En Question n°134 - septembre 2020

Jeunes et vieux face à la Covid : vers plus de solidarité

La situation que nous vivons revêt un caractère extraordinaire dont l’ampleur a pu sembler difficile à mesurer, surtout aux débuts de la pandémie. Le confinement a été une épreuve inédite, parfois pénible à accepter mais surtout difficile à traverser. Il s’avère néanmoins indéniable que deux générations (que tout oppose) ont subi ou vont être amenées à subir des dommages majeurs. Nous pensons aux plus âgés, dont le risque de mortalité est le plus élevé, mais aussi aux jeunes, dont l’avenir a largement gagné en incertitude au cours des derniers mois. Au départ de ce constat, n’y aurait-il pas intérêt à envisager un lien plus étroit entre les générations, pour agir ensemble en faveur d’un avenir meilleur ?

crédit : Markus Spiske – Unsplash

Une vieillesse négligée ? 

Pour les plus âgés d’entre-nous, ces quelques mois de confinement se sont avérés particulièrement éprouvants. Il a été rude, en effet, de voir ses habitudes, ses repères chamboulés et surtout l’ouverture sur le monde sévèrement réduite. L’entourage des aînés n’a pas été épargné. Leur inquiétude a pu provoquer une attitude de surprotection, parfois anxiogène pour le parent concerné. Un certain nombre d’institutions ont aussi dû faire face à l’imprévu et gérer des situations complexes avec les moyens (humains, budgétaires, sanitaires, etc.) du bord. Dans certains cas, ces moyens se sont révélés très insuffisants (d’où l’envoi de l’armée dans certains homes pour pallier le manque de personnel).  Il est aussi arrivé que ce manque de moyens ait provoqué la mise en place de politiques d’isolement drastique et qu’à leur tour, ces politiques aient été à la base de violations de droits humains et sociaux essentiels (isolement en chambre, manque d’hygiène et de soin, etc.) pouvant aller jusqu’à entraîner la mort, comme nous avons pu le voir dans les médias.

Cette situation nous amène à nous poser deux questions fondamentales. La première concerne la valeur de la personne humaine au-delà de son utilité (sociale, économique, etc.). Voulons-nous vivre dans une société qui prône et valorise le règne de la productivité au détriment de l’humain ? Ou préférons-nous une société qui respecte la dignité de chacun.e et qui reconnaisse la valeur de tous, des plus faibles comme des plus forts, alors même que les premiers ne peuvent pas (ou plus) apporter pleinement leur contribution comme force de travail ? Attention : cela ne veut pas dire que leur contribution ne peut pas être autre – nous y reviendrons. 

Nous avons aussi à nous intéresser à une autre question fondamentale, qui est celle de la dignité humaine. Rappelons-le : la dignité humaine est le principe selon lequel une personne ne doit jamais être traitée comme un objet ou comme un simple moyen, mais, selon l’expression du philosophe Kant, comme « une fin en soi » ayant « une valeur inconditionnelle et incomparable ». Cela signifie qu’aucune personne ne peut avoir une dignité humaine plus grande que celle d’une autre. Chacune mérite le respect sans conditions, indépendamment de son âge, de son sexe, de son état de santé physique ou mentale, de sa condition sociale, de sa religion ou de son origine ethnique. Cette définition soulève ici un choix éthique qu’il convient d’aborder. Que pouvons-nous faire lorsque les moyens dont nous disposons sont insuffisants pour sauver des vies ? Nous aimerions ne jamais devoir choisir. Malheureusement, les récents évènements nous ont confrontés à un tout autre scénario. Il est arrivé, en Italie par exemple, qu’en raison d’une insuffisance de matériel, des soignants aient été amenés à donner priorité à des plus jeunes, au détriment de plus âgés, vu leur plus grande chance de survie[1]. En Belgique, on a pu lire le témoignage de patients âgés qui, voulant éviter de contraindre des médecins à choisir, décidèrent eux-mêmes de laisser leur respirateur à des plus jeunes[2]

Dans une interview accordée au journal suisse Le Temps, le philosophe André Comte-Sponville va dans ce sens et exprime son regret de voir qu’on se préoccupe en priorité des plus âgés avant de songer à s’occuper de la jeunesse[3]. En outre, il estime que la santé ne devrait pas primer sur la liberté. À ses yeux, en effet, « la santé n’est pas une valeur, c’est un bien : quelque chose d’enviable, pas quelque chose d’admirable », alors que la liberté est une valeur, qu’il n’est « pas prêt à sacrifier sur l’autel de la santé ». C’est ce qui amène Comte-Sponville à ne pouvoir accepter le confinement des plus âgés, sous prétexte de vouloir les protéger, que s’il est de courte durée. « J’ai plus peur de la servitude que de la mort », affirme-t-il. Il paraît alors invraisemblable d’envisager un seul instant, sous prétexte de vouloir protéger les plus anciens, de les empêcher de sortir ou de voir leurs proches. Un tel choix serait extrêmement dommageable. 

Cette conception de la liberté avancée par Comte-Sponville peut apparaître à certains égards individualiste. « Je pense à ma liberté, à mon envie et à mon besoin de voir les autres sans songer aux conséquences autrement que pour moi ». Ce n’est pas pourtant pas le cas. Comte-Sponville supporte l’idée qu’il faut permettre une action commune qui limite la liberté individuelle dans la gestion de la crise sanitaire, notamment pour soulager les hôpitaux. Mais il rappelle aussi que cette action doit être temporaire puisqu’elle limite les libertés. Elle est aussi et surtout fondée sur ce qu’il appelle un « pan-médicalisme », une idéologie qui attribue tous les pouvoirs à la médecine et qu’il entend combattre. N’y a-t-il pas une limite à instaurer lorsqu’il s’agit de médicaliser pour prolonger la vie ? Une nécessité fondamentale face à ce genre de situation serait à chaque fois de discerner en conscience ce qu’il convient de faire dans les circonstances concrètes où on se trouve. 

Une jeunesse oubliée ?

Les jeunes, aussi, ont eu beaucoup de mal à vivre cette période, et pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’ils forment sans doute le groupe qui socialise le plus en dehors des structures familiales. Le contact avec l’extérieur ainsi qu’avec des jeunes de leur âge participe à leur émancipation, à la construction de leur identité et de leur ouverture au monde. À un âge où la seule chose qui les intéresse est de vivre pleinement, d’apprendre, d’assouvir leur curiosité, accepter de se plier aux règles et de se contraindre à rester enfermé relève d’un sens profond de la responsabilité et du respect pour les plus fragiles. Précisons ensuite que le confinement a un impact réel sur leur scolarité mais aussi, comme nous le verrons, sur leur entrée dans le marché du travail en tant que jeunes adultes, et plus largement sur leurs perspectives d’avenir. 

Dans une lettre ouverte publiée dans La Libre Belgique[4], plus de 300 jeunes adultes, âgés d’environ 20 à 30 ans, s’insurgent et évoquent leur ras-le-bol face à ce constat de non remise en cause d’un système qui court à sa perte et qui entraîne avec lui l’avenir de milliers de jeunes : « Si notre impatience parfois, si notre lassitude souvent, si notre apparent désintérêt ou au contraire nos angoisses du futur font poindre notre colère, c’est à force d’entendre les messages qui résonnent désormais ». Des messages tels que celui-ci : « il faudrait la relance des vieux modèles de croissance comme avant », « alors que le ralentissement économique montre justement à quel point la pollution leur est liée… et qu’on sait la dureté plus grande encore du gouffre écologique vers lequel nous continuons de courir ». Les auteurs de cette lettre ont-ils tort de s’inquiéter et de laisser exprimer leur colère ? 

Il est intéressant, du reste, de noter que des études universitaires ont déjà observé l’impact notable des périodes de récessions sur l’avenir des jeunes. À titre d’exemple, des chercheurs en économie de l’université américaine de Northwestern ont récemment mis en évidence que la profonde récession des années 1980 (deuxième choc pétrolier) avait eu un impact non négligeable en termes de santé et de réussite socio-économique chez les jeunes actifs[5]. Les résultats ont montré de manière générale que, « pour des jeunes en début de carrière, les désavantages provisoires sur le marché du travail pouvaient avoir des impacts substantiels sur la qualité de leur vie ». En effet, ces chercheurs ont constaté « une augmentation de la mortalité vers la trentaine, renforcée vers la cinquantaine, liée à des maladies telles que les maladies cardiaques, le cancer du poumon et les maladies du foie, ainsi que les surdoses de médicaments ». En outre, ils ont observé que « les jeunes actifs gagnaient moins tout en travaillant plus et recevaient moins d’aide sociale. Ils étaient également moins susceptibles d’être mariés, plus à même de divorcer et de connaître des taux plus élevés de stérilité ». Quarante ans après la crise de 1980, il y a peu de chance que les conséquences de la crise actuelle soient différentes.  

Dans une lettre ouverte publiée par La Libre Belgique et adressée à ses neveux, Franklin Dehousse, professeur à l’Université de Liège, explique en quoi le risque personnel d’une telle crise est beaucoup plus important pour les jeunes et requiert dès lors de leur part une attention sérieuse pour la contrer[6]. « Chaque fois qu’une personne renforce par insouciance la circulation du virus chez les autres, même sans être malade, elle renforce la crise économique. Chacun doit regarder attentivement les rues, où les commerces commencent à fermer, ou ses connaissances, dont certaines voient leur revenu et/ou emploi menacé. Dès demain viendra hélas le tour des jeunes, en pire. Car les recherches prouvent aussi que les générations qui commencent leur carrière en période de crise aigüe subissent une perte irrécupérable de revenus et d’emplois pour la vie. Une résurgence nouvelle de la pandémie sera donc une catastrophe d’abord pour les jeunes. Tous ceux qui arriveront sur le marché de l’emploi auront la sensation immédiate de rentrer dans une mer de glace ».

Réinventer la relation

Nous l’avons vu, l’épreuve du confinement aura permis de relever un certain nombre de difficultés touchant les plus âgés comme les plus jeunes. Il convient à présent de se demander comment agir pour faire cesser cette sempiternelle querelle de générations et contribuer à construire ensemble un avenir meilleur pour toutes et tous, sans distinction. Trois éléments me semblent fondamentaux.  

1) Réintégrer la notion de vulnérabilité. Dans notre société actuelle, la vulnérabilité est difficile à reconnaître et à accepter. Et pourtant, elle est inhérente à notre condition humaine. Même si cela le gêne, l’être humain (et tout ce qui existe) est limité. Ne pas le reconnaître est irréaliste, illusoire. Reconnaître que, tout en ayant des capacités, je suis limité, c’est tout particulièrement reconnaître que je dépends de la terre, des autres, et que ceux-ci me font vivre.  En même temps, la terre et les autres dépendent de moi (à la mesure de mes capacités sans doute). J’ai à reconnaître l’interdépendance. Être limité, dépendant, c’est être fragile, c’est être susceptible d’être blessé car vulnérable. Reconnaître sa vulnérabilité, c’est donc normal. Mais en même temps, l’interdépendance permet de remédier à mes blessures, à surmonter mes limites. Notre expérience nous montre à suffisance que l’éducation, la médecine, le savoir scientifique, les relations (parents, familles, amis, connaissances), la culture, l’environnement, tout cela nous aide à surmonter nos limites ! D’où l’importance de la solidarité intergénérationnelle, de la transmission comme contribution sociale. Nous aurions tout à gagner à redonner une place à la vulnérabilité au sein de la société – et non seulement à sa marge.

2) Envisager la transmission comme contribution sociale. Se sentir utile. Voici un sentiment et une volonté communes à toutes et tous. Les jeunes ont besoin de pouvoir se sentir valorisés comme membres de la société mais aussi de contribuer à la construction de celle-ci, à différents niveaux : volontariats, démocratie participative, contacts intergénérationnels… S’ils ne peuvent le faire, ils loupent une partie de leur préparation à devenir des membres actifs dans la société. Et, nous l’avons vu précédemment, s’ils ne sont pas réellement entendus, aidés, soutenus, accompagnés, si personne ne leur donne une chance ni ne parie sur leurs potentialités, les effets peuvent être dévastateurs. C’est ce que nous rappelle l’appel des 300 jeunes évoqué plus haut. 

Les plus âgés, quant à eux, méritent d’être perçus comme des sources de savoirs, d’expérience. Aussi serait-il intéressant de prendre sérieusement à cœur la question de la transmission. En même temps, il est essentiel de cesser de classer l’humain en termes de coûts/bénéfices, c’est-à-dire de l’envisager en fonction de sa seule utilité sociale. Dans cette optique, ne pourrions-nous pas repenser par exemple notre politique publique du logement en créant des logements intergénérationnels à taille humaine où enfants, adultes et retraités pourraient s’enrichir mutuellement au contact les uns des autres ? 

3) Construire ensemble une solidarité intergénérationnelle. En période de pandémie, ou plus largement de crise, le lien social est fondamental et il convient de le préserver. À cet égard, la solidarité entre générations s’avère possible et importante : nous avons besoin les uns des autres pour avancer et contribuer à faire de demain un monde meilleur. De multiples initiatives existent au niveau local :  visites de classes dans des homes[7], créations théâtrales entre jeunes et retraités, cours du soir, etc. Pendant le confinement, diverses initiatives se sont également mises en place. L’asbl Entr’âges, par exemple, a publié un guide des bonnes pratiques à mettre en place en période de confinement pour favoriser les rencontres et les liens entre générations[8]. Il conviendrait de les préserver et de continuer à en développer de nouvelles. 

Conclusion 

Nous avons à cesser de nourrir les stéréotypes de générations si nous voulons avancer ensemble vers un avenir plus serein. La pandémie a remis en évidence combien les difficultés touchent autant les jeunes que les plus âgés. Si les uns ont le désir de pouvoir terminer leur vie dans le respect et la dignité tout en contribuant encore à leur manière à la société dont ils font partie, les autres souhaiteraient bénéficier d’un avenir prometteur. Pour cela, nous devons collaborer ensemble en nous efforçant d’exploiter au maximum nos qualités respectives et surtout de nous préoccuper les uns des autres sans jugement ni a priori. En notre qualité de citoyens et de citoyennes, nous nous devons une attention et un respect mutuels pour avancer ensemble et construire la société et le monde de demain. À nous de réinventer ce lien intergénérationnel, si précieux. 


Notes :