En Question n°149 - juin 2024

Fatima Ouassak : Penser l’écologie à partir des quartiers populaires

Nombreux sont les observateurs qui constatent – souvent avec regret, parfois avec sarcasme – un manque de diversité socio-culturelle au sein du mouvement climat. Serait-ce uniquement une question de sensibilisation ou d’inclusion, ou bien le problème est-il plus profond ? Dans cet entretien, Fatima Ouassak, politologue française, essayiste et militante écologiste, féministe et antiraciste, cherche à élargir le front écologiste et invite l’écologie politique à se renouveler, à partir des quartiers populaires, de l’histoire décoloniale et… des religions.

crédit : Fatima Ouassak

Ses propos et ses engagements sont radicaux, ils creusent à la racine, grattent nos évidences, nous bousculent et nous donnent une redoutable matière pour penser et mettre en œuvre une écologie vraiment populaire. Fatima Ouassak, Française née en 1976 dans la région marocaine du Rif, est politologue, essayiste et militante écologiste, féministe et antiraciste. Elle est cofondatrice du collectif « Front de mères », un syndicat de parents dans les quartiers populaires, et de « Verdragon », la première maison d’écologie populaire en France, dans le quartier de Bagnolet, dans le département de la Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne. Début 2023, elle publiait Pour une écologie pirate : Et nous serons libres (aux éditions La Découverte), un essai percutant et stimulant, appelant à un projet écologiste « initié dans les quartiers populaires, qui y articulerait enfin l’ancrage dans la terre et la liberté de circuler ».

Qu’est-ce qui vous a amené à rédiger Pour une écologie pirate ?

Avec d’autres, je constate le manque d’organisation politique au sein des quartiers populaires d’Europe, et donc la nécessité de faire émerger une pensée, une réflexion, une analyse et des outils politiques et stratégiques depuis ces quartiers populaires. Je souhaite contribuer à ce mouvement, en y consacrant une partie de ma vie, grâce à l’écriture et au militantisme. J’y participe avec ma propre expérience personnelle, de femme racisée, musulmane, mais aussi de mère, ayant grandi et habitant encore aujourd’hui dans des quartiers populaires. Je suis une militante antiraciste et intersectionnelle, c’est-à-dire que je crois en la nécessité de la convergence des luttes. Cela fait 20 ans que je travaille à cette alliance, avec plus ou moins de succès, en me déplaçant à différents endroits, à la campagne, dans des universités, dans des espaces féministes, dans des lieux écologistes, etc. C’est avec ce bagage que j’ai rédigé Pour une écologie pirate, et c’est en raison de cette expérience que je me permets autant de « mutineries », de critiques envers le mouvement écologiste dont je fais partie.

Vous avez notamment participé à la création de Verdragon, la première maison d’écologie populaire en France. Qu’est-ce que ce lieu a de si singulier pour vous ?

Verdragon est née de l’alliance d’une association écologiste, Alternatiba, et d’une association antiraciste et féministe, le Front de mères. C’est une expérience concrète d’alliance des luttes au service d’une écologie commune, qui a duré trois ans, de janvier 2021 à janvier 2024. Notre souhait est désormais de lancer un genre de Verdragon ambulant, qui migrerait ailleurs en France et pourquoi pas en Europe – il y a d’ailleurs une piste à Bruxelles, portée par le Front de mères Belgique.

En premier lieu, Verdragon a montré la volonté de personnes non blanches – en majorité des femmes – de s’ancrer dans un territoire, de pouvoir enfin se dire : « ce bout de terre, c’est aussi le nôtre et celui de nos enfants ». C’est important, car l’une des conditions concrètes pour pouvoir s’organiser politiquement, c’est d’avoir des locaux, un bout de terre.

Ensuite, ce qui importe, c’est ce que nous avons réalisé – je l’explique plus en détail dans le livre. Par exemple, nous avons mis en place un « GIEC[1] pour tous ». On a aussi organisé une série de formations autour de l’écologie décoloniale avec des personnalités comme Malcom Ferdinand[2]. C’est important d’avoir un lieu où on va au-delà du faire, où on peut aussi penser l’écologie, depuis ces lieux marginaux que sont les quartiers populaires ou les départements d’Outre-Mer. Un autre aspect important, c’est que Verdragon était un lieu à hauteur d’enfant, le projet politique était pensé avec les enfants constamment au centre. On a organisé une manifestation autour du slogan « Génération Adama[3], Génération climat, même combat », on a fait des conférences en mangeant et des conférences en musique, on a commémoré le massacre du 17 octobre 1961 (répression meurtrière, par la police française, d’une manifestation pacifique d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN[4], dans un contexte de guerre d’indépendance en Algérie), etc. On a débordé d’énergie et d’initiatives et, en même temps, on a dû se défendre contre des attaques, parfois très violentes.

C’est le troisième enseignement que je tire : l’expérience de Verdragon montre que, lorsque des populations marginalisées se saisissent de l’écologie comme outil de libération, d’émancipation, cela provoque une série de réactions virulentes, de toutes parts, y compris d’écologistes qui font mine de s’intéresser au sort des populations marginalisées mais avec des propos condescendants du genre : « Allez, bougez-vous les pauvres, faites de l’écologie ». Dès que ces populations qui vivent dans les quartiers populaires cherchent à s’organiser sérieusement, politiquement, elles sont méprisées. Il y a une tendance à considérer que l’écologie, pour ces gens-là, ne peut pas être de la pensée politique, des luttes conscientes, mais seulement des petits gestes, comme ne pas gaspiller, se partager des vêtements, etc. Pire, Verdragon a été attaquée de toutes parts, y compris par des représentants de partis de gauche (PS, EELV, LFI, PCF[5]), déclarant que « ces femmes-là » (et moi en premier lieu) seraient « islamistes », « communautaristes », « un danger pour le vivre ensemble, pour la laïcité, pour la République », etc. En fait, en France, il y a un genre de consensus, que ce soit à droite et évidemment à l’extrême droite, mais aussi à gauche, pour dire que les populations racisées et les quartiers populaires ne doivent jamais s’organiser politiquement. Cela montre bien la perméabilité des idées d’extrême droite, même au sein de la gauche.

Votre ouvrage part d’un constat : face à l’ampleur du désastre climatique et environnemental (largement chiffré et documenté), le mouvement écologiste européen est trop faible car il est trop peu populaire. Comment l’expliquez-vous ?

L’échec du mouvement écologiste aujourd’hui se situe à mon avis à deux niveaux. Premièrement, il manque les conditions pour qu’une écologie puisse émerger depuis la classe ouvrière, les milieux populaires. L’expérience de Verdragon montre qu’il faut lutter pour avoir le droit de lutter, pour obtenir le droit à la parole. Aujourd’hui, des millions de personnes sont muettes, absentes du débat politique, notamment écologique. Deuxièmement, le mouvement écologiste tend à négliger, voire à boycotter, la pensée écologique qui provient des marges. Ces critiques, je me permets de les formuler car je suis partie prenante du mouvement écologiste – donc c’est une forme d’autocritique – et parce que je considère qu’il est essentiel d’élargir le front écologiste.

Dès lors, quelles sont selon vous les conditions pour élargir le front écologiste ?

Au-delà des critiques, l’essentiel de mon livre, c’est de formuler une proposition positive, derrière l’idée d’écologie pirate. C’est une écologie qui met au centre la liberté, en premier lieu celle de circuler, mais aussi les droits des enfants, la libération animale, la Méditerranée comme point de ralliement, etc. Autant de manières de faire rêver des personnes qui sinon ne s’intéresseraient pas à l’écologie. Dans mon livre, je fais référence au manga One Piece[6], car c’est une manière de changer de référent, d’univers culturel, pour toucher d’autres populations.

En outre, je pense qu’il faut prendre la mesure de l’imbrication du système capitaliste et du système colonial. À mon avis, on ne peut envisager la lutte écologiste si on n’envisage pas dans le même temps une lutte antiraciste et internationaliste. Pour moi, ce qui définit le mieux la condition des populations racisées qui vivent en Europe, c’est le fait d’être sans terre, d’être doublement privées de terre. Nous ne sommes plus de là-bas, nous ne sommes pas d’ici non plus. J’y vois un lien étroit entre les ravages de la terre – notamment celle des quartiers populaires où sont concentrés des échangeurs autoroutiers, des centres commerciaux, des centres de données, des parkings, etc. – et la manière dont on traite la population qui habite cette terre. Comment voulez-vous lutter sérieusement contre les ravages de la terre sans prendre en considération la sous-humanisation des populations qui y vivent ? L’écologie ne peut pas fonctionner si les habitants qui habitent la terre ravagée ne peuvent pas eux-mêmes la défendre.

Vous estimez qu’on n’écoute pas assez ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Vous écrivez notamment : « L’écologie politique en France ne considère jamais l’Afrique comme un espace philosophique, politique et militant à partir duquel pourrait s’envisager une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux ». Qu’aurions-nous à apprendre de l’Afrique pour mener la transition écologique ?

Avant tout, l’Afrique, c’est grand, c’est un continent. Le Maroc est différent de l’Afrique du Sud, etc. Je ne voudrais pas donner l’impression de mettre toute l’Afrique dans le même panier ; ce serait terriblement dénué de complexité et de subtilité. J’utilise le terme d’Afrique comme j’utilise celui d’Europe. Et entre les deux, il y a la Méditerranée qu’on a érigée en frontière. Mon concept d’écologie pirate, il s’adresse à l’Europe.

Dans mon livre, j’ai notamment décortiqué les propos d’André Gorz, un des grands penseurs, et à mon avis le meilleur, de l’écologie politique. André Gorz déploie une critique radicale du capitalisme, mais on n’y trouve aucune trace d’anticolonialisme, pas même d’internationalisme. Pourtant, à l’époque de la guerre d’Algérie, il dialogue régulièrement avec Jean-Paul Sartre et il est impliqué dans la fondation du Nouvel Observateur : une personnalité et un journal très engagés pour la libération algérienne. Dans un de ses écrits, il va même jusqu’à parler de l’Europe comme civilisée et de l’Afrique comme barbare.

Ce que j’essaie de dire par là, ce n’est évidemment pas qu’il faut jeter André Gorz à la poubelle, mais que c’est dommage, pour nous écologistes, de ne pas prendre en considération, de ne pas faire nôtres les luttes de libération anticoloniale pour les inclure dans le patrimoine écologiste, comme outils politiques et stratégiques. Ce que je reproche à André Gorz, et par là au mouvement écologiste, c’est de ne pas voir dans les luttes anticoloniales des luttes de libération de la terre. Quand je regarde le patrimoine écologiste, en termes de luttes, je le trouve faible, je trouve qu’il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent pour nous donner de la force, pour nous faire rêver… Nous devrions nous renforcer des luttes anticoloniales, qui sont des luttes incroyablement inspirantes. Par exemple, on ne considère pas assez ce que signifie la lutte de libération anticoloniale algérienne, comment après 132 ans de spoliation de la terre, puisque le colonialisme c’est ça, il y a une lutte victorieuse, qui libère un pays, un continent, une terre.

Donc, quand je dis « cap au Sud », j’invite à observer aussi les luttes politiques qui ont été menées et qui sont d’ailleurs toujours en cours, et à voir dans quelle mesure elles peuvent permettre d’élargir le champ des luttes et des victoires qui mobilisent et qui donnent envie. Par exemple, dans les quartiers populaires, si vous parlez de libération anticoloniale en Algérie, vous avez un peu plus de chance de mobiliser que si vous parlez de Notre-Dame-des-Landes ou de Sainte-Soline[7], parce que cela fait partie d’une histoire commune.  C’est la même chose pour la Belgique avec la décolonisation du Congo, et en fait pour presque tous les pays d’Europe occidentale. Donc, politiquement, moralement et stratégiquement, j’invite à élargir le front écologiste aux luttes anticoloniales pour lui donner de la force.

Dans votre ouvrage, vous dénoncez aussi un certain mépris occidental vis-à-vis de l’islam et un déni de sa dimension spirituelle. En quoi une meilleure prise en considération de cette dimension spirituelle pourrait-elle stimuler la transition écologique ?

Tout d’abord, il y a quelque chose à dire sur ce que nous pouvons envisager, en tant que population musulmane vivant en grande partie dans des quartiers populaires, pour nous-mêmes aussi, et pas seulement pour le front écologiste majoritaire. Personnellement, j’ai un pied dans les deux, l’un dans le mouvement écologiste que je cherche donc à élargir, et l’autre au sein de cette minorité musulmane qui tente de s’exprimer et de s’affirmer.

Ceci étant dit, c’est pour moi une évidence que les musulmans doivent pouvoir s’engager dans l’écologie avec leur spiritualité comme force, ce qu’on leur dénie pourtant. Le discours politique en Europe, et encore davantage en France, consiste à dire : « Vous, musulmans, on veut bien que vous soyez musulmans à la maison – et encore –, mais c’est tout ! La religion c’est une affaire privée ». En France, pour vous donner le niveau d’absurdité et de violence du débat public, on en est à débattre pour savoir si des femmes peuvent porter leur foulard dans le métro ou, pire encore, si elles ont le droit d’être plus ou moins couvertes dans la mer, contraventions à l’appui. Un autre exemple que je trouve frappant, c’est celui d’une récente manifestation en soutien à la cause palestinienne lors de laquelle une personne aurait proclamé « Allahu akbar » en arabe, c’est-à-dire « Dieu est grand » en français. Cette personne a été stigmatisée, non pas seulement par des extrémistes de droite, mais aussi par la secrétaire nationale du parti écologiste EELV, Marine Tondelier, qui a considéré, dans un média télévisé, qu’il s’agissait de propos choquants, scandaleux, qui n’avaient rien à faire là.

Je trouve particulièrement ironique que la représentante de l’écologie politique en France trouve scandaleux de dire « Dieu est grand » à l’occasion d’une manifestation, alors que son mouvement politique honore, dans une forme d’exotisme, des spiritualités autour de Gaïa et de la Pachamama, de la théologie de la libération, de figures comme Vandana Shiva, etc. En France, EELV revendique la dimension spirituelle de la personne humaine, le fait qu’on ne peut pas avoir uniquement un rapport matérialiste au monde, qu’il s’agit aussi de penser le rapport charnel, le rapport affectif à la terre, au vivant… sauf quand il s’agit de l’islam. L’islam, c’est non ! Et moi, je fais l’hypothèse que c’est parce que cette spiritualité-là, elle est vectrice d’émancipation et de libération. De même que je considère l’écologie comme une lutte émancipatrice et libératrice. Donc, s’engager dans l’écologie en étant armée de sa religion, je trouve que c’est fondamental.

La religion musulmane, et les religions de manière générale, consistent en un certain rapport au monde, un rapport au vivant, un rapport aux animaux, un rapport à la machine, un rapport à l’autre ; toute la question de l’altérité y est centrale. Ce sont des enjeux fondamentaux pour l’écologie. Interdire de dire « Dieu est grand » dans une manifestation, c’est une manière d’amputer l’autre, de lui dire : « Tu peux venir, mais affaibli. Ce qu’on te demande de faire, c’est de trier tes déchets, c’est de ne pas gaspiller, c’est de suivre nos conférences, mais ne viens pas armé de ce que tu es et des forces qui pourraient te porter ».

Je sais que c’est difficile… Je le vois bien quand j’arrive en tant que musulmane. Quand je porte une réflexion aux accents religieux dans le débat écologiste, je sens bien qu’on me regarde de travers. D’ailleurs, vous êtes une des rares personnes à me poser cette question-là. Mais pour moi, c’est fondamental de venir avec tout ce qu’on peut, en particulier notre rapport à Dieu, au vivant.

Notes :

  • [1] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

    [2] Malcom Ferdinand (1985) est un ingénieur en environnement, docteur en science politique et chercheur au CNRS qui étudie les interactions entre l’histoire coloniale et les problématiques environnementales.

    [3] Adama Traoré (1992) est un jeune, décédé le 19 juillet 2016 à l’âge de 24 ans à la gendarmerie de Persan (en région Île-de-France), après son interpellation par la police, alors qu’il tentait de fuir un contrôle.

    [4] Front de libération nationale, parti algérien fondé en 1954.

    [5] Parti socialiste, Europe Écologie Les Verts, La France insoumise, Parti communiste français.

    [6] One Piece est une série de mangas (bandes dessinées japonaises) qui se déroule dans un monde fictif dominé par les océans, où certains pirates aspirent à une ère de liberté et d’aventure.

    [7] À Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique, France), de 2009 à 2018, des opposants au projet d’aéroport du Grand Ouest ont créé une ZAD (zone à défendre) pour défendre une zone humide préservée. À Sainte-Soline (Nouvelle-Aquitaine, France), des manifestants se sont rassemblés en octobre 2022 puis mars 2023 pour s’opposer à un projet de méga-bassines (retenues d’eau destinées à l’irrigation).