Le 02 juin 2005

être citoyens du monde

La présente réflexion reprend l’exposé de clôture d’une session tenue à Ottrott (Alsace) en juin 2005 avec un groupe de prêtres du diocèse de Namur en formation permanente. Le thème de la session était : Comment nous situer comme citoyens et chrétiens dans notre société de libéralisme capitaliste. Au terme de la démarche et en tenant compte du travail effectué en commun, on a essayé de répondre précisément à la question : comment nous situer. Comment nous engager comme « citoyens du monde » pour réaliser une mondialisation humaine. Après avoir rappelé la logique de mondialisation libérale qui crée une société de maîtres et d’esclaves, on définit l’objectif d’une mondialisation humaine, une société de personnes libres, une société qui vise « la liberté réelle pour tous (Amartya Sen), « le développement de tout l’homme et de tous les hommes » (Paul VI). Pour y arriver, la voie à suivre, à tous les niveaux, du local au mondial, est la démocratie. Il importe de trouver l’équilibre entre le souhaitable et le possible, entre la lucidité critique et prophétique et le sens politique des réalités. L’engagement des citoyens dans les « sociétés intermédiaires » (syndicats, associations…), complémentaire de l’engagement proprement politique, favorise le bon fonctionnement de la démocratie. Après avoir donné quelques exemples d’objectifs à poursuivre (financement diversifié de la sécurité sociale, financement équitable du non marchand…), on termine en soulignant l’importance de l’éducation des jeunes à la citoyenneté mais aussi d’une éducation permanente ou conscientisation des adultes. Pour les chrétiens, une pastorale de l’engagement dans la société, dans l’esprit de Cardijn et des communautés de base, est plus que jamais nécessaire. 

Pour une mondialisation humaine

Dans cette première partie, je tâcherai d’abord de caractériser de façon synthétique et en quelque sorte symbolique la logique de la mondialisation libérale (« notre société de libéralisme capitaliste ») et ce que pourrait être l’autre mondialisation que nous souhaitons. Puis je tâcherai de pointer les moyens qui pourraient être mis en œuvre, les voies qui pourraient être suivies pour changer les choses et en tout cas nous situer en citoyens responsables et en chrétiens pleins d’espérance dans le monde actuel.

La mondialisation libérale.

Nous avons longuement rappelé – et illustré par des exemples tirés de notre expérience – comment la logique du libéralisme, dominée par la recherche exclusive du profit et devenue assez puissante pour échapper au contrôle du politique, engendrait l’inégalité, la prolifération des laissés pour compte (chômeurs chez nous, peuples et continents entiers- l’Afrique), surexploitait la planète en épuisant ses ressources, déshumanisait les relations, asservissait les esprits par la publicité, etc. On pourrait résumer ce processus en empruntant une formule à Édouard Herr[1]. Il se réfère à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, reprise jadis et  commentée par le Père Fessard. Dans la société de libéralisme capitaliste, on est maître ou esclave. Ceux qui possèdent la richesse et exercent le pouvoir et, à divers degrés, ceux qui en profitent, sont des maîtres. Les autres sont esclaves – et même beaucoup ne sont même pas esclaves, ils sont exclus, chassés, marginalisés. On peut même dire que la grande masse des êtres humains sont esclaves, esclaves du travail, de la consommation, de la publicité, des medias de masse. À la limite, les maîtres même sont esclaves du processus, de l’engrenage qui doit produire à tout prix du profit et de la croissance.

Une autre mondialisation.

L’autre société, celle que nous voulons serait une société de personnes libres. Au lieu de chercher le profit à tout prix, l’économie, dans une saine conscience de ses fins, produirait un fruit, le bien social pour tous, ce que Amartya Sen, cité dans l’article de Herr, appelle « la liberté réelle pour tous », ce que Paul VI dans Populorum Progressio, appelait « le développement de tout l’homme et de tous les hommes » [2]. Un développement durable et soutenable qui se soucie aussi des générations à venir et veille à la sauvegarde de la création. Pour arriver à ce résultat déjà exigé par une juste conception de l’économie, il est essentiel que le politique reprenne le contrôle de l’économie, exerce effectivement  le pouvoir et que le citoyen se réapproprie ce pouvoir dans une vraie démocratie.

J’ajoute et je souligne, car c’est capital, que ce deuxième modèle de mondialisation n’est pas seulement un idéal, une possibilité mais qu’il est déjà à l’œuvre à travers tout ce que, au cours de notre démarche, nous avons appelé les résistances et que nous allons maintenant un peu rassembler. Enfin, dans un regard de foi, nous pensons que cette autre mondialisation, ce monde de liberté n’est autre que le Royaume de Dieu qui grandit secrètement au cœur de ce monde.

Quel alter-mondialisme ?

Comment arriver à cette vraie démocratie, à ce monde juste ? Notre travail de cette semaine, soucieux d’engagement concret, s’est surtout tourné vers le local. Il est nécessaire cependant de nous intéresser au niveau international et mondial. Un de vos groupes a ouvert la voie en affirmant la nécessité d’une autorité porteuse d’un projet de société juste à dimension mondiale, tout en soulignant qu’une telle autorité devrait être portée par une volonté commune des habitants de la planète. C’est ce qu’affirmait déjà la pensée visionnaire de Jean XXIII dans l’Encyclique Pacem in Terris :  « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent, eux aussi, des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle (137). Cet organisme de caractère général, dont l’autorité vaille au plan mondial et qui possède les moyens efficaces pour promouvoir le bien universel, doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force (138) »[3].

Je voudrais m’arrêter un peu sur ce point : pour civiliser la mondialisation sauvage, il faut une action politique sur le plan mondial. Et des outils, des instruments existent. Il y a l’ONU justement, qui n’est pas un « machin » comme le disait avec dédain le général de Gaulle mais une organisation indispensable, malgré toutes ses imperfections. Il y a, autour de l’ONU, les grandes organisations dépendantes comme l’Organisation Internationale du Travail (O.I.T), l’UNESCO, la FAO, etc. Il y a ces « grands messes », ces assemblées spéciales qui, périodiquement, réunissent les représentants et les experts du monde entier autour de grandes questions qui concernent le monde entier : la dernière sur le climat à Montréal en décembre 2005. Il y a aussi l’O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce) dont la mission est de réguler le commerce mondial  et d’arbitrer les conflits de concurrence (dernière assemblée en décembre 2005 à Hong Kong). Ces organisations sont  évidemment le lieu de rapports de forces, d’un affrontement très dur entre les intérêts des États ou des groupes d’États. Mais l’existence de tels lieux rend possible la négociation. Ce sont des lieux de multilatéralisme où quelques petits qui s’unissent peuvent obtenir des résultats face à tel ou tel « grand » qui voudrait imposer ses vues.

Il y a aussi, bien sûr, les organisations régionales, notamment l’Europe. N’oublions pas que l’Union Européenne s’est constituée autour d’un projet de paix et de démocratie et se développe dans un libéralisme tempéré et corrigé par la social-démocratie (l’économie sociale de marché). Dans un monde multi-polaire, une Europe forte et fidèle à ses meilleurs objectifs pourrait équilibrer la prépondérance américaine (ou d’autres forces à venir, comme la Chine). Au delà de la question du non au referendum dont nous avons longuement débattu et que, personnellement, je considère comme une erreur et une injustice, c’est la question du rapport entre le souhaitable et le possible, entre l’utopie  prophétique et le sens politique que je voudrais essayer d’éclairer.

Quel alter-mondialisme allons-nous pratiquer ? Je crois qu’un alter-mondialisme prophétique qui voit loin, qui dénonce les dangers, qui appelle à des solutions toutes nouvelles, est parfaitement justifié mais qu’il doit composer avec une volonté pratique de trouver les voies du possible, d’apprécier, de chercher et d’obtenir des avancées partielles, de travailler avec les organisations internationales, si imparfaites qu’elles soient. On peut à bon droit s’étonner que des objectifs auxquels tous les États affirment adhérer dans telle Conférence internationale sont ensuite, tout aussi unanimement bafoués ou oubliés. C’est le cas par exemple des résolutions « pour un développement durable », prises par le Sommet de Rio en 1992[4]. Pourtant cette Conférence et celles qui lui ont succédé restent des événements positifs parce qu’elles éclairent sur les situations et les problèmes, font avancer des idées, ouvrent des champs d’action et fournissent aux forces de progrès des leviers  pour changer les choses.

Démocratie réelle.

Ce même équilibre entre la lucidité critique et prophétique d’une part et le réalisme politique d’autre part  devrait caractériser l’engagement démocratique sur le plan national et sur le plan local. On parle souvent, ces derniers temps, de la « société civile », opposant parfois celle-ci au monde politique comme exprimant davantage la réalité des « gens ». Plusieurs hommes politiques, comme le premier ministre Guy Verhofstadt et Monsieur Louis Michel ont réagi en faisant remarquer que, alors que les hommes politique sont élus, la dite « société civile » n’a que la légitimité qu’elle se donne. Ils n’ont pas tout à fait tort. En réalité, la société civile et le monde politique sont plutôt complémentaires. Il est important que les citoyens ne se contentent pas de voter de temps en temps ou ne puissent s’engager davantage qu’en s’inscrivant comme membres d’un parti politique. Les associations (que les encycliques sociales appellent « sociétés intermédiaires » et dont elles encouragent, de façon constante, le développement) sont non seulement légitimes mais particulièrement opportunes. En Belgique, ces sociétés (syndicats, monde associatif) sont particulièrement développées et importantes. Entre elles et le monde politique, une interaction -information et interpellation réciproques – ne peut que favoriser le bon fonctionnement de la démocratie. Entre la société civile ainsi comprise et le monde politique, il n’y a donc pas opposition mais un dialogue critique. Elles introduisent dans le fonctionnement des institutions une part de démocratie participative.

Quelques questions.

Dans notre travail de cette semaine, nous avons énuméré quelques réformes nécessaires : partage du travail, taxe Tobin, remise de la dette des pays pauvres, contrôle de la publicité… Je voudrais pour ma part épingler trois questions. Tout d’abord, comment faire entrer le revenu du capital (la richesse de la rente) dans la solidarité sociale (nationale et mondiale) ? Le régime actuel de la sécurité sociale est fondé sur la solidarité entre les actifs (salariés et employeurs) et les non-actifs. Son financement est lié au volume de l’emploi. Il est mis en danger par le vieillissement de la population : c’est toute la question si actuelle et si épineuse des fins de carrière et du « pacte entre générations ». Mais il est mis en danger aussi par le développement des technologies et l’évolution des entreprises. Aujourd’hui il n’y a plus un parallélisme entre la prospérité des entreprises et le volume de l’emploi ; on pourrait presque dire : au contraire. Les entreprises les plus performantes fonctionnent avec moins de personnel parce qu’elles sont plus automatisées. La richesse est ailleurs. Faut-il recourir à l’impôt ? Les dernières mesures du gouvernement font un pas timide dans ce sens en imposant les sicavs. Devrait-on envisager une contribution sociale généralisée à toutes les sortes de revenus, une taxation des opérations financières ? C’est une question difficile mais qui, à mon avis, est centrale.

Deuxième question : ne serait-il pas vraiment possible que le marché finance le non-marchand ? Entendez-moi bien : il ne s’agit pas du tout de marchandiser le non-marchand en privatisant les services. Mais je constate un double phénomène. Dans l’évolution actuelle de la société, le non-marchand devient un très important, peut-être le plus important fournisseur d’emploi. En même temps que les progrès technologiques entraînent une diminution des emplois industriels et tertiaires, de nouveaux besoins se font sentir dans la société et le champ du non-marchand s’étend. En même temps, ceux qui travaillent dans ces domaines sont souvent mal payés, dans des statuts précaires, obligés de travailler à des rythmes inhumains. Les revendications des travailleurs de ces domaines s’adressent en général aux pouvoirs publics et n’atteignent pas le monde économique. Je pose la question : est-ce qu’une économie mieux régulée, plus raisonnable, plus responsable ne pourrait pas rendre possible un développement normal de cette branche de l’activité, pour un mieux vivre commun ? L’interpellation s’adresse aux économistes comme aux politiques.

Enfin dernière question que je me borne à mentionner sans plus : la grande pauvreté. Celle qu’on rencontre chez nous, dans les villes et dans les campagnes, avec en toute première ligne le problème du logement. Celle des pays laissés pour compte sur le plan mondial. On pensera à la si difficile mise en œuvre des « Objectifs du Millénaire ».

Pastorale et spiritualité de la citoyenneté responsable

Dans le prolongement de la réflexion fondamentale que nous avons partagée, j’aimerais vous livrer quelques réflexions qui pourraient servir de repères pour une pastorale et même une spiritualité dans la société d’aujourd’hui.

La première réflexion  irait à l’encontre du sentiment d’impuissance qui peut quelquefois nous saisir devant l’ampleur des problèmes. À quoi bon ? C’est l’importance qu’il y a de penser juste et de dire ce qu’on pense. Par rapport à la société dans laquelle nous vivons, essayer d’avoir une pensée lucide, de nous informer dans ce but et de dire simplement ce que nous pensons être juste. J’ai fait cette expérience depuis longtemps en ce qui concerne notamment les stéréotypes  plus ou moins racistes qui circulent sur les immigrés : ils sont sans fondement, des études sérieuses le montrent mais cela circule quand même jusqu’au moment où quelqu’un de courageux, dans la conversation de tous les jours, dit : non, ce n’est pas ainsi. Oser penser juste, oser le dire, oser aller à contre-courant de slogans populistes ou défaitistes ou simplistes, par exemple concernant l’impôt ou concernant le discrédit du monde politique.

Une deuxième réflexion concerne l’éducation à la citoyenneté. Elle doit commencer tôt, à l’école, dans la famille. Elle comporte un volet d’information, un éveil de l’intérêt pour la chose publique.  Mais c’est aussi une formation à la pratique de la démocratie, du débat, de la capacité d’écouter d’autres avis et de s’engager pour des causes importantes. Je crois profondément qu’il y a place aujourd’hui pour une pastorale de l’engagement dans la société, dans l’esprit de Cardijn, de la méthode de la JOC, des communautés de base et de la théologie de la libération. C’est aussi une tentation (ou une ruse) du monde libéral de faire passer ce genre de christianisme pour de vieilles lunes. Plus que jamais aujourd’hui, il est nécessaire d’inviter les chrétiens à reconnaître leur responsabilité personnelle, avec tous les autres, tous leurs  frères et sœurs humains, pour la réalisation d’une mondialisation juste et fraternelle. Sans doute faut-il inventer aujourd’hui de nouvelles formes, de nouveaux lieux, de nouvelles méthodes d’engagement, à travers les associations, les mouvements d’éducation permanente, les formations. Mais cette idée fondamentale que chacun – le plus petit, le plus humble- est capable de s’approprier personnellement sa propre libération et celle des autres, d’en être l’acteur doit inspirer notre pastorale. À l’adage cher à Mme Thatcher et aux tenants du discours néo-libéral : TINA, c’est-à-dire : There Is No Alternative, il faut opposer TATA : There Are Thousand Alternatives, il y a mille chemins à inventer pour construire un monde meilleur.

Je voudrais terminer en soulignant que cet éveil à la responsabilité sociale n’exclut pas le souci de la qualité de la vie et des relations. Au contraire. Notre sensibilisation aux dimensions sociales et globales de la vie, à ce qu’on appelle les relations longues ne peut nous faire oublier les relations courtes, l’attention aux personnes, l’accueil, la compassion, la bonté, la joie. La construction de la démocratie commence par le respect du « Tu » qui est en face de moi, de chaque « tu ». Sans cet enracinement dans la vie de tous les jours, l’engagement social peut devenir fanatique ou s’assécher dans la technicité. À titre d’envoi final, je voudrais vous livrer les conseils que, dans son livre La quatrième hypothèse[5], Maurice Bellet  propose pour réaliser ce qu’il appelle la vie bonne, l’authenticité profonde qui est pour lui l’actualité de la foi chrétienne. Ne pas s’inquiéter, ne pas s’irriter, ne pas se plaindre, ne pas se presser. Mais il est permis, continue-t-il, d’avoir soin des autres, du monde, de soi-même, de vibrer de colère envers l’injustice et la bêtise, de se plaindre à Dieu, d’ôter implacablement l’inutile. À cette belle règle de vie, j’apporterais seulement une précision : l’inutile qu’il faut écarter n’est certainement pas le gratuit, la beauté, l’amitié ou le rire mais plutôt des choses comme l’asservissement à la consommation, le ressentiment ou la culpabilisation. 

Notes :

  • [1] « Bible et mondialisation »dans Françoise Mies (éd.), Bible et économie. Servir Dieu ou l’argent. Namur, 2003, p. 133 ss.

    [2] Article cité, p.129. La formule d’Amartya Sen est tirée de son livre Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, 2000, p.13. Celle de Paul VI se trouve dans Populorum Progressio, Bruxelles, La Pensée catholique, n.14.

    [3] Jean XXIII, Encyclique Pacem in Terris (11 avril 1963), Bruxelles, La Pensée catholique. Un peu plus loin, le Pape salue comme un « signe des temps » la création, le 26 juin 1945, de l’Organisation des Nations Unies.

    [4] Voir Sophie Bessis, De Rio à Johannesburg, repli sur le court terme et sur les intérêts catégoriels, dans L’état du monde 2003, Paris, La Découverte, p. 37-39.

    [5] Maurice Bellet, La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du christianisme, Paris, Desclée De Brouwer, 2000, p. 69-70.