Le 06 février 2010

Être avec

Fondement et horizon du dialogue

Fondé sur l’expérience du Centre AVEC, cette analyse entend montrer que tout vrai dialogue s’enracine dans une communauté de vie, le partage d’une humanité commune, et est tournée vers la réalisation d’une tâche, la responsabilité du monde à construire. Chacun y vient avec le meilleur de lui-même, la foi, la conviction qui le fait vivre.
 

Le Centre Avec  est un centre de recherche et d’action sociales. Il a été créé en 1980 par un petit groupe de jésuites ; ceux-ci répondaient par là à une impulsion donnée par une Assemblée générale de leur Ordre qui mettait en relief l’importance de la « promotion de la justice » et de « l’option préférentielle pour les pauvres ». Dès le début, le Centre s’est impliqué dans le combat social, notamment contre le racisme et pour les droits des immigrés, en collaboration avec des personnes de toutes opinions et appartenances. Dans ce travail, dans tous les développements qu’il a connus depuis bientôt trente ans, une double conviction  habite et anime l’équipe. D’une part, que nous n’allons pas vers le monde ou vers les gens, mais que nous sommes dans le monde avec les gens. D’autre part, qu’en étant ainsi « dans le bain », appliqués à la longue tâche de rendre le monde un peu plus humain, nous ne sommes pas à la périphérie de notre foi chrétienne mais en son cœur : selon un chant bien connu : « si nous vivons (et travaillons) au cœur du monde, nous vivons au cœur de Dieu »[1]

Au cœur du monde
 

Dans le langage de l’Église, dans la manière de penser de beaucoup de chrétiens et de responsables de communautés, on peut relever une tendance à se mettre en face du monde, que ce soit pour en condamner les dérives, en relever le défis, lui annoncer la Bonne Nouvelle ou entrer en dialogue avec lui. Les promoteurs les plus authentiquement zélés du dialogue interreligieux et interconvictionnels tombent eux-mêmes dans ce travers. En raison de nos divers engagements en pluralisme, nous avons été amenés à ressentir vivement combien cette problématique de « face à face » éloigne de la réalité. La réalité, c’est que nous sommes tous des humains, partageant la même humanité et vivant dans un même monde –  en un lieu et un temps bien concrets qui nous situent dans un réseau complexe de solidarités, que nous en ayons conscience ou pas. Nous sommes avec les autres,  tous les autres.

Être avec pour dialoguer
 

Être avec pour dialoguer : cela peut paraître un truisme, car enfin on ne pourrait dialoguer tout seul. On veut dire évidemment davantage. Le dialogue serait impossible s’il n’y avait pas une humanité commune, qui se traduit dans un langage partagé, au minimum quelques signes. Mais il est vain (un dialogue de sourds) si chacun se borne à affirmer son opinion, à vouloir faire prévaloir son point de vue, imposer sa décision. Ou si l’on s’en tient à la pure information. Le dialogue vrai suppose au minimum la reconnaissance mutuelle de cette commune humanité. Dans le concret de l’engagement social qui est le terrain du Centre Avec, le dialogue se situe dans un contexte de recherche commune et de coude à coude dans les actions. Les nombreux moments de dialogue, voire de confrontation s’inscrivent dans un continuum  de réflexion et de travail commun. Il s’agit d’apporter à ce travail la rigueur professionnelle, la compétence acquise, le sérieux de la recherche, la sincérité de l’engagement.

Dans la société multiculturelle et pluraliste qui est la nôtre aujourd’hui, vivre ensemble ne va pas de soi. Entre la reconnaissance des diversités culturelles ou convictionnelles  et  l’acceptation d’un socle de valeurs communes, qu’elles soient ou non sanctionnées par la loi, l’équilibre est difficile à trouver. Ce qui permet de dépasser les oppositions stériles et les replis identitaires, c’est une attitude fondamentale de respect,  un préjugé favorable, un effort de compréhension à l’égard de ce qui diffère, étonne, voire effraie, pour découvrir l’humain.  Ce respect rendra possible l’humble et courageuse négociation. En termes plus généraux, nous dirions volontiers qu’être avec pour dialoguer, c’est être animé par un grand amour du genre humain et que celui-ci se traduit dans le courage démocratique.

Dialoguer pour être avec
 

Nous voyons déjà qu’« être avec » n’est pas seulement le fondement du dialogue mais en est l’horizon. Ce n’est pas seulement un donné qu’il importe de reconnaître et d’assumer pour être dans la réalité des choses ; c’est une tâche, une responsabilité commune. Comme êtres humains, nous sommes responsables les uns des autres et finalement du monde entier. En tant que centre de recherche et d’action sociales, nous sommes évidemment particulièrement sensibles à cette perspective, mais il faut dire avec force qu’elle concerne tous les humains. Car chaque homme, chaque femme est inséré dans la société et en est pour sa part, à sa place, responsable. L’état de chacun, l’endroit où il se trouve, la formation qu’il a reçue, sa situation familiale, sa profession, tout cela détermine la part qu’il apporte à la vie du monde. L’essentiel est que chacun assume ce qu’une terminologie traditionnelle appelle le devoir d’état. Mais ce devoir d’état comporte toujours une part plus ou moins importante de responsabilité politique, au minimum celle qui s’exprime par le vote dans l’isoloir.

Dans notre monde globalisé d’aujourd’hui, toujours marqué par de profondes inégalités et traversé par des oppositions mortelles, la prise de conscience de la responsabilité commune est devenue une nécessité vitale. Nous savons aujourd’hui que les ressources de notre planète ne sont pas infinies, nous commençons à nous rendre compte qu’à moins de changer radicalement de comportements, nous sommes en train de la détruire. Affrontés à cet avenir, et malgré une pression croissante de l’opinion mondiale, les États réunis à Copenhague en décembre 2009 n’ont pas été très loin dans la détermination d’une politique commune. Pourtant des premiers pas ont été faits et la question ne pourra plus être éludée. Dans un monde fini, sur une planète menacée,  l’objectif d’ « être avec » revêt une urgence et une ampleur infinies.

Au cœur de Dieu
 

Notre deuxième conviction, c’est qu’en assumant pleinement, professionnellement, dirions-nous volontiers, à notre place et selon nos compétences et nos forces,  notre travail au cœur du monde, nous ne nous situons pas à la périphérie de notre vie chrétienne mais en son cœur. Les chrétiens – et particulièrement les prêtres – qui s’engagent, comme on dit, dans le social, sont toujours un peu dans la nécessité de se justifier. Les chrétiens peuvent-ils se contenter d’être « le levain dans la pâte » (Matthieu 13,33), n’ont-ils pas aussi la mission d’être « la lumière qu’on met sur le lampadaire pour qu’elle éclaire toute la maison »   (Matthieu 5,14-15) ? Si la promotion de la justice fait partie de l’évangélisation, tout engagement social ne devrait-il pas toujours être explicitement référé à la foi qui l’inspire ?

Faire et être
 

Pour rencontrer cette objection ou cette sourde réticence, il importe d’élargir l’horizon et de retourner à la source. Jésus n’a pas fondé une religion nouvelle ; s’inscrivant dans l’attente des prophètes, il a annoncé et inauguré le Royaume de Dieu. Il a rassemblé des disciples et les a envoyés pour annoncer la Bonne Nouvelle de ce Royaume, le faire advenir et déjà le vivre. C’est encore aujourd’hui la mission de l’Église comme communauté messianique des disciples du Christ. Dans cette mission, la dimension de diaconie ou de service a été présente dès le début et n’a jamais cessé de s’épanouir sous des formes sans cesse renouvelées, en réponse aux besoins du monde. Comme Jésus guérissait les malades, chassait les démons, ses disciples au cours des temps n’ont cessé de se mettre au service des plus petits, de secourir les pauvres, de soigner les malades, de s’employer à rendre la société plus humaine et plus juste. Au cours des âges, cette dimension de service a pris toutes sortes de formes. Dans la société contemporaine, elle en invente toujours de nouvelles. Mais il faut souligner que le travail sur les structures, sur ce qu’on appelle « les relations longues » est aussi nécessaire et appartient tout autant à la dimension de diaconie de la vie chrétienne que les actes de charité immédiate. Qu’il soit permis de citer le pape Benoît XVI qui, dans sa récente encyclique « L’amour dans la vérité » parle de « la voie institutionnelles – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain »[2]. On voit donc bien comment, en travaillant avec toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté à la construction d’un monde juste et fraternel, en assumant pleinement la responsabilité de ce monde, on s’inscrit au cœur de la mission que Jésus a confiée à son Église : non seulement annoncer mais faire, faire advenir le Royaume, faire le monde selon  le cœur de Dieu.

Ce faire s’enracine dans un être. On vient à la tâche commune avec tout ce qu’on est, avec tout ce qu’on a reçu de la fréquentation de l’Évangile, de la prière, de la Tradition chrétienne, et notamment de l’enseignement social de l’Église, tout ce qu’on vit dans la communauté d’Église à laquelle on appartient. Aucune fausse humilité, aucun respect humain ne peut nous empêcher d’être simplement nous-mêmes, témoins transparents de ce qui nous fait vivre. Faut-il pour autant nous demander ce qui nous distingue des autres, ce que nous avons de spécifique ? L’important n’est pas la spécificité mais l’authenticité : être authentiquement, fidèlement, humblement, des disciples de Jésus.

Dire
 

Dans cette perspective d’engagement avec les autres, en pluralisme, l’annonce de la Bonne Nouvelle, la confession explicite de notre foi n’a pas la première place. Mais dans un monde où tant de personnes s’interrogent, quelquefois de façon bien anarchique et malheureuse, sur le sens ultime de la vie, et dans la mesure même où c’est le plus intime de notre vie qui anime notre engagement, nous ne pouvons pas garder pour nous-mêmes cette Parole de vie.

Nous serons amenés à la prononcer, nous semble-t-il,  selon deux cas de figure. D’une part, dans la recherche et l’action sociales, dans l’étude des problèmes de société et la recherche des solutions, le chrétien, l’Église ont une vision des choses et il est non seulement légitime mais nécessaire qu’elle soit dite, sans prétention mais sans timidité. La Parole chrétienne, la Parole d’Église dans une société pluraliste n’a pas de statut privilégié mais elle n’a pas non plus à se réfugier dans les catacombes ; elle doit affronter le débat public, convaincue, selon les mots de la « Déclaration sur la liberté religieuse » de Vatican II que « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance »[3] . D’autre part, il peut arriver,  il arrive même assez normalement que les compagnons et compagnes de route et de combat nous interrogent sur ce qui nous anime profondément, ce qui explique et éclaire notre agir et notre être. Nous pouvons alors vraiment annoncer la Bonne Nouvelle. Roger Schutz, le prieur de Taizé disait : « Ne parle jamais du Christ sans qu’on t’interroge mais vis de telle manière qu’on t’interroge ». Et déjà Saint Pierre, dans sa première épître, écrivait : « Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous. Mais avec douceur et respect » (1ère Épître de Pierre 3, 15-16).      

Notes :

  • [1] Voir Jean Marie FAUX, Au cœur du monde. L’engagement du chrétien dans la société. Bruxelles, Lumen Vitae (coll. Trajectoires), 2009.

    [2] BENOÎT XVI, L’amour dans la vérité (Caritas in Veritate). Lettre encyclique sur le développement humain intégral. Édition de la traduction française, avec guide de lecture et histoire de la doctrine sociale de l’Église. Namur, Fidélité, 2009, n° 7.

    [3] Concile Vatican II, Nostra Aetate, Déclaration sur la liberté religieuse, n° 1.