Françoise Martin et Marco Campagna : Écouter battre le cœur de sa ville et y plonger
Amie et ami de longue date du Centre Avec, Françoise Martin et Marco Campagna s’engagent encore aujourd’hui à nos côtés. Françoise est médecin généraliste retraitée et est originaire de Hannut, d’un milieu semi-agricole. Marco, quant à lui, vient de Rome – ville où il y avait encore des bidonvilles quand il était enfant – et y a toujours vécu en appartement. Après avoir passé de longues années au Cameroun, il s’est finalement installé en Belgique où il a travaillé dans l’associatif. Ils se sont rencontrés dans un groupe de réflexion et de discernement « Foi et justice » que proposait le Centre Avec à la fin des années 1990. Rencontre inspirante avec un couple engagé.

Françoise et Marco ont longtemps vécu dans une maison à Charleroi. À l’approche de la pension, ils décident de déménager et font le choix de vivre en appartement à Anderlecht (Bruxelles). À l’heure où beaucoup quittent la ville pour s’installer à la campagne, afin d’ « être proche de la nature », eux sont passés d’une ville à l’autre. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Comment vivent-ils leur ancrage à Anderlecht ? Quels engagements leur tiennent à cœur ? Autant de questions au cœur de notre conversation.
Pourquoi avoir choisi de vous installer à Bruxelles ?
Françoise Martin (F.M.) : Comme dans tout choix, il y a eu plusieurs choses en parallèle. Il me semblait important de pouvoir habiter dans un lieu où je n’étais pas connue comme médecin. Quand la question d’un changement de lieu de vie a commencé à se poser, j’ai dit « oui, mais alors un habitat groupé ». Nous avons avancé pendant deux ans avec un projet d’habitat groupé, qui finalement n’a pas abouti. Mais ce cheminement de deux ans nous a aidés à clarifier ce que nous souhaitions.
Marco Campagna (M.C.) : Le projet d’appartement correspondait à plusieurs de nos critères. Nous ne voulions pas vivre dans un quartier « monoculturel » (peu importe le type de culture). Ici, dans ce quartier d’Anderlecht, c’est assez mélangé, mixte, et il y a aussi des facilités pour les transports en commun.
F.M. : Je n’avais jamais vécu en appartement. Dans ma famille, tout le monde a un jardin. Travailler dans mon jardin me procurait de la détente. Je voyais ce mouvement de beaucoup de gens qui quittent la ville pour s’installer à la campagne… Ce qui m’a conduite à renoncer au jardin, c’est ce que Marco m’a dit : « le temps qu’on travaille au jardin, on peut le passer à se promener ». C’est vrai que le jardin risquait de m’enfermer.
Comment vivez-vous l’interculturalité dans votre quartier ?
M.C. : Il y a plusieurs niveaux d’interculturalité. Déjà nous deux, nous ne sommes pas de la même culture. Nous sommes européens, catholiques, mais voilà…
F.M. : L’un est du sud, l’autre du nord, pour faire bref !
M.C. : Dans certains milieux, nous sommes en contact avec des populations plus mixtes. J’anime des tables de conversation en français au Casi-UO (centre d’action sociale italien à Anderlecht), et là je suis avec des personnes d’origine syrienne, égyptienne, soudanaise, ukrainienne, etc. Ce sont des moments de rencontre. Depuis quelques mois je suis des cours de néerlandais où je côtoie des personnes qui ont participé aux tables de conversation du Casi que j’anime : ici, nous nous retrouvons élèves ensemble, c’est un autre type de rencontre ! Dans la plupart des lieux où nous allons, il y a des gens de cultures diverses, avec des différences plus ou moins marquées. Ce sont toujours des exercices : pratiquer l’écoute, essayer de se comprendre, aller au-delà des différences qui pourraient être dérangeantes ou difficiles à gérer.
F.M. : Je crois qu’on peut vivre à Bruxelles en restant dans son milieu. J’aime prendre l’image de la « petite ceinture » (suite de boulevards et tunnels délimitant le centre historique de Bruxelles) : il y a le métro qui fait le tour, les routes pour les voitures, et les bandes pour les cyclistes. Ce sont vraiment des bandes parallèles, et chacun peut rester sur sa bande. La question c’est : comment sortir de ma bande ? C’est ainsi que je partage actuellement mon temps entre divers lieux où je peux entrer en contact avec des personnes de toute origine, par exemple en tant que bénévole dans les secteurs de l’aide alimentaire et de l’aide sociale. Comme ancienne médecin, j’ai l’impression de poser mon stéthoscope sur la ville et j’entre dans une attitude d’écoute. Attitude qui m’habite aussi quand je prends le métro et les autres transports en commun. C’est passionnant d’y être ouverte à tout type de rencontres.
C’est aussi important de me laisser porter par des lieux auxquels je n’aurais pas pensé auparavant. J’ai également commencé les cours de néerlandais, et c’est un plaisir auquel je ne m’attendais pas. C’est un lieu intergénérationnel et interculturel. C’est aussi un espace de gratuité : je ne suis pas là pour rendre service.
M.C. : Un endroit où je vais aussi en toute gratuité, c’est un petit groupe de chant, au centre culturel néerlandophone De Rinck. On mélange les langues des participants, beaucoup sont néerlandophones, cela se fait avec un grand respect. C’est ce qui m’a poussé à réaliser ce projet d’apprendre le néerlandais : parce que je suis là avec des copines et des copains néerlandophones qui font un effort de parler avec moi. C’est un exemple concret de rencontre de cultures. Nous sommes aussi engagés à la wAnderCoop1, une coopérative qui a ouvert à un jet de pierre de chez nous. On y travaille avec d’autres, en ayant la possibilité de s’engager dans la gestion participative. C’est un lieu où on apprend à être attentif à ce que tout le monde, du plus structuré au plus extravagant, puisse prendre la parole et être écouté, pour découvrir finalement combien cela rend le groupe plus robuste.
Quelle est votre manière de vivre la conversion à l’écologie intégrale ?
M.C. : Il y a d’abord une attitude. Ça a commencé pendant le covid, quand j’allais me promener au parc : dès que je voyais un canard, ça me mettait en joie. Ce n’est pas une question d’émotion, ou quelque chose de sentimental, mais petit à petit, du haut de mes 68 ans – j’ai eu un peu de temps pour creuser ça – je sens une connexion avec ce que la création est, et que je suis une part de la création. Comment respecter cette création ? C’est notamment une question d’information. Récemment, j’ai lu dans le journal que, dans un certain magasin bon marché où de temps en temps j’aime faire des achats compulsifs, comme acheter un cahier à 1 euro, le personnel est maltraité. Je me suis dit : « Mince, est-ce que je peux encore y aller, être complice de ça ? ». Au fur et à mesure de cette prise de conscience, on doit ajuster sa cohérence. Le juste prix, il doit être juste pour moi qui achète mais aussi pour rémunérer correctement toutes les personnes qui ont contribué à la réalisation du produit. Sans compter toute la création qui a contribué. Mes années en Afrique m’ont vraiment sensibilisé au fait que l’eau courante, l’électricité, ça ne vient pas tout seul. Il faut transpirer pour les avoir. Certaines personnes n’en disposent pas. J’essaie donc de respecter ce genre de ressources.
F.M. : J’ai toujours eu le souci d’être en connexion avec la nature. Comme jeune généraliste, j’aurais pu travailler en Ardenne, j’ai eu l’opportunité de reprendre un cabinet. Mais mon souci d’être proche des gens, et de me mettre au service des populations socialement défavorisées, a fait que je me suis tournée vers la ville. Ce n’est pas la ville que j’ai choisie, j’ai choisi les gens ! Quand nous sommes arrivés ici, je me suis donné l’occasion de refaire les Exercices spirituels dans la vie quotidienne[1]. En méditant la Passion, j’ai vu que la souffrance aujourd’hui, c’est la souffrance de la création. Ça a été quelque chose d’éblouissant pour moi : si je veux écouter la souffrance, aujourd’hui, cela passe par l’écologie. Tous les deux, nous avons été interpellés par Laudato si’ (l’encyclique du pape François sur l’écologie intégrale), par la connexion entre la souffrance des personnes défavorisées et l’écologie. Un autre pilier fondamental, c’est la dimension spirituelle de la conversion écologique, et notamment l’option plus méditative de prendre son temps.
Dans vos choix, vos engagements, qu’est-ce qui vous tient particulièrement à cœur ? Y a-t-il des critères de discernement qui sont importants pour vous ?
F.M. : Spontanément, c’est la phrase de Gandhi qui me vient en tête : « Quand tu dois faire un choix, remets-toi devant le visage de la personne la plus pauvre que tu as rencontrée, et demande-toi quel choix lui sera le plus profitable ».
M.C. : Je me laisse interpeller par ce qui vient, par les appels de personnes en qui j’ai confiance. Il y a le critère de cohérence : ce choix est-il en cohérence avec mes priorités ? Il y a aussi le critère de la joie, parce que si je fais quelque chose de mauvais cœur, je ne pourrai pas durer. C’est une fourchette de critères qui se croisent, qu’il faut tout le temps réévaluer. J’ai aussi envie de reprendre un vocabulaire de robustesse : où est-ce que je peux tenir dans la durée ? Dans quel engagement puis-je donner de ma personne ? Et comment durer pour continuer à donner ? C’est chaque fois un discernement.
F.M. : Ce qui m’aide, c’est la personne du Christ. Dans le monde d’aujourd’hui : où serait-il ? Ce n’est pas intellectuel, c’est très concret. Tantôt, je prendrai le métro : comment serait le Christ dans le métro ? C’est là aussi qu’intervient la méditation, la prière, où on peut s’imprégner des attitudes du Christ. La méditation est un lieu important – nous la pratiquons maintenant à deux.
M.C. : Ce qui me tient à cœur aussi, c’est de participer et contribuer à des lieux, des cercles, où les gens sont à l’aise pour s’exprimer, pour qu’ils se sentent écoutés, avec bienveillance.
F.M. : Vivre l’écologie intégrale, c’est aussi changer de système de valeurs. Cela passe par des choses très concrètes. On a parlé du cours de néerlandais, de la méditation : ce sont des lieux de gratuité, qui sont aussi relationnels, et ces deux aspects sont vraiment importants pour nous.
Quel lien faites-vous entre votre spiritualité et vos engagements ?
F.M. : L’un ne va pas sans l’autre. Ce sont des rencontres, à chaque fois. La spiritualité à laquelle nous ouvre l’écologie, cela passe par les autres.
M.C. : Les engagements, c’est souvent une question de relations, d’aller à la rencontre d’autres humains, mais il y a aussi les non-humains qu’on essaie de respecter, de rencontrer. La prière, la méditation, c’est la rencontre avec un Autre, qui est un vivant aussi. Dans la spiritualité qui se base sur l’Évangile, il y a toute une dimension de relation, d’amour, tu te connectes à la création et à l’origine de la création, en essayant de fonctionner sur le mode de l’amour, du don.
Qu’est-ce que signifie pour vous espérer dans un monde en basculements ?
M.C. : C’est la grosse question ! Là-dedans, il y a la question du mal. Espérer, c’est reconnaitre autour de moi des personnes qui veulent résister au mal, et accompagner ce basculement pour que ce soit le moins traumatisant possible. Ce sera traumatisant, mais c’est important d’être solidaire là-dedans, pour que les plus fragiles ne soient pas toujours ceux qui payent le prix fort. Espérer, c’est m’obliger à ne pas regarder que du côté sombre, du trou qui nous aspire, mais à regarder aussi toutes les personnes qui essaient de garder et de sauvegarder la vie, malgré ce qui se prépare.
F.M. : J’ajoute une autre nuance : espérer, c’est vraiment accorder toute son l’importance à la vie que nous vivons. La méditation nous aide à ça, les relations, être attentif à la beauté, etc. C’est de nouveau une question de changement de regard. Prendre le temps de dire « merci » et d’accueillir ceux qui nous sont adressés est vital. Cela passe aussi par nos bonjours dans le métro, aux personnes sans domicile fixe, en les regardant, en les reconnaissant comme personnes. Moi je dis que le métro, c’est ma cathédrale !
[1]Exercices spirituels de St Ignace de Loyola, une démarche qui propose de creuser le lien entre prière et vie quotidienne.