Le 08 décembre 2023

Étude 2023 (2) – Qu’espère-t-on encore de la culture ?

Introduction

« No culture no future » entendait-on scander en réaction aux restrictions sanitaires affectant le milieu culturel. Défendre la culture comme un pilier de notre société démocratique apparaît comme un postulat consensuel. Mais comment justifier l’apparente évidence d’une politique culturelle ambitieuse ? Sa vocation change-t-elle dans un monde abîmé, soumis à l’urgence d’une part, et à l’utilitarisme d’autre part ? Faut-il mettre en avant les fécondités politiques de l’art, au risque d’en faire un simple outil inféodé aux exigences du temps présent ? Ou doit-on, à l’inverse, revendiquer l’aspect transcendant et insaisissable des expériences esthétiques, avec le danger de faire de la culture une sphère à part, réservée aux seuls initiés ?

En parcourant le travail des artistes, des militants ou des acteurs institutionnels du monde culturel, la présente étude esquisse la ligne de crête d’une culture ni complice, ni pure : un art de l’à-côté, de la subversion quotidienne tendue vers l’Autre.

La maison Cauchie à Etterbeek - crédit : Héloïse Nolet
La maison Cauchie à Etterbeek – crédit : Héloïse Nolet

Présentation

Ce dossier s’attache à interroger divers types de pratiques culturelles, de la peinture à la musique, du slam et de la poésie à l’architecture, et de sonder les fonctions qui y sont associées.

En ouverture, Jean-Baptiste Ghins nous emmène à la rencontre de Caroline Chariot-Dayez et Jean-Paul Dessy, pour un entretien croisé qui mêle esthétique et spiritualité. Caroline Chariot-Dayez peint des plis depuis presque 20 ans. Ses toiles aux nuances claires laissent apparaître des drapés en lévitation, dont chacun est une méditation faisant signe par-delà le visible. Jean-Paul Dessy est violoncelliste, compositeur et responsable de la maison de l’écoute Arsonic (Mons). Sa musique, qui s’articule aux techniques contemporaines et se déploie au rythme de créations nouvelles, se veut langage de communion. Entre esthétique et spiritualité, cet article discute des résistances au dictat matérialiste.

Ensuite, Manon Houtart interroge, avec Justine Huppe, les ambitions politiques de la littérature contemporaine. Que peut-on encore attendre de la littérature aujourd’hui, alors même qu’elle est soupçonnée d’inutilité ? Par quels moyens, et à quelles conditions, la littérature peut-elle endosser une fonction politique, capable de produire des effets sur le monde social ? On en parle avec Justine Huppe, chercheuse en études littéraires à l’ULiège et autrice d’un récent essai, La Littérature embarquée, publiéaux éditions Amsterdam.

Pour poursuivre, Manon Houtart recueille le témoignage de Ben Kamuntu, artiviste congolais, qui mène de front luttes politiques et poétiques. Ben Kamuntu est slameur, co-éditeur et activiste. Il est né et a grandi dans la région du Kivu, en République démocratique du Congo (RDC), avant d’obtenir l’asile en Belgique en 2022. Sa révolte face à l’insécurité et à l’impunité politique qui règnent dans son pays nourrit un double engagement, militant et artistique.

Jean Tonglet, quant à lui, nous offre une analyse de terrain sur la culture comme levier d’émancipation, nourrie par l’expérience du mouvement ATD Quart Monde et la pensée de son fondateur Joseph Wresinski. Volontaire permanent du mouvement ATD Quart Monde depuis 1977, Jean Tonglet se consacre aujourd’hui à la diffusion des œuvres et de la pensée de Joseph Wresinski. Il vient d’éditer La culture comme levier, un ouvrage à paraître en février 2024 aux Editions du Cerf, qui reprend une vingtaine de textes du fondateur d’ATD Quart monde sur le thème de la culture, en large part inédits.

Pour donner corps à ce dossier, Jean-Baptiste Ghins et Héloïse Nolet nous transportent, à bicyclette et un appareil photo à la main, à la découverte de curiosités bruxelloises, nous invitant à vivre un tourisme éclairé. Pour contredire l’impératif d’exotisme en matière de découverte culturelle, ils sont allés à la rencontre des beautés voisines. Au fil des lieux et des conversations, une question finit par s’imposer : existe-t-il une manière de faire du tourisme qui n’alimente pas la consommation de masse ?

Enfin, Ralph Dekoninck plaide pour un rapprochement entre art et science, en inscrivant la culture au cœur du projet universitaire. En effet, les approches artistique et scientifique sont habituellement décrétées incompatibles. Pourtant, à la fois lieu de culture et de savoir, l’université encourage aujourd’hui les croisements entre ces deux univers. C’est une manière de rejoindre le projet des Lumières elles-mêmes, celui de l’émancipation par la connaissance, qui embrasse tant l’intuition créatrice que la rigueur mathématique. Contre l’actuelle compartimentation des disciplines et la rationalisation à outrance, que gagneraient recherche et enseignement à se nourrir des pratiques issues du monde de l’art ?

Conclusion

Interroger la culture en demandant ce que nous en espérons « encore », c’est déjà la mettre en difficulté. L’adverbe semble en effet laisser croire que nous sommes désabusés. Espère-t-on encore quelque chose de ce monde élitiste, accessible à quelques nantis seulement ? Croit-on sincèrement que, face à la destruction des écosystèmes et l’extension des fronts militaires, fréquenter les arts entre éduqués puisse être d’une quelconque utilité ? La bourgeoisie cultivée a-t-elle été d’un grand secours face à la montée des fascismes ? Et même sous sa modalité populaire, qu’a donc la culture de subversif ? N’est-elle pas le parfait accompagnateur de l’accélération du monde : on s’épuise à travailler, on se régénère en se divertissant, et le cycle peut s’éterniser jusqu’à la catastrophe ? Décidément, le bilan est mitigé, et la question bien légitime : face aux indécences du marché de l’art, aux horaires de musées qui, mimant ceux des heures de bureau, les rendent virtuellement fermés à la majorité de la population, au dégueulis de contenus que nous font avaler les plateformes, qu’espère-t-on encore de la culture ?

Réponse : ce qu’on en a peut-être toujours attendu, à savoir une réplique. C’est l’horizon que dessinent les articles de ce dossier. La culture n’apporte pas de solution toute faite, mais une contre-proposition : au monde tel qu’il est régi, la culture rétorque qu’il n’a pas le dernier mot. Elle refuse les logiques habituelles, elle fait montre d’une tenace impertinence, elle est, pour paraphraser saint Luc, un signe de contradiction (Luc 2, 33-35). « L’une des plus nobles fonctions humanistes de la culture fut de faire apparaître un contraste entre elle et le reste de nos pratiques sociales afin d’en effectuer la critique », défend Terry Eagleton, professeur de littérature. Étrange attribut de cette vieille dame turbulente que de conserver le même rôle sous des masques toujours distincts. Encore faut-il lui donner les moyens de déployer cette fonction de contrepoint : l’injonction à une utilité sociale immédiate et la soumission aux logiques marchandes constituent aujourd’hui les plus redoutables menaces contre ce que l’on pourrait nommer « l’espérance culturelle ».

1. Résister

La culture peut fonctionner comme un outil de résistance à ce qui apparaît comme allant de soi. « L’art résiste en stimulant le désir pour quelque chose de plus profond que le donné », nous dit Caroline Chariot-Dayez… Stimuler le désir pour d’autres mondes possibles, d’autres langues possibles : telle serait l’une des vertus de la culture. Car, ainsi que le suggère Justine Huppe, il serait réducteur de cantonner la puissance transformatrice de la culture à sa seule capacité à « représenter » ou « documenter » : la complexité du réel peut être mise au jour par une multiplicité de procédés esthétiques, qui tirent précisément leur force de la distance qu’ils prennent avec les discours qui tendent à l’objectivité et procèdent par l’enquête, tels que le journalisme ou la science.

Il faut aussi se demander ce que traduit le simple geste de chercher à définir les fonctions de la culture, à lui prêter des vertus agissantes, voire politiques : cela ne revient-il pas à se plier à l’injonction à « servir à quelque chose » ? Résister, par la culture, à l’ordre établi, ne pourrait-il pas revêtir les atours d’une forme de gratuité ? Faire l’exercice de notre capacité à créer, à penser, à nous émouvoir en dehors de toute recherche de profit immédiat : n’est-ce pas déjà braver la course à la rentabilité et à la performance qui caractérise les sociétés néolibérales ? La vie contemplative et communautaire que suscite la culture n’est-elle pas déjà une forme d’antidote au consumérisme et à l’individualisme ?

2. Surprendre

Si l’on admet que l’expérience esthétique se réalise dans la surprise, voire le bouleversement, il convient de s’interroger sur les pratiques culturelles qui favorisent une disposition à l’avènement de l’inattendu. Les lieux touristiques emblématiques, les expositions sensationnelles, les films et romans savamment taillés pour nous plaire, à la lumière des algorithmes et autres théories économiques de l’offre et de la demande, ne contreviennent-ils pas à l’idée même d’une déroutante nouveauté ? Si l’on attend de la culture qu’elle déroge au déjà vu, ne faut-il pas aussi prendre le risque de la déception ? Oser arpenter des textes qui requièrent une autre modalité d’attention que l’écriture limpide d’un récit documentaire ; oser fréquenter des lieux qui requièrent une autre curiosité que celle des prises de vue instagrammables, c’est consentir à l’éventualité de ne pas s’en mettre simplement « plein la vue », c’est consentir à l’incertitude intrinsèque du surgissement. D’une telle ouverture résulteront des faveurs insoupçonnées : curieusement, ainsi que le montre Ralph Dekoninck, même dans les domaines que l’on pense a priori balisés, comme la science, les pratiques expérimentales issues du monde de l’art peuvent s’avérer fécondes.

3. Rendre digne

Écrire un texte littéraire, déclamer une tirade de Sophocle, visiter un musée, apprendre à peindre ou à broder, lire des livres et en discuter : ces pratiques relèvent-elles de la nécessité, voire du droit fondamental, ou d’un luxe qui n’aurait rien d’essentiel ? Les slameurs de Goma comme les participants aux ateliers théâtre et bibliothèques de rue d’ATD Quart Monde montrent qu’il s’agit là d’une affaire de dignité humaine : dans l’insécurité politique la plus menaçante comme dans la profonde précarité, la culture permet de recouvrer une fierté, et nourrit l’envie de participer à l’édification du monde. Car la culture n’est pas une simple occupation : elle est accès à la connaissance de soi et de sa condition. L’œuvre d’art, soutient le philosophe Theodor Adorno, est l’expression matérielle de l’événement historique, c’est-à-dire qu’elle nous met, par des voies détournées, face à ce qui nous arrive. Favoriser l’appropriation éclairée d’un patrimoine culturel, en élargissant l’accès aux savoirs et à la pensée critique, permet d’étendre la vocation épistémique de l’art au-delà des seuls milieux éduqués. Exclure qui que ce soit de la culture revient à refuser pour certains le droit à se comprendre soi-même.

4. Fédérer et ouvrir à l’altérité

Affirmer que la culture serait par essence émancipatrice ou édifiante serait un leurre. Plutôt que de lui prêter des pouvoirs magiques intrinsèques et immuables, il convient d’observer les actes qu’elle nous conduit à poser. Se retrouver pour slamer, prêter un livre à une amie pour l’aider à vivre un deuil, faire l’expérience de la communion lors de l’écoute collective d’un concert : nombreuses sont les pratiques culturelles qui donnent de l’épaisseur aux relations. Au-delà de la contemplation silencieuse et solitaire, la culture nous fait agir les uns avec les autres, les uns vers les autres. Nos expériences esthétiques sont susceptibles de nous décentrer de nous-mêmes et de nourrir ainsi nos rapports à autrui, selon un rapport d’horizontalité, mais aussi notre relation au tout Autre, à la verticalité de la transcendance.

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