Le 01 mars 2009

Gaza, quelle interpellation ?

Les événements qui ont ensanglanté la bande de Gaza en janvier 2009 ne laissent personne indifférent. Au-delà du problème politique qui requiert un engagement déterminé de toute la communauté internationale et qui à ce titre déjà concerne tout citoyen, la présente analyse veut en dégager l’arrière-fond historique, culturel et religieux. Elle voit dans ce conflit un point de fixation de ce qu’un ouvrage récent a appelé « la haine de l’Occident », ainsi qu’un exemple extrême de la dérive identitaire où peuvent être entraînées les religions. On ne sortira de cette impasse meurtrière qu’en retrouvant le véritable sens de la religion au service de la vie, ainsi que d’une humanité commune. C’est un pas que chacun est appelé à faire dans son quotidien et qui a une portée universelle. 
 

Il n’est pas trop tard pour revenir sur les journées tragiques qui, en janvier dernier, ont ensanglanté la bande de Gaza. Elles ont interpellé la conscience de beaucoup de femmes et d’hommes à travers le monde, bien au-delà des communautés musulmane et juive. Il ne faut pas que l’inquiétude alors éveillée s’éteigne. Partant de l’événement et du problème politique proprement dit dont il a été le dernier avatar, nous voudrions dans cette analyse en dégager l’arrière-fond historique, culturel et religieux et formuler des conclusions concrètes pour notre société aujourd’hui.

L’horreur
 

Avant toutes choses, il faut dire notre horreur devant ce qui s’est passé en ces jours de guerre à Gaza. La manière dont ces opérations militaires ont été menées, les crimes de guerre à l’intérieur de la guerre sont intolérables. Il faut bien voir aussi comment ce paroxysme guerrier s’est greffé sur une situation de blocus, de vexations multiples, d’asphyxie lente des populations, en dépit de tout souci humanitaire. Il faut dire aussi notre compassion profonde devant la détresse et notre respect pour la dignité et le courage des Gazaouis. Il faut bien constater aussi, hélas, que ces derniers événements, péripétie extrême dans une histoire qui n’en finit pas de s’envenimer, n’ont absolument rien réglé et n’ont fait que durcir de part et d’autre les positions.

L’escalade
 

C’est l’escalade. Le gouvernement israélien veut en finir avec le Hamas ; le Hamas veut la destruction d’Israël. Les souffrances endurées par la population de Gaza, loin de la détourner du Hamas, risquent de la rendre encore plus dépendante, voire plus convaincue que la seule issue est la guerre totale. Notons d’ailleurs au passage que l’intransigeance des gouvernements d’Israël porte une grande responsabilité dans le succès électoral du Hamas. Aujourd’hui celui-ci proclame : « Alors que tous les pays arabes, en 1967, ont été balayés en six jours, nous avons tenu plusieurs semaines et nous ne sommes pas abattus ».

Pourtant les efforts de compromis, d’accords durables ne manquent pas. Deux fois dans l’histoire récente, le prix Nobel de la paix a été attribué conjointement à des dirigeants arabes et israéliens : en 1978 à Anouar Sadate et Menahen Beghin, en 1994, à Yasser Arafat, Shimon Perez et Itshak Rabin. Celui-ci l’a payé de sa vie et ce n’est pas un Palestinien qui l’a abattu. Il y a des possibilités d’accord : la constitution de deux États vivant en bonne intelligence est une issue raisonnable, quelle que soit la difficulté des « questions pendantes » qu’il faudrait arriver à résoudre pour y parvenir. C’est la position de principe de la communauté internationale (feuille de route du « quartet » USA, Union européenne, Russie, ONU), c’est le souhait récemment réitéré des État arabes, c’est le vœu de beaucoup de modérés, tant parmi les Palestiniens qu’en Israël[1]. Malheureusement la communauté palestinienne est plutôt en train de se radicaliser sous le poids des derniers événements : c’est l’énergie du désespoir. Et les élections en Israël n’ont pas créé une conjoncture particulièrement favorable à la négociation. Seul le changement de cap aux Etats-Unis apporte un espoir. Il faut en tout cas affirmer avec force la nécessité absolue d’aboutir à une solution juste et la responsabilité de la communauté internationale.

La haine de l’Occident et la haine d’Israël
 

Jean Ziegler vient de publier, sous le titre « La haine de l’Occident » un livre impressionnant[2]. Il montre comment la mémoire des peuples opprimés s’est aujourd’hui éveillée et réagit avec violence contre la domination de l’Occident (des Blancs) qui s’est imposée au monde entier depuis quatre siècles à travers la traite négrière et l’expansion coloniale et se perpétue aujourd’hui dans l’organisation économique mondiale d’inspiration libérale. Malgré (ou peut-être en partie à cause) de la présence de certains États arabes ou de leurs dirigeants (les émirats du Golfe) dans le pré carré des bénéficiaires de cet ordre mondial injuste, les populations du monde arabe se perçoivent comme victimes et crient vengeance. L’expression la plus éclatante de cette révolte fut évidemment l’attentat du 11 septembre 2001.

Or, le projet sioniste et la naissance mouvementée de l’État d’Israël sont fort apparentés à une entreprise colonialiste. L’idée (ou l’illusion) des premiers kibboutzim était que la Palestine était une terre inorganisée, habitée par des populations éparses et sans identité propre. Une terre ouverte et offerte. La réalité a été bien autre : expulsions, spoliations (la Naqba). Aujourd’hui (indépendamment d’autres aspects de la question), Israël apparaît comme la tête de pont protégée du monde occidental dominant au cœur du monde arabe. À ce titre, il accumule toute la rancœur, la haine de populations humiliées. Pour beaucoup d’entre elles, il les détourne aussi de leur propre situation sans beaucoup d’avenir ni de pouvoir dans leur propre pays (si l’on se souvient que beaucoup d’États arabes n’ont que très peu à voir avec la démocratie). Avec les options « dures » qui, de façon récurrente, dominent sa politique, son mépris des décisions de l’ONU, son cynisme, son apparente impunité, on dirait que l’État d’Israël fait tout ce qu’il peut pour s’enfermer dans cette figure.

Les identités meurtrières
 

Lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles, le pavillon de la Jordanie, pays dont relevait alors la ville de Jérusalem, mettait en évidence la « ville sainte des trois grandes religions monothéistes ». Pour justifier leurs prétentions, les Israéliens (en tout cas une bonne partie d’entre eux) se réfèrent au passé biblique : la conquête de la terre promise. Certains  veulent retrouver les limites du royaume de David (en ses meilleures heures, bien limitées dans le temps). Jérusalem est aussi la deuxième ville sainte de l’islam, marquée par le souvenir de Mohammed. Les chrétiens visitent la Terre Sainte, où Jésus a vécu et prêché. Au Moyen Âge, sous prétexte de protéger les pèlerins, ils l’ont conquise dans des conditions atroces : le souvenir des Croisades élève une barrière de sang entre le monde chrétien et le monde musulman. Entre les chrétiens eux-mêmes dont les différentes « familles » se partagent les lieux de souvenir, les dissensions sont vives et, tout récemment, la police a dû intervenir pour séparer des prêtres et fidèles de différents rites qui en venaient aux mains ! Terrible dérive des identités religieuses quand elles s’absolutisent. Dérive meurtrière des religions.

La nécessaire conversion
 

Le christianisme n’a pas échappé à ces dérives. On vient de rappeler les croisades. Elles n’ont pas seulement concerné l’Orient et eu pour cible les musulmans. J’ai toujours en mémoire le choc ressenti lors de la visite du château de Marienborg, près de Gdansk, au Nord de la Pologne, qui fut le fief  de l’ordre des « Chevaliers Teutoniques ». Le guide parlait du peuple qui occupait cette région avant l’arrivée des chevaliers (XIVe siècle). À la question : « Que sont-ils devenus ? », la réponse glaciale fut : « Ils ont été exterminés ». Pensons aux guerres de religion entre chrétiens, qui se perpétuent jusqu’à la fin du XXe siècle (Irlande du Nord, ex-Yougoslavie).

Moins spécifiquement mais plus généralement, le christianisme est indissolublement lié à l’Occident, quelle que soit l’histoire interne, fort complexe, de ses  rapports avec la modernité. Il est inévitablement englobé dans la « haine de l’Occident » Il importe de reconnaître avec courage et humilité des compromissions indéniables, mais aussi de regarder aujourd’hui avec lucidité la situation du monde, d’opérer les ruptures nécessaires, de choisir son camp. Et pour les chrétiens, ce sera retourner à l’évangile.

La Bonne Nouvelle de l’Amour
 

Car il faut le dire avec force, et surtout le montrer, en témoigner : le message de l’Évangile est, sans équivoque, un message de paix et d’amour qui concerne tous les humains et n’exclut personne. Il y a, dans l’Évangile de Matthieu (ch.5), tout un développement où Jésus reprend les points principaux de la Loi juive pour inviter à une plus grande perfection : « On vous a dit…, moi, je vous dis ». Il n’ajoute rien à la loi mais il en montre le radicalisme, l’intériorité.

Au verset 5,43, il dit : « On vous a dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Moi je vous dis : tu aimeras ton ennemi ». On chercherait en vain dans le premier Testament un passage invitant à la haine pour un ennemi personnel. En revanche, les passages ne manquent pas qui invitent à haïr l’impie, l’ennemi de Dieu. Un seul exemple : « Seigneur, n’ai-je pas en haine qui te hait, en dégoût ceux qui se dressent contre toi ?  Je les hais d’une haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis. » (Ps 139, 21-22). C’est l’exemple parfait de la haine religieuse, idéologique, de la dérive identitaire qui menace toutes les religions et toutes les idéologies. Le message de Jésus s’oppose radicalement à cette dérive. Le Dieu que Jésus annonce est un Dieu qui aime les hommes, veut leur vie, leur bonheur et leur dignité. Dieu ne veut pas la mort de l’impie, il espère sa conversion. Il n’y a pas de plus grand blasphème que de croire qu’on honore Dieu en tuant ses ennemis, ses blasphémateurs. Plus largement, Jésus a clairement mis la religion, ses rites, ses prescriptions au service de la vie des humains. « Le sabbat est fait pour l’homme, dit-il, et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2, 27). La religion est pour la vie. Dans l’évocation grandiose du Jugement universel qu’on trouve dans l’évangile de Matthieu, chapitre 25,  c’est la qualité des relations humaines qui est le critère du salut, de la vie réussie. « J’ai eu faim et tu m’as donné à manger, j’ai eu soif et tu m’as donné à boire, j’étais malade ou en prison et tu es venu jusqu’à moi… »

Si nous faisons nôtre la foi chrétienne, il nous faut reconnaître que la clarté de ce message  nous invite à une grande humilité dans la conscience de toutes les compromissions des chrétiens au cours de l’histoire et sous le poids de responsabilité qui nous incombe dans le désordre et l’injustice du monde. Mais nous ne pouvons pas laisser cette lumière sous le boisseau. En rejoignant certainement ce qu’il y a de meilleur et de plus fraternel dans toutes les religions, tous les peuples, toutes les philosophies, nous devons dire bien haut notre profession de foi dans ce Dieu qui veut la dignité et le bonheur des humains, de tous les humains.

Un autre monde…
 

Un évêque du IIe siècle,  Saint Irénée, dans le plus pur esprit de l’Évangile, a écrit : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». Cette affirmation nous interpelle. Au-delà ou en deçà de toutes les appartenances culturelles, nationales ou religieuses, nous sommes tous des humains, formant une seule humanité et responsables, ensemble, de la vie et de l’avenir de tous. Le message de paix et d’amour de l’Évangile, qui rejoint l’aspiration la plus profonde du cœur humain, n’est pas un message de résignation et de passivité. Il invite à se mettre debout et à lutter pour un monde plus juste, plus fraternel, plus solidaire. Mais ce combat de libération s’en prend aux structures injustes, aux pouvoirs dominateurs, il ne veut pas détruire, il ne veut  la mort ni le malheur de personne. Il mobilise les opprimés et invite tous ceux qui veulent se faire leurs alliés, tous ceux et celles qui ont la volonté de changer le monde. Cette solidarité-là n’a pas d’exclusive.

À l’échelle de notre ville, de nos quartiers, toutes les bonnes volontés sont appelées à s’unir pour vaincre la peur, secouer l’inertie, négocier des ajustements, inventer des solutions. Selon les slogans de deux campagnes naguère lancées par le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie (MRAX), « la haine, je dis non » ; « la paix, ça commence entre nous ». La tragédie de Gaza ne peut nous laisser indifférents. Elle fait appel à notre conscience d’êtres humains. Il y a bien des manières d’agir, de manifester, de pétitionner, de réfléchir à nos choix politiques, mais au-delà de tous les niveaux où nous pouvons agir, l’interpellation atteint notre être le plus profond : sommes-nous capables de dépasser la crainte ou le ressentiment pour reconnaître et respecter tout simplement tout être humain ?

Notes :

  • [1] Rappelons tout particulièrement « l’initiative de Genève », lancée par Avraham BURG, député israélien et Yasser Abded RABBO, ancien ministre de l’Autorité palestinienne en décembre 2003. Cf. Alexis KELLER, L’accord de Genève. Un pari réaliste, Labor et Fides / Seuil, 2004.

    [2] Jean ZIEGLER, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008.