En Question n°134 - septembre 2020

La crise sanitaire et le(s) sens du soin

Michel Dupuis – D.R.

Qui aurait pensé, il y a quelques mois à peine, que nous aurions toutes et tous à vivre ce que nous avons vécu ? Dans le domaine des soins de santé, nous avions déjà bien des soucis depuis quelques années : un malaise grandissant chez les professionnels, des problèmes structurels de financement et d’organisation, des ruptures marquées entre les situations urbaines et les situations rurales, un mécontentement généralisé, beaucoup d’inquiétude chez les élèves et les étudiants dans l’ensemble des filières de formation aux métiers de la santé. Et puis voilà un virus inconnu, et en quelques semaines, le chamboulement, l’alerte – la guerre, a dit quelqu’un. Et nous n’en sommes pas encore sortis. Quelques batailles n’ont pas été perdues mais la fin de la guerre n’est pas pour tout de suite. Cette image guerrière n’est d’ailleurs que très approximative : une guerre, c’est une affaire entre les humains, qui se la déclarent, qui signent des armistices, et qui établissent des régimes de paix plus ou moins provisoires… Ici, c’est tout autre chose : le retour de la nature, pure et simple, brutale et sans frontières autres que biologiques.

Voir le monde autrement

Nous avions peut-être un peu oublié notre « condition humaine naturelle » : humaine, conditionnée par la biologie et les micro-organismes, et non pas transhumaniste, équipée par l’informatique et les micro-processeurs. Bon gré mal gré, nous avons dû nous poser quelques questions radicales – du genre par « Comment échapper à la menace ? », « Comment survivre ? ». Ces questions, nous avions pu les croire définitivement résolues chez nous, et nous avons pris conscience du fait qu’elles n’appartiennent pas du tout au passé : nous l’avions sans doute perdu de vue, mais ces questions de survie à la menace se posent toujours, aujourd’hui, dans d’immenses zones défavorisées de la planète, dans le quotidien de millions d’êtres humains, nos contemporains. Le coronavirus a aggravé ces situations qu’il n’a pas créées.

La crise actuelle nous remet sous les yeux les thèmes des tragédies grecques : la force du destin, l’impuissance relative de la volonté humaine, la possibilité et les limites du courage. Sophocle, Eschyle et les autres nous ont montré comment la résistance passe par des choix cruels, où l’on se trouve toujours dans un contrat perdant-perdant… Pas très à la mode, ce type de marché, admettons-le. Fort heureusement, et cela est inédit, la crise sanitaire met également en scène une réalité majeure, positive, déterminante pour nos existences : le soin.

À la manière d’une lumière rasante qui déplace l’ombre des objets et redistribue les choses à voir, la crise nous fait voir le monde tout autrement. Ce qui était au centre des regards et qui semblait le plus important, est refoulé en périphérie. Et des choses habituellement dans l’ombre, tout à coup, apparaissent. La crise révèle. Elle renouvelle le regard. Elle fait voir l’invisible, et surtout elle fait apparaître les « invisibles », toutes ces personnes qui soutiennent la vie au quotidien mais qui restent pour la plupart confinées dans des activités peu valorisées – peut-être même de petits et « sales boulots ».

Admettons-le, cette crise inédite que nous vivons nous apporte une révélation bien à elle : elle met en pleine lumière des femmes et des hommes pas du tout en rupture sociale, mais dont la fonction ne recevait pas l’attention qu’elle mérite. Je pense ici à l’ensemble des professionnels dans les métiers du soin – entendu dans tous ses sens. Comme tout le monde actuellement, je pense évidemment au personnel « soignant » au sens habituel, au monde des soins de santé, mais aussi à celles et ceux qui pratiquent de petits métiers invisibles ou si peu remarqués, alors qu’ils rendent vivables nos vies. Nous étions en confinement, nous avions disparu des espaces publics et voilà que sont apparus celles et ceux dont nous avons besoin : ces personnes qui fabriquent, qui transportent et qui distribuent notre alimentation, nos médicaments, nos loisirs, notre information, nos déchets, et notre courrier, etc. Sans oublier les enseignants et les personnes qui gardent nos enfants. Autant d’acteurs qui portent diverses formes de soin, social, sanitaire, psychique… Ces travailleurs essentiels, les « oublié.e.s » qui font le soin quotidien, sont remis en lumière. Face au destin, à la sauvagerie de la nature et face aussi à la sauvagerie humaine, la crise donne à voir la place extraordinaire du soin. Ces derniers mois, le soin est véritablement sorti de l’ombre et en venant à la lumière il révèle sa complexité, sa richesse et sa discrète puissance.

Le soin ne va pas de soi

En quoi consiste donc ce soin quotidien dont nous reprenons conscience ? Notons d’abord que le soin constitue en soi une forme très particulière de relation ; il est un véritable rapport au monde, à la vie, à l’humain – à l’humanité en soi-même et en autrui. Au fond du soin, on trouve une « vie partagée en relation », et inversement, on observera que la vie partagée est toujours aussi « soignante » : dans l’amour, l’amitié, la complicité, la sympathie, le respect, on trouvera donc diverses « figures » du soin. De ce point de vue, et en-deçà de toute application pratique concrète, le soin peut être considéré comme une voie d’accès privilégiée au cœur de l’humain. Entendu à ce niveau de profondeur, en toutes ses figures, le soin est une image, une manifestation, une apparition de l’amour.

C’est à ce niveau de profondeur ontologique que le soin peut être désormais considéré comme une notion philosophique fondamentale, c’est-à-dire « de fondation » : cette attitude « de fond », cette disposition « de base » fondent effectivement les comportements concrets, les gestes, les conduites, notamment professionnels. Le soin, reconnu comme attitude, style ou manière d’être, façon d’être en rapport avec soi, avec autrui et avec le monde, n’est rien d’autre qu’une condition transcendantale. Il doit exister un « fond soignant » à tout ce que nous pouvons faire concrètement – à l’hôpital, évidemment, mais aussi à la maison de repos, à la maison tout court, à l’école, dans la rue, au bureau et dans les ateliers. Certes, l’articulation est essentielle entre ces deux niveaux ontologiques : sans réalisation, sans effectuation concrète, le soin ne serait qu’une idée, une illusion, une « belle intention ». Mais sans fondement soignant, les soins concrets et reconnus par la nomenclature médicale par exemple, ne sont que des prestations techniques, souvent réussies heureusement, mais éventuellement sans respect et sans âme, qui violentent les personnes et leur dignité.

Il ne faut pas s’y tromper cependant. Le soin n’est pas un « bel état d’âme », au sens hégélien de la « belle âme » romantique, idéaliste, désincarnée, hors matière, hors sol… Le soin s’apparente à un vécu d’inquiétude, d’effort et d’attention. Le soin ne va pas de soi. Il est souci, parfois pesant, parfois minant ; il porte le poids (parfois insoutenable !) de l’être… Pas comme le géant Atlas, athlète mythologique dont Superman serait un avatar, mais à la manière des bras humains, la plupart du temps d’abord maternels, qui portent et supportent, et qui fatiguent.

Du souci au soin

La leçon philosophique est d’importance : tout être humain, en tant qu’il est un vivant ek-sistant, désirant, toujours en projet, non totalisable, se trouve par essence « hors-repos », in-quiet. Certes, ce fond d’inquiétude et d’ouverture risque toujours de sombrer dans une espèce d’inconscience induite par les divertissements que Pascal énumérait, mais certains événements peuvent se produire, qui réveillent, qui attirent l’attention du cœur et de la raison, et qui condensent un investissement affectif, riche en émotions : l’être humain devient inquiet pour quelqu’un ou de quelque chose. Tout événement catastrophique – une pandémie, par exemple – et l’inquiétude intense qu’il induit s’inscrivent sur ce fond.

Et pourtant, du plus haut de nos traditions philosophiques, les penseurs ont associé la sagesse à une forme de sérénité, de détachement, de recul – de sang-froid. Les écoles stoïciennes furent exemplaires à cet égard ; elles ont marqué de nombreuses philosophies morales misant sur cette capacité rationnelle de se tenir en liberté, impassible, à distance de la tempête des événements mondains, y compris de ceux qui atteignent l’intégrité et la santé du corps propre. En face de ce courant, une tradition aux sources plutôt platoniciennes, puis augustiniennes, puis pascaliennes, etc., a entretenu une image de l’être humain foncièrement dramatique, aux prises avec le cours énigmatique des choses, de sa santé, de son existence et de ses projets – un humain davantage exposé au mystère de l’être et du devenir. Dans ce monde, la science n’est pas absente mais elle se résigne à occuper une seconde place, incapable qu’elle se découvre de dire le mot ultime de la réalité.

Une pandémie comme celle que nous connaissons éveille une inquiétude intense et finalement complexe. Bien des gens s’inquiètent, et s’inquiètent de et pour… des réalités de tous ordres. Les significations sémantiques et axiologiques de l’inquiétude sont radicalement déterminées par le type de culture ou de vision de l’être humain, et s’il nous en laisse l’espace mental, le temps de la catastrophe, cette fois sanitaire, est propice à réinvestir et à ré-expliciter ces significations d’un vécu humain qui risque de passer pour purement irrationnel, immature mais aussi immanquable.

Si l’on en croit les philosophes de l’inquiétude, qui d’ailleurs appartiennent à des écoles très variées et pas nécessairement spiritualistes, ce vécu n’a rien d’accidentel, il tient à l’être même de l’humain. Relisons Augustin : « mon cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il repose en toi », cette formule est un poème d’amour et une prière. Relisons Heidegger : le Dasein est foncièrement « unheimlich », littéralement sans-natal, sans lieu d’origine, c’est-à-dire sans domicile, et par conséquent toujours « étrange étranger » ; le rapport à Freud est évident. Relisons Platon, et Pascal, et Kierkegaard… Et puis relisons Locke, l’empiriste qui n’a rien du spiritualiste ou du futur romantique : sa description de l’entendement humain fait la part belle à l’uneasiness, ce malaise ou cette forme de douleur qui peuvent être tantôt, de manière assez superficielle, associés à une douleur physique accidentelle, tantôt, de manière plus générale, au désir d’un bien absent. Pour Locke, c’est ce malaise qui éveille notre motivation à agir pour sortir de cet état et trouver le bonheur. Le deuxième livre de l’Essai de 1689 développe largement une analyse de cette « inquiétude ».

Au total, la sagesse recherchée ne serait-elle pas dans le mouvement du balancier, dans l’oscillation qui touche tantôt à l’inquiétude tantôt au réconfort ? Et qui garde une foi, une confiance, une énergie pour maintenir ce mouvement, sans s’effondrer dans l’inertie délirante : tout va mal ; tout va bien.

C’est ici que le soin joue son rôle d’humanisation – d’humanisation de soi et d’autrui, de ré-humanisation aussi. Il est une réponse, mais pas systématiquement une solution. Le care n’est pas toujours du cure. Le souci en appelle au soin ; le souci que je ressens est déjà une forme d’attention accordée à quelqu’un ou à quelque chose. Comme je l’ai noté plus haut, c’est déjà une « vie partagée ».

Ils ne retourneront pas dans l’ombre

Savons-nous ce que nous disons quand nous nous invitons à « prendre soin » – de nous, des nôtres, de tous, les uns des autres ? Le soin n’est-il pas l’unique nécessaire, qui se réalise concrètement en gestes, en mots et en pensées ? Le soin n’est-il pas le fond – les anciens Chinois disaient la racine (本 ) –, la condition du vivre ?

Ainsi, la crise nous ouvre les yeux sur un monde plus vrai, plus subtil, plus nuancé : les métiers les plus importants, les activités qui comptent, les gestes qui sauvent, ne sont pas ceux qu’on croyait. Aujourd’hui, nous saluons enfin les personnes qui assurent les soins de santé, et nous nous rendons compte que leur travail rejoint celui d’autres travailleurs, souvent peu qualifiés, dont le service est indispensable.

Les invisibles devenus visibles ne retourneront pas dans l’ombre. On doit y veiller, car la crise nous aura forcés à faire un pas de plus dans l’humanisation de nos sociétés. Notre fraternité passe par la reconnaissance de la dignité et de l’interdépendance de chacun.e.