Le 01 novembre 2010

Élèves musulmans dans les écoles catholiques

Aujourd’hui, l’enseignement francophone accueille beaucoup de jeunes musulmans, dont une bonne partie sont même inscrits dans des écoles catholiques. Les questions que pose leur présence dans l’enseignement belge ont été largement médiatisées : port du voile, nourriture hallal, cours de sciences et de natation ou encore écoles ghettos… Cette analyse se centre sur la présence des jeunes musulmans dans l’enseignement catholique. Elle veut répondre à une série de questions concrètes : pourquoi des parents de religion islamique ou des jeunes eux-mêmes choisissent-ils une école catholique ; comment ces adolescents s’y sentent-ils ; comment des professeurs gèrent-ils cette présence ; quels sont les atouts et les difficultés pour ces jeunes, pour les écoles ? 
 

Leyla, Nisrine et Ahmed regagnent en blaguant leur classe d’une école catholique du centre ville après la pause de midi. Comme c’est le Ramadan, à la différence de leurs condisciples ils n’ont rien mangé ni bu. Ils s’apprêtent à suivre le cours de religion où le professeur parle des premiers chapitres de la Genèse.

Cette scène n’a aujourd’hui rien d’étonnant puisque l’enseignement francophone accueille beaucoup de jeunes musulmans, dont une bonne partie sont même inscrits dans des écoles catholiques[1].

Les questions que pose leur présence dans l’enseignement belge ont été largement médiatisées : port du voile, nourriture hallal, cours de sciences et de natation ou encore écoles ghettos… Pourtant, cette réalité est la plupart du temps vécue au quotidien sans faire de vague, même pour l’assistance au cours de religion catholique ! C’est que derrière les gros titres de la presse et les séquences du JT se cache un vécu inédit, qui se tisse lentement et forge une nouvelle interculturalité.

Dans le cadre de notre analyse, nous nous sommes centrés sur la présence des jeunes musulmans dans l’enseignement catholique. Pour tenter d’expliciter les motifs de leur inscription et de savoir comment ils s’y sentent, il nous a semblé indispensable de les écouter[2]. Nous sommes partis d’une série de questions assez concrètes : pourquoi des parents de religion islamique ou des jeunes eux-mêmes choisissent-ils une école catholique ; comment ces adolescents s’y sentent-ils ; comment des professeurs gèrent-ils cette présence ; quels sont les atouts et les difficultés pour ces jeunes, pour les écoles ?

Les jeunes que nous avons interrogés se sentent bien dans leur école. Ils en apprécient l’environnement multiculturel qu’ils considèrent comme un enrichissement. Ils notent eux-mêmes, comme leurs professeurs, que la présence de diverses cultures et religions suscite un respect des personnes telles qu’elles sont, davantage selon certains que dans une école voisine regroupant une grande majorité de musulmans, où la pression des tenants de l’orthodoxie normative et rituelle est parfois brimante[3]. La pluralité semble une garantie contre la stigmatisation. S’ils sont contents, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont accueillis et écoutés par les professeurs et éducateurs, mais aussi parce qu’ils vivent bien avec les autres élèves. Il semblerait donc que l’appartenance au groupe « jeunes » soit plus forte que l’affiliation au groupe religieux ou ethnique[4]. Tous ont des amis ou amies non musulmans, avec lesquels ils ont vécu quelque chose[5] et qui ressentent les choses de la même manière.

Si le choix de l’école est très nettement lié à sa réputation, à son image et à la volonté de suivre une section ou option précise, quelques réponses évoquent le caractère catholique. Tout d’abord, ces écoles ne sont pas trop « catho », c’est-à-dire ne mettent pas en avant les signes d’appartenance laissant précisément place à d’autres convictions religieuses. Mais aussi, elles attirent parce qu’elles se réclament d’une religion monothéiste et partagent les mêmes principes de base que l’Islam. Certains précisent qu’elles sont centrées sur le développement humain et promeuvent les mêmes valeurs de bien et de mal. On le voit, le paradoxe de la présence de musulmans dans une école catholique est ici dépassé grâce aux convergences entre les deux religions. Selon l’optique prise par les professeurs – très peu insistent sur la « doctrine » et les rites mais beaucoup explicitent l’esprit évangélique et soulignent les liens ainsi que les différences entre les religions – les cours de religion catholique sont souvent des moments privilégiés d’écoute et de découverte des autres traditions religieuses. Les élèves y apprennent à parler de leur propre foi, à mieux la comprendre et à écouter les positions des autres avec moins de préjugés et sans condamnation.

Des écarts culturels subsistent cependant même là où l’accueil et le respect sont prédominants. En gros, les difficultés sont de deux ordres. D’une part, si dans les journées de cours classiques, les règles sont bien définies et acceptées par tous, dès qu’arrive une activité hors de l’école, des questions se posent âprement parce qu’elles n’ont pas été suffisamment anticipées. Par exemple, le port du voile lors d’un spectacle au théâtre ou la qualité hallal des repas servis en retraite… D’autre part, une partie de ces jeunes a l’impression que beaucoup de professeurs ont des préjugés vis-à-vis des musulmans, qu’ils essaient la plupart du temps de ne pas montrer. Ces préjugés, manifestant des représentations très clichées, s’expriment cependant à certains moments dans des remarques (Je ne suis pas une femme soumise comme celles de ton pays), des plaisanteries (sur les Arabes) ou des attitudes (comme parler avec un groupe et laisser certains sur le côté). Pour eux, ces préjugés sont peut-être davantage liés à l’origine qu’à la religion, mais l’impression domine que l’une s’assimile à l’autre, que tout Arabe ou Turc est musulman.

Toutefois, ces difficultés semblent rester superficielles par rapport aux déchirements que ressentent ces jeunes aujourd’hui. Beaucoup constatent que certains aspects de leur foi sont mal adaptés au monde actuel[6], mais ils s’y sentent liés notamment par attachement à leur famille. C’est le cas tant pour ceux qui, bien dans notre époque, paraissent étroitement attachés à des pratiques que pour ceux qui sont plus ouverts et prennent du recul par rapport à certains aspects de leur foi. Pareille tension risque d’apporter une difficulté, en partie refoulée, de vivre harmonieusement.

De plus, depuis le 11 septembre 2001, les musulmans, fort marqués, cherchent leur place. Il leur est difficile de se situer entre solidarité avec les leurs et dénonciation des excès et, bien qu’ils s’indignent contre l’Islam radical pour eux très minoritaire, beaucoup ont l’impression d’être regardés par tous comme des terroristes en puissance. Cette représentation du regard des autres ne peut que les amener à une grande susceptibilité, traduction de leur malaise et de leur inquiétude. Dans ce contexte, la solidarité entre jeunes, dont nous parlions plus haut, et le développement dans les écoles de relations respectueuses des personnes et empathiques sont un levier pour promouvoir le vivre ensemble harmonieux auquel ces jeunes aspirent[7].

Pour resserrer encore le nœud que portent des jeunes musulmans, il faut rappeler que certains vivent une stigmatisation renforcée[8] par les difficultés socio-économiques de la région où ils habitent et la piètre connaissance du français. Des jeunes musulmanes n’hésitaient d’ailleurs pas à faire un rapprochement entre le niveau socio-économique de la famille et l’ouverture d’esprit qui favorise la réussite des études et l’obtention d’un métier.

Malgré ces difficultés, nous avons rencontré des jeunes qui trouvent dans leur foi un ressourcement et une inspiration. Certains l’expriment davantage en des termes normatifs, d’autres de façon plus existentielle. L’islam leur apporte un mode de vie porté par des valeurs humanistes et les aide ainsi à développer l’estime de soi indispensable pour construire une relation équilibrée avec l’autre. Croyant que cette vie est passage, ils trouvent une direction, un but encadré notamment par trois principes : ne pas parler dans le dos des gens ; respecter toute religion ; faire l’aumône. Ils cherchent à appliquer ce grand adage : veux pour l’autre ce que tu veux pour toi. Notons encore que la dynamique morale qui s’exprime ici rejoint celle du christianisme.

Ces jeunes sont également conscients de l’importance de faire des études pour obtenir un métier et s’intégrer pleinement dans la société. Ils trouvent encore que le passage par l’école leur apprend la vie collective[9] et le respect d’un règlement, aptitudes qu’ils considèrent comme indispensables pour entrer dans le monde du travail.

Que conclure de tout ceci ? Il n’échappe à personne aujourd’hui combien la variété des cultures s’impose à notre pays comme à l’Europe au point d’inquiéter certains dirigeants[10]. Dans cette pluralité de cultures, la référence à l’Islam prend sans cesse davantage de place, amenant des difficultés et des peurs dont nous avons parlé. Afin de renforcer la construction d’un nouveau tissu culturel commun indispensable pour une société intégrée, l’école par sa fonction d’intégration sociale, joue un rôle capital. Pour le remplir au mieux, nous avons noté l’importance d’une mixité culturelle et religieuse équilibrée qui évite la stigmatisation. Dans cette optique, outre des stimulants de mixité sociale, ne faudrait-il pas prévoir des clapets qui empêchent le glissement vers des écoles ghettos ?

Nous l’avons vu également, c’est la rencontre de l’autre comme personne qui casse les clichés et fait cheminer vers le dialogue, la coopération. Ainsi, même si ces dispositions semblent se situer davantage au niveau des intentions pieuses que des démarches concrètes, l’attention aux personnes, l’acceptation de l’élève tel qu’il est, son écoute, la foi en lui, la prise en compte du point où il en est, susciteront des jeunes eux-mêmes ouverts à ces attitudes. L’école est un lieu qui favorise ces rencontres mais elle apporte de surcroît d’indispensables outils intellectuels de compréhension réciproque. Une fois de plus, les professeurs se trouvent investis d’un rôle supplémentaire qu’ils n’ont pas nécessairement choisi et auquel ils n’ont pas été préparés. Autant que d’enseigner une matière et des compétences, ils sont appelés à être des éveilleurs ! Si les enjeux liés à la construction d’une société multiculturelle sont incontournables, ne faudrait-il pas, pour en augmenter les chances de réussite, inclure la connaissance des autres grandes traditions culturelles et religieuses dans la formation initiale des professeurs, qui par ailleurs également mérite d’être revue en profondeur ?

Dans ce challenge qui interpelle toute la société et qui est présent dans chaque école, l’enseignement catholique nous semble avoir à jouer un rôle en lien avec ses spécificités. Porteur de la référence à l’Évangile, il ouvre aux valeurs que prônent aussi les autres grandes religions dont l’Islam. Les jeunes l’ont souligné, ils y sentent une proximité avec leur propre foi. Dès lors, puisqu’il dépasse la neutralité de l’enseignement non confessionnel, ne lui appartient-il pas structurellement de faire dialoguer toutes les convictions, y compris l’athéisme et la libre pensée, et de travailler ainsi à leur compréhension réciproque et à la mise en œuvre authentique des valeurs humaines communes, pour le mieux de l’ensemble de la société ? C’est toute l’école catholique qui nous paraît appelée à ce dialogue des différentes convictions. Le cours unique de religion catholique ouvre un espace où découvrir les convictions des autres, les comprendre et les accepter. La séparation des cours de religion au sein des écoles non confessionnelles ne serait-elle pas spontanément plus encline à favoriser le renforcement identitaire ? Probablement le dialogue entre professeurs des cours philosophiques permet-il d’éviter cet écueil, mais l’enseignement non confessionnel ne nous semble pas structurellement amener la confrontation des convictions personnelles.

Au cours des rencontres, les jeunes ont exprimé la fierté d’être belges et plusieurs ont manifesté leur intention déterminée d’être artisans de la construction d’une nouvelle culture islamo-belge, voulant autant décloisonner l’Islam et revisiter ses préceptes qu’avoir un projet d’avenir commun avec les autres composantes de notre société[11]. Ne voilà-t-il pas un tremplin enthousiasmant pour tout éducateur ?

Notes :

  • [1] En Communauté française, il n’y a pas de données statistiques globales au sujet des options religieuses. En effet, aucun critère de recensement autre que la nationalité n’est activé. Selon les Services des statistiques de la Communauté française, en 2003-2004 (étonnamment dernier relevé des inscriptions dans les cours philosophiques), 10,84% des élèves suivaient les cours de religion islamique dans les écoles primaires non confessionnelles (écoles qui comptaient 57,5% des enfants inscrits en primaire dans la Communauté française), et 12% dans les écoles secondaires non confessionnelles (écoles qui comptaient 40,8% des jeunes inscrits dans l’enseignement secondaire de la Communauté française) Cf. http://www.statistiques.cfwb.be/publicationsDetails.php . Pour l’enseignement catholique, qui accueille beaucoup d’enfants de familles musulmanes mais ne laisse pas le choix du cours de religion, aucun relevé chiffré n’existe On peut se demander si, plutôt que conduire à une ségrégation, le recueil de pareilles données ne permettrait pas un meilleur pilotage de l’enseignement et une meilleure politique de l’intégration.

    [2] Grâce à la disponibilité et l’intérêt pour ces questions de deux professeurs de religion, nous avons pu rencontrer sept jeunes (quatre garçons et trois filles) d’une école technique et professionnelle de Charleroi et six filles d’une école générale et technique de Bruxelles, tous dans les dernières années de l’enseignement secondaire. Notons aussi que ces écoles sont largement multiculturelles, multiraciales et multireligieuses. Nous avons rencontré également deux professeurs issues de familles musulmanes. Cet échantillon n’est certainement pas statistiquement représentatif, mais les recoupements entre les dires des personnes interrogées nous semblent bien indicatifs de tendances. Notons cependant que le contexte même des rencontres – organisées par les professeurs et dans le cadre de l’école – influence peut-être les réponses à certains moments.

    [3] Ceci serait particulièrement visible dans le port du voile. Réciproquement, l’interdiction de couvre-chefs dans les écoles étudiées pourrait aussi y être ressentie comme manque de respect…

    [4] Cf. une de leurs phrases : Entre jeunes, on se comprend.

    [5] Nous reprenons en italique les propres termes des personnes rencontrées.

    [6] Ces constatations nous semblent appeler à l’élaboration d’un Islam européen et belge qui rencontre plusieurs défis, dont l’intégration des acquis des sciences contemporaines. Cf. Felice Dassetto, Le devenir de l’Islam européen et belge face aux défis citoyens, Cismoc, Papers online, août 2009, http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/epl-corta/documents/Devenir_islam_europeen.pdf

    [7] Par exemple, des jeunes disaient que leurs amis ne mangeaient pas devant eux pendant le Ramadan.

    [8] Cette stigmatisation renforcée est peut-être à l’origine de l’une ou l’autre réaction plus vive qu’ont suscitée spontanément au cours des échanges certains propos mal compris.

    [9] Cf. cette phrase d’une élève : L’école nous apprend à respecter les choix des autres même si nous ne sommes pas d’accord avec eux.

    [10] Cf. les prises de positions sur les ratés de l’intégration d’Angela Merkel et Yves Leterme qui se rencontraient le mardi 2 novembre 2010 à Bruxelles.

    [11] Il nous semble que cette position rejoint ce que Felice Dassetto nomme la co-inclusion. Cf. Felice Dassetto, Foulards, signes, rencontres, http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/cismoc/documents/Foulards_signes.pdf.