En Question n°152 - mars 2025

Enseigner dans un contexte fluctuant : à l’école de la robustesse

L’école fait face à de nombreux défis, notamment à cause des bouleversements numériques, sociaux et écologiques. Selon Nicolas Gazon, ancien enseignant, conseiller en orientation et engagé dans la transition écologique, le travail d’Olivier Hamant sur la robustesse offre, pour l’école, un cadre et des outils particulièrement intéressants pour se réinventer. Il nous invite – pas seulement les enseignants et les politiques, mais la société tout entière – à construire ensemble un Pacte de robustesse, plutôt que d’excellence.

crédit : Ivan Aleksic – Unsplash

Ces dernières années, le monde scolaire traverse une crise sans précédent et les politiques semblent incapables de renverser plusieurs tendances de fond qui ont fait entrer l’école dans une époque particulièrement incertaine. On peut relever cinq mouvements puissants qui bousculent l’école dans ses fondements.

Premièrement, l’arrivée du smartphone dans la poche de chaque élève est une mutation anthropologique dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur. Quand on sait qu’un jeune de 15 ans passe aujourd’hui en moyenne 7 heures sur son téléphone portable et qu’il le consulte plus de 150 fois par jour[1], on peut se douter que cette évolution relativement récente est en train de modifier profondément le rapport au monde et au savoir des nouvelles générations. « Comment rester concentré en classe quand mon cerveau a pris l’habitude d’activer le circuit de la récompense à intervalles très réguliers ? »[2]

Deuxièmement, le développement rapide de l’intelligence artificielle vient accentuer ce tremblement de terre et questionner de manière brutale la place de l’enseignant et de l’école. L’enjeu est vertigineux, et il est très compliqué pour le politique de pouvoir suivre au jour le jour ces évolutions pour donner aux enseignants des repères leur permettant de gérer tant bien que mal cette révolution cognitive.« Quel est le sens de cette leçon de mathématique à l’heure où je peux m’appuyer sur une intelligence artificielle capable de résoudre des problèmes bien plus complexes ? »[3]

Troisièmement, les crises multiples qui se dessinent autour de l’école, qu’elles soient sociales, écologiques ou politiques, placent les enseignants dans un contexte inédit dans lequel ils doivent construire du sens et de l’espoir, sans toutefois fermer les yeux sur les périls à venir ou déjà là. « Quel est le sens de ce test de néerlandais quand je viens d’apprendre au cours de géographie qu’une énième limite planétaire vient d’être dépassée et qu’elle menace très concrètement ma survie à moyen terme sur cette terre ? »[4]

Quatrièmement, en une décennie, les inégalités ont explosé à l’échelle de la planète et de la Belgique. En scrollant sur son smartphone, on peut avoir l’impression que les revenus sont de moins en moins en lien avec un diplôme ou un service rendu, mais qu’ils se justifient plutôt par la capacité à profiter des opportunités qu’offrent le numérique, la vente en ligne, le boursicotage, la crypto-monnaie, ou la renommée sur internet. « À quoi sert-il d’étudier pour obtenir un diplôme qui n’est plus la garantie d’un bon salaire ou d’une réussite sociale ? »[5]

Cinquièmement, la pénurie d’enseignants, devenue chronique, est tout aussi interpellante. Si tout le monde est d’accord pour souligner l’importance de l’éducation, on constate sur le terrain un certain découragement à tous les étages. L’enseignant, bousculé par des évolutions de société qui le dépassent, parvient de moins en moins à faire consensus auprès des élèves et des parents. Il doit au jour le jour justifier sa place dans un combat épuisant qui peut décourager les professeurs les plus chevronnés. «Quel est le sens du programme que je dois suivre avec mes élèves à l’heure où même les parents n’y croient plus vraiment ?»[6]

Viser l’excellence au cœur du chaos ?

Les logiques et les forces qui font vivre le monde scolaire sont-elles en capacité de traverser ces enjeux ?

Avec le « Pacte pour un enseignement d’excellence » (dit « Pacte d’excellence »), les ministres de l’enseignement qui se sont succédé en Fédération Wallonie-Bruxelles tentent de rattraper un retard accumulé sur plusieurs décennies, en encourageant les écoles à se fixer des objectifs pour améliorer les résultats et le vécu scolaire des élèves. Même si le Pacte fait bouger les lignes et qu’il ouvre des perspectives inédites de collaboration entre les enseignants, le résultat sur le terrain peut sembler chaotique et pas forcément à la hauteur de « l’excellence attendue ». Pour les acteurs de l’école, le terme « excellence » peut d’ailleurs de plus en plus créer une dissonance cognitive… Ce Pacte d’excellence atteint-il vraiment son objectif, alors que les résultats des élèves se détériorent à la lumière des tests PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) ?

Avec un budget exsangue, des acteurs inquiets ou désabusés, un smartphone addictif dans la poche de chaque élève, et une pénurie chronique d’enseignants, l’école est-elle vraiment en mesure de concrétiser l’excellence attendue ? Il y a de quoi devenir chèvre !

Changer de logiciel pour expérimenter la robustesse

Dans ce contexte particulièrement incertain et compliqué, le travail d’Olivier Hamant sur la notion de robustesse offre, pour l’école, un cadre de pensée et des perspectives positives qui prennent directement en compte les difficultés à traverser.

De manière plus large, l’idée même de robustesse donne du sens au vécu de l’école, qui fonctionne rarement de manière linéaire, mais qui emprunte plutôt des chemins diversifiés et parfois étonnants pour accompagner au mieux les élèves dans leur croissance et leurs apprentissages.

Un apprentissage, c’est toujours vivant

Si on se réfère aux caractéristiques de la robustesse, telles qu’elles sont définies par Olivier Hamant, on peut vite se rendre compte que la manière d’apprendre d’un élève fonctionne davantage sur le mode de la robustesse que sur celui de la performance.

Ainsi, pour Olivier Hamant, la robustesse du vivant se construit sur le hasard, la redondance, l’erreur, l’hétérogénéité, la lenteur, le gaspillage, la sous-optimalité, l’incohérence et l’inachèvement. On imagine mal un directeur défendre haut et fort toutes ces qualités pour encourager un parent à inscrire son enfant dans son école. Et pourtant, quand on y regarde de plus près, c’est effectivement sur ces ressorts que l’élève se construit.

Les enseignants peuvent être nombreux à témoigner que les apprentissages se font à des rythmes différents et que c’est parfois au gré de heureux hasards, au détour d’une digression en classe, d’une remarque erronée, ou encore d’un événement impromptu, que les élèves apprennent et mémorisent le mieux. Chaque enseignant sait que si, pour « respecter son programme », il précipite les apprentissages, c’est souvent au détriment d’une véritable intégration de la matière. Il faut de l’expérimentation, de la lenteur, des redondances pour que, petit à petit, le savoir prenne sens, sans pression. Et tant pis si le programme est inachevé à la fin de l’année.

Si on reconnait que l’enseignement par les pairs fonctionne, on peut facilement se rendre compte que l’hétérogénéité et les différences de niveau au sein d’une classe sont une véritable richesse. C’est tout l’enjeu de l’école inclusive, souvent vue comme un apprentissage au rabais en raison des lenteurs qu’elle « imposerait » aux élèves plus rapides. Pour que l’école inclusive fonctionne, il faut de la souplesse, de la créativité, des essais-erreurs et l’acceptation que nous ne serons effectivement pas toujours des plus performants. Et pourtant, si on en croit Olivier Hamant, le jeu en vaut la chandelle quand on sait que le vivant progresse à partir de ces marges et de tout ce qui peut paraître hors-norme.

Les élèves, par leur nonchalance, leur distraction et leur propension à papoter, sont souvent les champions de la sous-optimalité. Les enseignants et les parents désespèrent évidemment de cette situation. Toutefois, si on compare le comportement des élèves au fonctionnement du vivant, voilà peut-être pour eux une belle manière d’éviter le burnout scolaire et de s’économiser en vue des examens ou de l’épreuve sportive ou sociale qui les attend en dehors de l’école. Au travers des blagues, des stratégies collectives de triche ou encore dans la contestation collective du travail à effectuer, se jouent de beaux enjeux de coopération qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent participer à la robustesse d’un groupe-classe, c’est-à-dire à sa capacité à créer du lien. Et le vivant se tisse toujours au cœur des interactions, quelles que soient leur forme.

Toutefois, pour que ces interactions participent à une croissance des élèves, le cadre que propose l’école reste décisif. Pour Olivier Hamant, le vivant trouve son équilibre dans un jeu de tensions entre des forces qui peuvent s’opposer, mais qui participent, par leur opposition, à des formes de robustesse. Dans une école, ces rapports de force peuvent se jouer dans la relation à l’autorité, qui permet et sécurise les interactions, dans un dialogue constant. Une autorité qui donne aussi un sens, une direction et une certaine liberté dans les apprentissages.

Pendant le confinement (lié à la pandémie de covid), l’école en ligne s’est imposée semaine après semaine. Les observateurs ont alors pu constater une baisse de la motivation chez beaucoup d’élèves et de vraies difficultés de santé mentale pour certains. Tout ce qui rend l’école vivante s’est appauvri pour se résumer à des apprentissages, en solitaire, derrière un écran. Fini les blagues, les digressions, les sorties et projets extra-scolaires qui favorisent pour beaucoup ces « heureux hasards » qui donnent sens à la vie scolaire. La visioconférence était une belle performance technique, mais elle menaçait le vivant des apprentissages dans leur nature propre.

Certains enseignants ont cependant réussi à profiter du contexte fluctuant pour réinventer leurs cours en s’appuyant sur les critères de la robustesse. D’après une étude menée par l’UFAPEC (Union Francophone des Associations de Parents de l’Enseignement Catholique), les enseignants ayant réussi à maintenir la motivation de leurs élèves se sont appuyés sur la responsabilisation des élèves dans leurs apprentissages, sur des interactions en petits groupes, sur la reconnaissance des différences de rythme dans les apprentissages à domicile, sur la valorisation de la créativité des élèves durant le confinement. Dans les groupes-classes où la relation était déjà bonne entre les élèves et avec l’enseignant, l’adaptation au confinement a été plus fluide et plus robuste[7].

Depuis 2020, même si le covid est derrière nous, les écrans ont continué de gagner du terrain, au nom, parfois, d’une forme d’efficacité. Cette injonction à l’efficacité, si on n’y prend pas garde, appauvrit l’expérience du vivant et le fragilise. Le mal-être adolescent actuel est un symptôme particulièrement criant de cette évolution. Prôner la robustesse, c’est aussi, sans doute, questionner la place du numérique dans les apprentissages et tenter, autant que faire se peut, de renouer avec des expériences incarnées.

Vers un Pacte de robustesse

Dans un monde devenu fluctuant, l’enjeu aujourd’hui, pour chaque école, serait de pouvoir transformer le Pacte d’excellence en un Pacte de robustesse. C’est-à-dire, se donner la liberté, en fonction du contexte de l’établissement, de construire, avec souplesse, les solutions qui semblent les plus adaptées aux élèves et aux enseignants d’une école. Des solutions originales qui devront sans doute se construire avec toutes les personnes disposées à lui venir en aide. Des solutions qui ne vont pas dans le sens d’une performance à réaliser, mais d’une solidité à construire avec tous les partenaires de l’école, dans un climat qui valorise l’écoute, la coopération, l’acceptation, ainsi que l’expérimentation, sans pression, de nouvelles manières de faire.

Un Pacte de robustesse implique de partir des difficultés présentes pour avancer, un petit pas après l’autre, vers ce qui fait sens pour l’équipe enseignante d’un établissement. Au risque peut-être d’être surpris par des progrès inattendus des élèves si l’école parvient à prendre une forme qui leur correspond.

Un Pacte de robustesse implique aussi, sans doute, d’accepter qu’il faudra apprendre à faire école avec moins de moyens venant du politique. Pour solliciter alors davantage de moyens humains venant de la société civile et de l’entourage de l’école. Ce projet ne repose donc pas sur les seules épaules des enseignants et des politiques, mais sur la société tout entière. L’école n’a pas pour vocation de courir après les évolutions sociétales… Elle a plutôt pour objectif de les précéder à l’aide de la connaissance et de l’intelligence du corps social.

Si demain, nous devons tous apprendre à vivre avec moins de ressources matérielles dans un monde fluctuant, l’école peut se donner pour objectif de rechercher avec ses élèves de nouvelles sources d’abondance et d’adaptabilité plus respectueuses du vivant, sous toutes ses formes.

La bonne nouvelle, c’est que le Pacte d’excellence, en encourageant la coopération, le réseautage avec des acteurs externes à l’école et une certaine liberté dans la mise en œuvre des apprentissages, donne déjà un espace qui permette de tendre vers davantage de robustesse. Ces espaces de liberté et de collaboration sont précieux pour traverser au mieux les chocs à venir, ou déjà bien là pour certains.

Un exemple de robustesse à l’école
Dans la petite école inclusive de la Sainte-Famille à Vierset-Barse (en province de Liège), le projet d’établissement repose notamment sur la qualité des interactions entre les élèves. Travaillant avec des élèves aux multiples « dys », les enseignants cherchent avant tout à construire un cadre de sécurité pour permettre à chaque élève d’être lui-même, tout en s’ajustant aux autres, au cœur de toutes les relations qu’amène le cadre scolaire. L’école considère cette condition comme fondamentale pour que les enfants puissent vivre positivement les apprentissages. Le cadre scolaire est d’ailleurs assez libre, permettant aux élèves de se passionner pour telle ou telle discipline, laissant place à un certain hasard pour créer des déclics et de la motivation. Sur ces bases, le constat des enseignants est assez clair : quand un élève est sécure dans la relation et qu’il a pu prendre confiance en ses capacités (au prix, parfois, d’un démarrage assez lent et incohérent), à un moment qu’il est rare d’anticiper, survient une accélération des apprentissages et l’acquisition d’une certaine robustesse chez l’élève. Une robustesse qui se déploie dans le parcours scolaire, mais aussi dans la vie en général. Car toute vie se dessine dans la relation

Notes :

  • [1] « Combien d’heures la génération Z passe-t-elle sur son téléphone chaque jour ? », RTBF, 22 janvier 2024.

    [2] Réseau Canopé a construit une séquence pédagogique intéressante pour expliquer aux élèves comment fonctionne le circuit de la récompense et comment celui-ci est aujourd’hui activé en permanence par une série d’applications numériques addictives : www.reseau-canope.fr/la-course-a-lattention/pistes-pedagogiques/enquete-au-coeur-du-circuit-de-la-recompense.html

    [3] Voir UNESCO, L’école à l’heure de l’intelligence artificielle, octobre-décembre 2023 (https://courier.unesco.org/fr/articles/lecole-lheure-de-lintelligence-artificielle).

    [4] Dans ce sens, l’Office pour l’éducation au climat (OEC) a imaginé un scénario pédagogique pour aborder très concrètement les défis de l’éco-anxiété à l’école. D’après l’OEC, plus d’un jeune sur deux se disait « très » ou « extrêmement inquiet » du changement climatique. Ces chiffres alarmants soulignent l’importance d’aborder cette problématique de manière approfondie et sensible avec ses élèves (www.oce.global/fr/eco-anxiete-eleves).

    [5] Par exemple, Bill Gates, Marc Zuckerberg et Xavier Niel ont eu un énorme succès dans leur domaine, sans avoir terminé leurs études. Voir « Est-ce que ça sert à quelque chose de faire des études ? », Le Monde, 16 janvier 2018.

    [6] La diminution des étudiants inscrits dans les filières pédagogiques tend à s’aggraver ces dernières années. En 2023, année où la formation initiale des enseignants avait été portée de 3 à 4 ans en Fédération Wallonie-Bruxelles, le nombre d’inscrits avait ainsi chuté de plus de 20% (voir « Enseignement : les premières estimations montrent qu’il y a de moins en moins d’inscrits pour devenir prof en Wallonie et à Bruxelles », RTBF, 7 octobre 2024).

    [7] Dominique Houssonloge et Alice Pierard, « L’école en temps de Covid : un laboratoire de la motivation », analyse, UFAPEC, décembre 2020.