En Question n°138 - septembre 2021

Engageons-nous dans la transition, bien que de nuit…

L’avènement d’un monde meilleur se fera ensemble ou il ne se fera pas. Comme dans la légende du colibri, chacune et chacun de nous sommes invités à prendre part à l’extinction d’un immense incendie. Faut-il espérer la rupture du statu quo ou l’effondrement d’un monde ? Pouvons-nous imaginer une transition qui s’étende de la même façon qu’une boule de neige devient une avalanche ? Ce dossier part à la découverte des chemins du changement durable, de celles et ceux qui les sillonnent et de ce qui les inspire.

crédit : Karsten Würth – Unsplash

Prenons d’abord un petit détour. Connaissez-vous les refrains de Taizé ? De style méditatif, ces chants courts nourrissent le dialogue intérieur par la répétition d’une phrase. L’un d’entre eux, dit en espagnol « De noche, iremos, de noche / que para encontrar la Fuente / sólo la sed nos alumbra », que l’on peut traduire par « De nuit, nous irons / à la rencontre de la Source / seule la soif nous guide ». Ces paroles, composées par le poète Luis Rosales, s’inspirent du « chant de l’âme », poème mystique de Jean de la Croix (1542-1591), composé dans la prison de Tolède. Un poème dont chacun des 13 couplets se termine par « bien que de nuit ». Si les images de la nuit, de la Source et de la soif reçoivent initialement une interprétation théologique, je vois en cette poésie l’opportunité d’esquisser le chemin d’une transition juste et bonne.

De nuit…

La nuit fascine et trouble l’être humain. Elle nous évoque des images contrastées : repos, silence, sérénité, solitude, obscurité, irréalité, doute, peur, ou encore, combat intérieur ou spirituel. C’est la nuit que nous rêvons. S’y expriment les angoisses profondes, les tentations refoulées, les idées loufoques, mais aussi l’amour romantique, les vœux les plus sincères et l’espérance d’un monde meilleur. Plus abstraitement, la nuit est à la fois un espace-temps, un regard en clair-obscur et une part de notre condition humaine. À nous de réfléchir à ce que sont nos « nuits », de relire nos vies, d’interroger nos doutes et de nous acclimater à l’opacité environnante.

L’actualité déborde de références culturelles et intellectuelles à la nuit. Tout d’abord sur le plan écologique, la biodiversité planétaire subit une pression sans précédent. « Planète vivante », le rapport synthétique édité tous les deux ans par le WWF (World Wildlife Fund) et la Société Zoologique de Londres nous alerte sur la disparition des espèces et sur la diminution des populations sauvages : entre 1970 et 2016, les populations de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens, de reptiles et de poissons ont décliné de 68% en moyenne. Au-delà de la faune, ce sont les écosystèmes à part entière qui subissent des menaces multiples : pollutions chimiques, déforestation, fragmentation des habitats, acidification des océans, surpêche, désertification… Après l’holocène, nous avons enclenché un nouveau temps géologique, l’anthropocène. L’humanité est en train de provoquer une sixième extinction massive sur la planète, ouvrant ainsi une période crépusculaire à l’échelle géologique.

Le climat se dérègle. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) décrit dans des rapports bien documentés comment l’humanité émet plus de gaz à effets de serre que ce que la Terre, l’atmosphère et l’océan peuvent absorber. Cette altération de l’atmosphère provoque un réchauffement progressif qui, à son tour, dérègle les équilibres : le permafrost se dégèle et libère de grandes quantités de méthane, le courant marin de l’Atlantique Nord (Gulf Stream) ralentit, les moussons indiennes et africaines sont devenues plus imprévisibles, les circulations des masses d’air atmosphériques s’avèrent de plus en plus déréglées (notamment El Niño et La Niña), ce qui augmente les vagues de chaleurs, sécheresses et inondations, ou encore la calotte glaciaire du Groenland fond et provoquera une importante hausse du niveau des mers.

En même temps, l’humanité franchit encore d’autres limites planétaires, en perturbant les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, en provoquant une acidification de l’océan, en émettant des aérosols dans l’atmosphère, en polluant l’eau potable et de bien d’autres façons. La logique de croissance et d’exploitation dépasse désormais les limites de notre planète.

L’image du crépuscule s’utilise également sur le plan culturel et du vivre-ensemble. On sait qu’au cours des siècles, les âges d’or ont alterné avec des périodes plus sombres. En ce début de 21e siècle, l’avis de nos contemporains, le Zeitgeist (l’esprit du temps), à tout le moins en Occident, est que la société ne vit pas une période de renouveau mais de déclin. Une étude récente[1] fait état de 58% d’Européens pessimistes quant à l’avenir de leur pays. La posture de confiance nous est de plus en plus étrangère. Différentes recherches psychologiques[2] rendent par ailleurs compte de la place de la colère, de la peur et de la méfiance au cœur même de nos sociétés, tant de manière exprimée que refoulée, laissant place à des impulsions de désillusion, de désespérance et de repli sur soi. L’angoisse circonscrite se mue en anxiété générale. L’inconscient collectif européen garde vive la blessure des attentats terroristes, de la crise financière, des guerres autour de l’Europe (Syrie, Afghanistan, Libye, Sahel, Ukraine…) et des migrations qui s’en sont suivies, des adversités économiques, de la crise sanitaire et de bien d’autres morosités. Les populismes de droite comme de gauche gardent vive leur mémoire pour nourrir cette anxiété et faire miroiter des rêves nostalgiques. Le piège de la nuit est bien tendu.

… nous irons…

« Seul on va vite, ensemble on va loin », dit un proverbe africain. Et pour cheminer, persévérer et perdurer, mieux vaut créer des dynamiques communes et partagées. Les initiatives de transition sont de petites étincelles de lien social et de projets sensés dans la nuit environnante. Elles essaiment suite au témoignage d’autres initiatives et grâce à la créativité de celles et ceux qui s’y engagent. Habitats groupés, potagers collectifs, groupes d’échange locaux, monnaies locales alternatives, quartiers, écoles ou communes en transition parviennent à restaurer une confiance au sein de la société, mais souvent à une échelle très locale. Leurs petits faisceaux lumineux ne font pas vaciller les sombres logiques systémiques à l’œuvre dans la société. Il existe heureusement des exceptions, le plus souvent lorsque des structures adaptées ont été réfléchies et ancrées dans des formes juridiques. C’est le cas pour pas mal de coopératives, certaines ayant même réussi le pari de proposer des alternatives crédibles à une échelle nationale voire supranationale dans des domaines aussi divers que la finance, l’agriculture, l’éducation ou la distribution.

Si les initiatives de transition suscitent un engouement et un engagement corps et âme, restons toutefois vigilants de ne pas rétrécir nos visières, de ne pas s’enfuir de cette société fracturée. Le changement durable ne pourra advenir à l’échelle de la société si l’on se retranche entre soi dans des cocons rassurants. Car la nuit n’est pas que crépuscule écologique et social. Elle est présente partout où se mettent en place des logiques déshumanisantes : dans la mondialisation économique et financière, dans la bureaucratie administrative, dans le sophisme politique antagoniste ou dans la déshumanisation des politiques de l’emploi, d’asile, de santé, de sécurité sociale…

L’action commune pour la transition doit se faire au sein même des mouvements sociaux, des entreprises, des organisations non gouvernementales, des mobilisations collectives, des structures politiques et syndicales, de toute association de citoyens. Faisons parler de transition partout où il y a des espaces de dialogue et d’engagement.

… à la rencontre de la Source…

La Source représente cette Altérité qui nous inspire, nous insuffle, nous relie, nous donne vie, nous appelle et nous dépasse. Cette Source a reçu beaucoup de noms : âme du monde, Esprit saint, consolateur, esprit Ruh ou encore Dharma. Si elle a plusieurs reflets, il n’est point besoin de les mélanger pour la rechercher et la découvrir.

Reconnaitre que l’on a besoin de s’abreuver demande une humilité métaphysique. Nous n’advenons pas dans ce monde sur cette Terre comme individus autonomes. Nous sommes des êtres sociaux, nés dans la dépendance. Toute notre vie, nous restons des êtres vulnérables. Reconnaissons donc que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes. Sur le chemin de vie, il faut savoir donner une place à la quête spirituelle ou intérieure, à la recherche d’une Source. L’asbl InTouch, qui signe un bel article dans ce numéro, rappelle que cette recherche passe par l’interrelation. N’ayons pas peur de cultiver des identités personnelles et culturelles suffisamment poreuses !

…seul la soif nous guide.

« On ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif », dit un dicton populaire. Néanmoins, les contrastes de la nuit peuvent nous réveiller de notre torpeur. L’assouvissement quotidien de nos désirs au contraire nous fait oublier notre soif intérieure. Une vie bien active offre assez de distractions pour éviter la recherche de profondeur, de sens et de cohérence.

Il est probable que la crise sanitaire joue un rôle déclencheur et favorise une prise de conscience. Nos rythmes quotidiens étant bouleversés, les temporalités ayant été secouées, nombreux sont celles et ceux qui ont commencé à écrire, lire ou relire leur vie.

Une soif de profondeur et de vérité, certes. Mais aussi une soif de retrouver dans nos vies plus d’émerveillement, de confiance, de simplicité, de patience, de souplesse, de douceur, de joie, de persévérance. Et une soif d’un monde plus juste, solidaire, égalitaire, bienveillant, respectueux, fraternel. Le rêve de la transition nous donne de vivre un peu de tout cela. Et il se réalisera pourvu que l’on s’ouvre à l’interrelation, que l’on cherche ensemble à changer les structures de la société et que l’on accorde au chemin commun une dimension de quête de sens. Sachons relire notre histoire personnelle, mais aussi les témoignages, livres et expériences qui nous ont marqués et forgés à devenir qui nous sommes. Partageons nos sources intérieures et relisons ensemble notre Histoire commune.

C’est en traversant ensemble cette nuit que nous réaliserons après coup que dans la pénombre, il y avait pas mal d’étoiles et étincelles[3]. La Transition a besoin de tous : historiens, enseignants, communicateurs, ingénieurs, fonceurs, sages, entrepreneurs, syndicalistes, personnes en marge de la société, femmes, hommes, jeunes, vieux… Chacune et chacun selon ses capacités !

Notes :

  • [1] Catherine de Vries et Isabell Hoffmann, « Le paradoxe de l’optimisme. Excès de confiance personnelle vs pessimisme sociétal dans l’opinion publique européenne », Bertelsmann Stiftung / eupinions, 2020.

    [2] Voir les nombreuses références faites par Denise Jodelet dans son article « Dynamiques sociales et formes de la peur », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 12, no. 2, 2011, pp. 239-256.

    [3] Sachons déjà reconnaitre qu’au cœur de la 2e Guerre mondiale, il y avait les écrits et témoignages lumineux, comme ceux d’Etty Hillesum, Anne Franck, Dietrich Bonhoeffer ou Antoine de Saint-Exupéry.