros, « Ecologie punitive, histoire d’une expression », Le Monde, 14 avril 2024.