En Question n°135 - décembre 2020

Être enfermé dehors…

La crise sans précédent que nous connaissons laisse aisément entrevoir les effets sociaux désastreux sur les personnes les plus fragiles de notre société. Parmi ces personnes, ceux que nous nommerons « les habitants de la rue » pour éviter de les qualifier de « sans », seront probablement très touchés par les effets sociaux de la Covid-19. Cet article n’a pas la prétention de lister ou d’analyser ces conséquences mais plutôt de poser un regard social sur le quotidien de ceux qui habitent la rue et sont habités par elle.

La rue, un lieu de souffrances et de débrouilles

S’intéresser aux personnes qui ont fait de la rue un lieu de vie, c’est probablement mettre le curseur dans une position extrême et visible de la lecture d’une série de symptômes sociaux et sociétaux. L’une des évolutions majeures de ces dernières années est que la problématique n’est plus le monopole des grandes villes. Des communes rurales connaissent ce qu’elles nomment « des situations d’errance » chez des personnes qui semblent avoir décroché.

L’autre tendance de cette dernière décennie est que chacune des trajectoires de vie des habitants de la rue est spécifique. On ne peut donc plus décemment attribuer aux habitants de la rue un profil unique, « clochardisé ». Par contre, il s’agit d’analyser le fait que les trajectoires des personnes ont en commun un ensemble d’expériences d’exclusions et de relégations qui fragilisent et conduisent, par défaut, vers la rue.

crédit : Jan Baborak – Unsplash


De nouvelles problématiques émergent, de nouvelles histoires s’ajoutent aux autres et convergent vers les zones qui semblent hors de protections sociales et affectives. Il convient ici de souligner que la présence accrue de femmes, de jeunes, de personnes en situation d’exil et de personnes plus âgées démontre le détricotage des filets de protection et le renforcement des processus de vulnérabilisation sociale. Ces « profils » sont particulièrement soumis à la violence des interactions et au manque récurrent de sécurité. Le vécu prolongé en rue a un impact non négligeable sur la santé physique : de manière concrète, les maladies respiratoires, dermatologiques et gastriques constituent le quotidien des habitants de la rue.

Aux prises avec les violences de genre et les diverses formes d’emprise, les femmes vivent corps et âme des effractions multiples. Pour survivre, elles doivent développer une hyper vigilance et un ensemble de stratégies qui vont réduire les risques majeurs : se masculiniser, développer des liens protectionnels, manquer d’hygiène pour se rendre moins désirable constituent des débrouilles résiduelles.

Les jeunes, quant à eux, ont un contact toujours plus précoce avec la rue et ce qu’elle présente et représente pour une construction identitaire lorsque le vécu est empreint de ruptures, d’échecs, de violences diverses. À plus d’un titre, cette présence grandissante d’adolescents et de jeunes adultes dans les interstices urbains souligne la vulnérabilité familiale et le fait que l’École, comme d’autres institutions sociales, n’est plus, pour ces jeunes, un lieu de socialisation, de protection et d’émancipation. Pris dans des comportements à risques, en particulier la consommation de psychotropes, de sexe et de violences, ils anesthésient des souffrances tout en questionnant la vie en flirtant avec la mort.

Rue et santé mentale

Les intervenants sociaux de proximité interpellent sur la fragilisation psychique des habitants de la rue. Cause ou conséquence d’un parcours de survie, on voit apparaître et s’accumuler des maladies mentales en même temps que des souffrances psychiques d’origine sociale. Le cumul d’exclusions et de ruptures constitue un capital de confiance négatif. Pour le psychiatre Jean Furtos, qui a une longue pratique avec les habitants de la rue, cela produit un « déficit de confiance en soi, en l’autre et en l’avenir», ce qui définit la précarité. Parallèlement, « la violence s’installe, s’amplifie, pour se capitaliser» et se traduit par des passages « par l’acte » d’autant plus que le vécu est indicible, empli de traumatismes.

Dans les situations extrêmes, ce qui constituait une affection psychique va s’amplifier au point de produire ce que Jean Furtos nomme un « syndrome d’auto-exclusion ». La personne s’exclut pour ne plus vivre l’exclusion, elle s’empêche de vivre pour pouvoir continuer à vivre. Cette faculté psychique qui se développe en situation de vécu extrême permet à l’individu de « se mettre en position off ». Cela va aussi renforcer un éloignement par rapport aux services sociaux. Ces personnes mettent à mal les intervenants car elles ne sont plus en capacité de formuler une demande, elles semblent rester coincées dans la « non demande » ou dans une inversion sémiologique de celle-ci lorsqu’elles parlent de leurs problèmes sociaux au médecin par exemple. La personne va déposer sa demande a priori au mauvais endroit, d’où l’inversion des lieux perçue par l’intervenant social. Le professionnel qui n’arrive pas à décoder cette dynamique relationnelle et ses enjeux aura tendance à orienter « vers le bon professionnel » et, malgré lui, à renforcer l’exclusion et sa subjectivité pour celui qui vit cette orientation.

L’intention n’est pas ici de poser un regard critique sur les pratiques professionnelles mais de souligner comment celles-ci peuvent, malgré elles, faire écho à une série d’ambivalences propres à la rue, aux trajectoires des personnes et à la complexité de ce contexte social. Et si l’aide alimentaire et sanitaire reste essentielle, il y a lieu de développer des pratiques cliniques de proximité adaptées et innovantes. Force est ici de réaffirmer que le défi majeur qui doit nous occuper est d’accorder la priorité à la santé mentale et sociale des personnes les plus vulnérables de nos rues, de nos quartiers, de nos communes.

De l’exclusion sociale à « l’enfermement dehors » 

S’il n’y a pas de profil type, il existe des convergences et des indicateurs qui permettent de nommer la vulnérabilité sociale et la grande précarité empreinte de désaffiliations majeures. Tous ne développent pas des ressources résiduelles de débrouille, et ces dernières dépendent de la capacité à refaire lien avec soi et autrui dans un contexte à haut potentiel de méfiance. Les jeunes rencontrés ont été ballotés dans leur parcours et sont pour la plupart issus de familles monoparentales en difficulté sociale ou relationnelle (situation du père qui ne sait plus assurer une autorité parentale). Ils ont aussi des parcours complexes dans des placements en famille d’accueil ou en institutions. Ils y ont appris à vivre dans le rejet total de ce que signifie l’attachement. Pour eux, le lien est source de traumatismes et de souffrances. La socialisation s’est réalisée dans les interstices, dans les groupes de pairs, en rue et ce de façon très précoce, dans des accroches flottantes. Les services spécialisés dans l’aide de proximité aux jeunes soulignent la difficulté pour ces derniers à trouver une place dans une société qu’ils ne comprennent pas.

Tout comme les jeunes, les personnes âgées et exclues vivent les effets des ruptures de liens sociaux. Bon nombre d’entre elles ne disposent pas de suffisamment de moyens financiers pour accéder au logement, à une résidence pour personnes âgées[1]. Un certain point de vue anthropologique serait davantage critique en analysant la manière dont une société prend en charge ses aînés… lorsque les abris de nuit connaissent une présence accrue de personnes âgées parmi les demandeurs.

L’exclusion sociale produit ou renforce des effets de fragmentations sociale et psychique tant chez les personnes fragilisées que chez les personnes qui sont considérées comme « malades mentales » et qui « tombent à la rue ». Les personnes évoquent la difficulté à trouver une place dans une société dont elles estiment qu’elle ne les désire pas autant qu’elles la désirent. Elles subissent les effets multiples de cette exclusion, elle aussi multiple, présentant des symptômes de leur mal-être dans le corps et le psychisme. L’identité se voit brisée, par la violence réelle et symbolique des liens à soi, à l’autre. Mais ces symptômes sont tout autant une invitation à plus de considération sociale.

L’exclusion, du latin excludere, signifie « le fait de ne pas laisser entrer, ne pas admettre, être tenu à l’écart, fermé dehors ». Au sens strict, l’exclusion et ses modes d’expression impliquent la perte. Au sens figuré, nous pouvons nous interroger sur les facettes du prisme de l’exclusion sociale au regard des représentations sociales et des valeurs sous-jacentes d’une société en mal de liens. Les modalités qui visent à vouloir inclure par injonction ou par criminalisation sont vécues comme une injustice sociale, une exclusion de l’exclusion. En effet, par peur ou par volonté d’une uniformisation, une certaine tendance consiste à davantage criminaliser celui ou celle qui occupe l’espace public pour y vivre et/ou à « l’inclure à tout prix ». Les qualifier de « sans » est une modalité de cette criminalisation de l’éloignement de la norme. Quant aux discours tels que « il faut les réinsérer à tout prix », ils sont une expression violente tant ils occultent le prix à payer pour cette insertion normée.

Les habitants de la rue décrivent avec leurs mots le sentiment d’être « enfermés dehors », au sens strict de l’exclusion mais aussi au sens symbolique car cet enfermement concerne les représentations communes et nos propres tremblements ou paradoxes liés à la peur de l’autre, du jeune qui est différent, de l’étranger. En effet, on s’offusquera que le mobilier urbain soit réfléchi pour éviter qu’un habitant de la rue s’y installe pour dormir tout comme on refuse d’habiter un quartier qui porte trop les stigmates de la grande précarité. Le sujet est sensible et visible mais qu’en est-il de ces personnes qui s’invisibilisent de plus en plus ?

Le débat ne saurait faire abstraction de cette réalité qu’un nombre grandissant habite la rue hors de tout regard parce que la banalisation brouille la vue sur les uns ou parce que lecontrôle social est devenu tel que les autres se cachent pour s’y soustraire en s’inscrivant dans le processus d’auto-exclusion.

Perspectives de la juste présence

Les habitants de la rue méritent que l’on s’attarde à nos modalités d’accompagnement pour réduire les risques de positions extrêmes telles qu’une certaine compassion qui consisterait à porter un intérêt focalisé sur l’hiver (et en particulier les fêtes de fin d’année), alors que le problème est récurrent, ou une position de sécurisation telle qu’elle se renforce en Europe. Il semble maintenant nécessaire d’opérer un changement de culture d’intervention et de réenvisager la proximité dans ce qu’elle porte comme valeurs fondamentales et méthodologiques.

Les professionnels de la proximité s’appliquent à développer une « clinique de l’abord »[2] qui, au fil des contacts et des rencontres, construit un lien en situation. Les espaces de proximité, souvent appelés « bas seuil d’accès », sont ouverts vers la rue. Ils offrent « un lieu de pause et de repos mais aussi d’échanges où retrouver des moments de convivialité et de restauration tant physique que psychique »[3].

Afin de réduire l’effet contextuel de l’exclusion, l’accueil des personnes nécessite la mise en place d’un « seuil écologique d’accès»[4], un accueil métissé au contexte des personnes. In extenso, la politique d’accueil devrait pouvoir se centrer sur les besoins des personnes dans tous les domaines de la vie et non plus sur les demandes qu’elles peuvent ou pas exprimer. Ainsi, les approches psycho-sociales de proximité sont reconstructrices de liens sociaux, pour autant qu’elles ne soient pas instrumentalisées par des politiques à visée sécuritaire. L’enjeu d’aller vers les publics est de taille car il rejoint la nécessité de proposer des formes alternatives dans nos champs d’intervention.

Comme le souligne Michel Joubert, « ce n’est qu’au travers de la ‘désinstitutionnalisation’ de la souffrance sociale qu’il sera possible de retrouver l’expression du rapport à soi et la signification sociale de cette expérience »[5].

Ainsi, pour Albert Ciccone, « l’agrippement à des postures théoriques, idéologiques, protocolaires, organisationnelles, politiques éloigne de la subjectivité et du corps des patients, empêche d’entendre ce que le psychisme et leur corps disent »[6]. De fait, l’enjeu majeur consiste à créer de la porosité dans nos cadres d’intervention, dans nos approches lorsque la tendance chez les habitants de la rue à être enfermés dehors est forte. Et cette capacité d’ouverture se doit d’être sensible, méthodologique, éthique et politique.

Références bibliographiques

  • Mauro Almeida Cabral, (L) Armes d’errance. Habiter la rue au féminin, Éd. Academia L’Harmattan, Coll. Transitions sociales et résistances, 2020.
  • Albert Ciccone, La violence dans le soin, Éd. Dunod, Coll. Inconscient et culture, 20, 2014.
  • Jean Furtos, « Les effets de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental’idées, n° 11, 2007.
  • Pascale Jamoulle (dir), Passeurs de mondes. Praticiens – chercheurs dans les lieux d’exils, Éd. Academia L’Harmattan, Coll. Investigations d’anthropologie prospective, 2014.
  • Michel Joubert et Claude Louzoun, Répondre à la souffrance sociale, Éd. Érès, Coll. Études, Recherches, Actions en Santé Mentale en Europe, 2005.
  • Alain Mercuel, Souffrance psychique des sans-abri. Vivre ou survivre, Éd. Odile Jacob, 2012.
  • Emmanuel Nicolas, L’auberge espagnole. Expérience ethnographique auprès des travailleurs sociaux de proximité en souffrances, Santé Mentale en Contexte Social, Multicultarité et Précarité, UCL, LAAP, 2007.

Notes :

  • [1] Certains opérateurs dans l’aide aux personnes dites « sans-abri » (Relais Social en Wallonie) réfléchissent à des projets de Maisons de Repos sur le modèle des Maison d’Accueil pour des personnes vieillissantes et qui, de par leur consommation d’alcool, de par leur mode de fonctionnement relationnel ne peuvent prétendre à des structures classiques.

    [2] Alain Mercuel, Souffrance psychique des sans-abri. Vivre ou survivre, Éd. Odile Jacob, 2012.

    [3] Idem.

    [4] Emmanuel Nicolas, L’auberge espagnole. Expérience ethnographique auprès des travailleurs sociaux de proximité en souffrances, Santé Mentale en Contexte Social, Multicultarité et Précarité, UCL, LAAP, 2007.

    [5] Michel Joubert et Claude Louzoun, Répondre à la souffrance sociale, Éd. Érès, Coll. Études, Recherches, Actions en Santé Mentale en Europe, 2005.

    [6] Albert Ciccone, La violence dans le soin, Éd. Dunod, Coll. Inconscient et culture, 20, 2014, p.3.