Le 01 novembre 2010

La Belgique : crise ou défi à l’identité ?

Après avoir démonté l’idée fausse qu’en Belgique la crise des identités serait le produit d’une minorisation des autochtones sur leur propre territoire, ce document d’analyse et de réflexion invite à se mettre au clair avec les concepts d’identité et de nation. Face à une mobilité accrue, il constate que les bases sédentaires de nos identités se trouvent bouleversées. Dès lors le défi deviendrait celui de construire une identité mobile, ouverte sur un espace partagé, articulant quête individuelle et support collectif, s’enrichissant de la différence au lieu d’exclure l’altérité, revendiquant un toit étatique pour des groupes humains pluriels. Un projet particulièrement stimulant pour chacun d’entre nous. 
 

Force est de constater que ces derniers mois, voire ces dernières années, la situation belge interpelle. Écart Nord-Sud croissant, répression des migrants, fin des frontières nationales, autant d’indices d’un mal-être identitaire chez nos contemporains. Au delà des boucs émissaires traditionnels (voisins, nomades, pauvres, etc.), cette atmosphère corrosive témoigne sans aucun doute de lignes de forces souterraines, probablement bien plus responsables des tensions en cours que ne le sont les malheureuses cibles habituelles.

C’est à donner quelques pistes sur ces transformations majeures que s’attardera sans prétention d’originalité le présent papier.

Finissons-en d’abord avec une affirmation récurrente mais fausse : la crise de nos identités serait le produit d’une minorisation des autochtones sur leur propre territoire. Cette affirmation est fausse ; d’une part, parce que la réalité migratoire n’est pas neuve ; d’autre part, parce que l’identité belge s’est toujours construite en jouant avec ce processus social.

1. La désarticulation migratoire
 

Affirmons-le d’emblée, la migration fait partie de notre identité belge, et sur la longue durée elle ne pose pas problème. Au 19ème siècle, les migrations internes, essentiellement des Flamands vers la Wallonie, demeuraient les migrations majoritaires. D’entrée de jeu, si l’on peut dire, l’État belge se structurait sur cette dialectique de l’altérité en son sein. D’emblée, au fond, le belge « pur » n’existe pas, même dans les mythes. Peut-être Kurth ou Pirenne ont-ils défendu partiellement le contraire, mais cette vision des choses n’a probablement jamais véritablement dépassé les couches favorisées de notre société.

Qui plus est, la dynamique migratoire n’en est pas restée à ce mélange premier. Elle n’a cessé de se rejouer autrement. Il y a bien entendu dès le départ des liens migratoires avec la France et les Pays-Bas. Entre voisins… C’est de bonne guerre… En période de paix. Mais de plus loin déjà certains nous viennent. Arrivée des Italiens dès la première moitié du 20ème siècle, tant pour la mine que pour l’industrie ; puis, accords migratoires avec le Maroc et la Turquie, comme migrations économiques organisées. Les choses s’emballent dans les années ’80, réfugiés politiques latino-américains, réfugiés de la faim en provenance du Sahel. D’une immigration massive mais organisée et contingentée, on glisse en quelques décennies à une immigration aux visages multiples (du nord comme du sud), aux motivations (réfugiés politiques, économiques ou climatiques) et aux modalités (immigration choisie ou subie) différenciées. Et ce phénomène est général. C’est comme si la mobilité avait saisi nos sociétés sédentarisées depuis fort longtemps.

Aujourd’hui, au 21ème siècle, on assiste à une explosion des diasporas. Certes, celles-ci ont toujours existé et notre pays n’est pas le plus touché par ces vagues migratoires… Mais la forteresse Europe se voit assiégée. Or le phénomène est loin d’être une réalité unique, tel que le décrivent les médias. Ce mouvement de population s’amplifie sur toute la planète. Et, dans notre cas, il y a clairement un effet de loupe des médias qui tentent de nous donner l’impression d’un phénomène migratoire massif, d’une invasion migratoire. L’idée que les autochtones sont devenus minoritaires, alors qu’en réalité ceux-ci n’ont probablement jamais existé à l’état pur[1].

Pourtant c’est partout que l’on voit l’étranger, même dans son propre pays, alors bien même qu’il nous voisine depuis plusieurs siècles, Flamand ou Wallon. Cette myopie sur le voisin, voire le compatriote, devenu de plus un plus un étranger n’est pas sans interpeller.

Aujourd’hui, les dynamiques identitaires connaissent une forte mutation partout dans le monde, et il suffit de citer pêle-mêle les revendications basques, lombardes ou bretonnes, en exemple, pour se rendre compte que la question identitaire est d’actualité. Pour comprendre ce qui se trame derrière cette question des identités régionales, il est indispensable de prendre de la hauteur et d’observer les mouvements dans lesquels la Belgique est « prise ». Ceux-ci sont certes locaux, mais aussi mondialisés. Le monde d’aujourd’hui se révèle de fait traversé par une abondance de flux qui contrarient les frontières et les territoires : flux financiers, flux de marchandises et de techniques, flux migratoires, flux d’informations et d’idées, etc.

Face à cette mobilité accrue, les bases sédentaires de nos identités s’en trouvent bouleversées. Les discours mythiques (« nos ancêtres les Gaulois ») ne tiennent plus… La diversité est de plus en plus un fait évident. Avec l’accélération du brassage, il faut reconstruire un nouveau vivre ensemble, une nouvelle façon de se penser collectivement. Le belge essentialisé est mort, vive le belge diversifié ! Derrière la question « qui suis-je aujourd’hui ? », se tapit en effet une remise en question identitaire majeure, une véritable révolution de la manière de se penser ensemble.

2. Identité et nation : un divorce programmé
 

Pour répondre à ces interrogations, arrêtons-nous un instant sur deux concepts historiquement liés et souvent associés dans les expressions courantes : celui d’identité et celui de nation (au sens de peuple).

La signification la plus essentielle du mot « identité » que nous donne le Trésor de la langue françaiseest issue du registre psychologique : c’est la « conscience de la persistance du moi »[2]. On voit d’emblée l’application possible au problème de l’identité des communautés humaines. Plus en rapport avec notre propos, le Petit Robert définit ainsi l’identité culturelle : « ensemble de traits culturels propres à un groupe ethnique (langue, religion, art, etc.) qui lui confèrent son individualité ; sentiment d’appartenance d’un individu à ce groupe ». Or, face à une diversité des traits de plus en plus réelle, ou en tout cas perçue comme telle, le sentiment d’appartenance ne peut que vaciller. Appartenir à un ensemble commun, de par son homogénéité, ressort de plus en plus du souvenir. Et l’individualisme qui détricote les modalités de l’appartenance ne fait qu’embraser un peu plus ce bûcher de l’âme belge dont parlait l’historien Kurth.

Quant au mot « nation », il faudrait pour le définir faire état d’une surabondante littérature abordant la question sous ses multiples facettes. Le Trésor de la langue française donne cette définition qui affirme l’importance des éléments culturels et d’une conscience de soi, proche du concept d’identité : « Groupe humain stable, établi sur un territoire défini constituant une unité économique, caractérisé par une auto-conscience ethnique (marquée par l’idée de la communauté d’origine et de destinée historique), une langue et une culture communes, formant une communauté politique personnifiée par une autorité souveraine et correspondant à un stade évolué du mode et des rapports de production »[3].

En résumé, on peut retenir les éléments suivants : stabilité, territoire défini, unité, traits communs (langues, culture, auto-conscience), communauté politique avec son autorité de référence. Cette définition, mise face à la réalité belge actuelle, constitue un formidable coup de boutoir à nos illusions. Notre nation est tout sauf stable, elle change à chaque législature. Et sa population se renouvelle manifestement sans cesse. Dans cette optique, son territoire est en évolution constante via l’extérieur, mais aussi en son sein. On peut difficilement parler d’unité. Les traits culturels partagés s’avèrent en ce sens de plus en plus rares, et le foisonnement semble devenir la règle. Enfin, lorsque l’on se penche sur une communauté politique avec une même autorité…, on croit voir la Belgique de papa. Décidément nous ne sommes plus dans ce monde-là.

Force est de constater que la Belgique ne répond pas à ces deux définitions. Comment prendre conscience de la persistance du moi national, quand son existence même est menacée à chaque réforme de l’Etat ? Dès l’origine et tout au long de l’histoire de la Belgique, les longues hésitations sur son statut et sa forme témoignent à foison de cette épée de Damoclès permanente d’une identité partagée en suspens. Les récents propos sur l’indépendance de la Flandre, la partition du pays ou le rattachement du Sud à la France ne sont que les derniers épisodes de ce feuilleton contemporain d’une identité en itinérance. Est-ce pour autant que toute identité commune est devenue impossible ? Il y a d’abord les traces de cette identité collective qui nous fuit.

3. Territoires décomposés et fluidifiés ?
 

« Bien que le monde apparaisse de plus en plus sillonné de réseaux, il n’en reste pas moins encore pavé de territoires. »[4] Notre planète, faut-il le rappeler, est, pour un certain temps encore, entièrement partagée entre les États. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le paysage mondial reste donc caractérisé par l’existence de cette réalité nationale.

Mais, lorsqu’on fait référence aux États dans la littérature consacrée à la mondialisation, c’est la plupart du temps pour en souligner l’inutilité. Il est patent que la figure de l’État-Nation est aujourd’hui remise en cause tant dans sa dimension interne qu’internationale. Dans ce contexte, on ne se contente d’ailleurs plus d’évoquer la crise de l’État…, on en annonce purement et simplement la fin ![5] A. Appadurai, à cet égard, anticipe la disparition de l’ère « nationale »[6]. Ainsi, à la souveraineté territoriale étatique se substitueraient des « souverainetés mouvantes », « avec en contrepoint une réinterrogation des frontières »…[7]

On l’a compris, la Belgique s’inscrit à merveille dans ce contexte de crise de l’État-Nation et de redéfinition des identités : crise de l’État belge, montée en puissance des identités régionales voire locales, ouverture des frontières et redéfinition des territoires, mobilités croissantes des acteurs et, de ce fait, mutation radicale des processus identitaires.

Pour les jeunes, la représentation mentale des frontières n’existe plus (puisque les frontières intérieures n’existent pratiquement plus dans l’Europe de Schengen). On assiste dans ce cadre à un phénomène que d’aucuns ont qualifié de « glocalisation » ; un concept traduisant par sa contraction deux expressions : – L’hyper localisme (ma ville) : mon identité se forge à partir du lieu où je vis. – Et le globalisme : je suis citoyen du monde (c’est particulièrement le cas pour la génération Internet, qui communique avec la planète entière).

Que ce soit en termes culturels et identitaires, économiques ou sociaux, la Belgique n’échappe en effet pas aux conséquences de la mondialisation. Partout, c’est la tension entre le proche et le lointain, entre le local et le global, qui désormais façonne la vie des individus. Les cartes spatiales de l’identité de nos contemporains sont donc progressivement rebattues. Ceux qui avaient été identitairement construits dans un monde que nous quittons progressivement perdent leurs repères. Et ceux qui émergent dans une nouvelle « manière de faire identité » (les jeunes particulièrement) ne se retrouvent plus dans ces repères désuets, posés avant eux. Il y a donc risque de collision ou d’implosion !

D’abord, la Belgique réunit sur un même territoire un ensemble d’individus et de groupes dont les caractéristiques socio-culturelles ne semblent pas être propices à l’édification d’un sentiment d’appartenance national fort. En effet, en deux siècles, une large partie des habitants peut être qualifiée de migrants ou d’enfants de migrants. Peut-on dès lors encore parler d’autochtones ? Typiques de notre époque mondialisée, les migrations viennent sans cesse grossir le camp des importés. Et des différences notables de conditions de vie, de trajectoires et d’aspirations caractérisent ces « nouveaux venus » et les distinguent d’avec les « anciens » habitants, qui parfois se sentent « colonisés ».

En Belgique se jouent, de ce fait, des conceptions différentes du territoire. Pour les uns, dont la vie est orientée sur le monde, leur rue, leur quartier ou leur village n’est qu’un « dortoir ». Pas d’identification à leur ancrage momentané chez ceux-ci. L’ancrage territorial en devient presque une contrainte à effacer, et le positionnement personnel vise l’affranchissement du sédentarisme. Il aime à dire ne se trouver qu’« à 3h de Rome, de Berlin ou de Barcelone ». Tandis que pour les « anciens », a contrario, le territoire met en jeu, nostalgiquement, des souvenirs du « Pays d’antan».

Pourtant, si l’existence d’un espace vécu significatif peut manquer aux « nouveaux arrivants », leurs enfants, eux, sont nés, ont grandi, ont été à l’école ou chez les scouts dans le Pays. Ils partagent et partageront avec leurs pairs un lieu commun, une éducation située et un investissement personnel et collectif, différent de celui de leurs parents et des gens « de souche » certes, mais un investissement tout de même.

4. L’Autre recomposé
 

Les processus identitaires, de par la globalisation, reposent de moins en moins sur des différences de classes sociales ou de communautés, et se manifestent dorénavant le plus souvent en termes culturels. Ces mouvements mettent en présence des étrangers et des autochtones, et c’est dans cette mise en relation que s’effectue un processus identitaire qui crée des « anciens » et des « nouveaux », des majoritaires et des minoritaires. Pas de races donc, ni de victimes. Quant au processus identitaire de l’individu, son identité, inséparable de la société dans laquelle il se situe, il l’exprimera également en termes de différenciations culturelles. Dans tous les cas, l’identité individuelle ou collective a besoin d’un Autre pour se constituer, et cet Autre sera le plus souvent perçu comme une altérité, marquée par une logique d’opposition : de rejet, d’exclusion, voire d’élimination.

Or, là encore, l’Altérité est en recomposition. L’identité nationale définissait des Autres à la Patrie. Français, Anglais, Allemands, nous étions cernés d’altérité nationale. Le mot « cerner » marque clairement dans ce cadre une double sémantique : cerner territorialement (la frontière) mais aussi cerner (savoir, comprendre) identitairement. En d’autres mots, par un espace propre séparé de celui d’un autre essentialisé, nous existions ensemble. Or, cet Autre aujourd’hui, à l’image d’ailleurs des frontières, est plus un Autre de l’intérieur qu’un Autre national. « L’Autre est dans le dedans », dirait Michel de Certeau. Cela signifie donc à la fois une angoisse de voir cette altérité me voisiner, et donc me déstabiliser. Quand elle était là-bas, de l’autre côté de la frontière symbolique, j’avais le sentiment de la contrôler. Et ce faisant, je m’illusionnais d’une identité propre, inatteignable. Mais maintenant que la voilà parmi nous, qui suis-je ? qui sommes-nous ? qui sont-ils ? Autant d’interrogations existentielles qui pointent leurs pics acérés vers mon cœur. Bref, tous mes repères, tous nos repères, semblent brouillés, à tout le moins en redéfinition.

5. Ouverture
 

Alors quoi ? En sommes-nous réduits à recomposer de nouvelles frontières, plus proches, entre voisins de quartiers ? Sans nous soucier des conséquences sociétales de ces barrières et de ces murs ?

Alors quoi ? En sommes-nous contraints à reconstruire ces altérités essentialisées afin de pouvoir nous redéfinir nous mêmes ? Et ce faisant nous pendre une fois encore à la corde violente de nos différences, alors que cette même corde pourrait nous unir ?

Sommes-nous à ce point prisonniers de nos identités sédentaires que cette nation à reconstruire, quel qu’en soit le prix humain à payer, nous paraisse le seul projet capable de nous sécuriser ? Le mouvement nous insécurise t-il à ce point qu’il faille stabilité garder ?

Ou bien percevons-nous, derrière ces effondrements salutaires, le soleil d’une liberté en devenir ? Ne faudrait-il pas dans ce cadre s’attacher non pas à reconstruire dans le moule du passé, mais sur les traces de nos descendants ? En d’autres termes, la crise que nous vivons n’est-elle pas potentiellement le moment zéro d’une renaissance ?

Construire une identité mobile, ouverte sur un espace partagé, articulant quête individuelle et support collectif, s’enrichissant de la différence au lieu d’exclure l’altérité, revendiquant un toit étatique commun pour des groupes humains pluriels. Voilà un projet, au fond, particulièrement stimulant et probablement bien plus radical. Voilà une perspective à contre-courant des prêts-à-porter nationalistes et autres territoires réservés.

Indications bibliographiques
 

Appadurai A., Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.

Auge M., Le sens des autres, Paris, Fayard,1994.

Auge M., Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.

Badie B., La fin des territoires, Paris, Fayard, 1995.

Bawin-Legros B. & Alii, Belge Toujours, Fidélité, Stabilité, Tolérance, De Boeck, 2001.

Cuilllerai M. & Abélès M., « Mondialisation : du géo-culturel au bio-politique », Anthropologie et Sociétés, vol. 26, n° 1, 2002, pp. 16-17,

de Singly F., Les uns et les Autres. Quand l’Individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin, 2003, Pluriel.

Dollfus O., La mondialisation, La Bibliothèque du Citoyen, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, Paris, 1997.

Dubois S., L’invention de la Belgique. Genèse d’un État-Nation, Bruxelles, Racine, 2005.

Kaufmann J.-Cl., L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004, Pluriel.

Lahire B., L’homme pluriel, Paris, Armand Colin, 2001, Pluriel.

Mendel G., Une histoire de l’autorité, Paris, La Découverte, 2003, Poche.

Pomian K., L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard,1990.

Sloterdijk P., Ecumes. Sphérologie plurielle (Sphères III), Paris, Maren Sell Editeurs, 2005.

Notes :

  • [1] Cette affirmation peut étonner, nous l’expliciterons plus loin, en sous-titre 3 « Territoires décomposés et fluidifiés ? ».

    [4] Ce point est le fruit de discussions répétées avec Christophe Lazaro en 2005-2006.

    [5] B. Badie, La fin des territoires, Paris, Fayard, 1995.

    [6] A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.

    [7] M. Pandolfi & M. Abeles, “Présentation”, Anthropologie et Sociétés, vol. 26, n° 1, 2002, p. 6, disponible en ligne à l’adresse : http://www.erudit.org/revue/as/2002/v26/n1/000699ar.pdf.