Le 18 décembre 2008

Diversité et migrations

En octobre 2008, se tenait à Malte la XIIe Assemblée générale du Miamsi – Mouvement International d’Apostolat des Milieux Sociaux Indépendants fondé en 1963 –, autour du thème « Les migrations : une chance pour construire des Ponts ». Cette analyse est le fruit de la confrontation des réflexions, menées par des personnes venant des cinq continents, sur la problématique complexe des migrations au niveau mondial. Elle s’enracine dans la prise de conscience de l’écart qui existe entre les migrations vues comme une chance (mythe de l’eldorado pour les migrants et enrichissement pour la société d’accueil) et la dure réalité des migrants (atteinte aux droits de l’homme et à la dignité humaine, etc.). L’auteur présente des éléments d’analyse qui peuvent aider à une meilleure connaissance de la situation et à des attitudes et actions plus responsables.
 

La définition du dictionnaire (Petit Robert 2008) concernant le mot « diversité » servira d’argument à cette analyse.

Diversité : multiplicité, pluralité, variété, hétérogénéité, … richesse ; et ses contraires : concordance, ressemblance, uniformité, … monotonie.

Voilà qui est bien dit mais ne dit pas tout.

En se passant de mots, en voyant la richesse de la palette du peintre Alechinsky, admirons la variété des touches de couleurs, la composition de traits verticaux, ce patchwork qui éclate sur la toile – Migration 2007 – comme une métaphore de la diversité.

En octobre 2008 se tenait à Malte la XIIe Assemblée générale du Miamsi – Mouvement International d’Apostolat des Milieux Sociaux Indépendants – fondé en 1963. Cette Assemblée générale était intitulée : « Les migrations : une chance pour construire des Ponts ». Des délégués venant de 24 pays d’Europe, d’Amérique Latine, de l’Océan Indien, d’Afrique et d’Asie ont planché sur la problématique complexe des migrations au niveau mondial. Les contributions à la réflexion furent nombreuses venant de l’ONU, du Conseil Européen, du Vatican, des pays d’origine et des pays d’accueil. Les éclairages furent historiques, géographiques, théologiques, législatifs, philosophiques, sociologiques et surtout informels !

Que peut nous apprendre ce genre de rencontre aux aspects si divers, alors que, sur les migrations, chaque jour nous amène son lot d’informations et que, sur le sujet, abondent les analyses publiées ? En particulier sur la chance de construire des ponts entre humains de tous horizons ?

Eh bien, ils nous semble que nous pouvons en retirer des fruits : infirmation ou confirmation de ce que nous pensons habituellement ; regard critique sur nos agirs, encouragement à ne pas laisser tomber les bras face à une des questions majeures du XXIe siècle[1].

Les migrations : une chance ?
 

Le pari de croire à la chance est souvent forcé, tant les migrations engendrent crainte, perturbation, rejet et repli sur soi, de notre côté, du côté des pays d’ « accueil » ; peur, désintégration familiale, conditions inhumaines de santé, de logement, de travail jusqu’à la perte de la vie, du côté de beaucoup de migrants.

Souvent le phénomène migratoire affecte gravement les personnes, les familles et les peuples. Il entraîne une atteinte intolérable au respect de la dignité humaine et aux droits de l’homme et menace la cohésion sociale. Cet écartement entre deux réalités, ce fossé entre des vécus différents entendus à Malte a fait choc.

C’est de cette prise de conscience qu’est née la réflexion qui suit et qui présente des éléments d’analyse qui peuvent contribuer bien modestement à une meilleure connaissance de la situation et à des attitudes et actions plus justes.

Les migrations en chiffres
 

Comme le rappelle Antonieta Potente [2], à la suite de nombreux analystes, la migration est « un phénomène irréversible », qui touche un très grand nombre d’hommes et de femmes.
Et cela ne date pas d’aujourd’hui, même si les migrations actuelles nous semblent avoir pris une ampleur considérable…

« Et ceux-là, d’où viennent-ils donc ? » se demandait déjà le prophète Isaïe (Is 49,21).
Pour Antonieta Potente, « ils viennent probablement d’un désir ancestral de survivre qui a toujours traversé les êtres humains.
Ils viennent probablement de la prise de conscience de leurs propres droits.
Ils viennent probablement attirés par l’écho de quelques mythes que certaines cultures ont lancés dans l’espace et dans le temps.
Ils viennent probablement de l’expulsion engendrée par les ouragans, les cyclones, la sécheresse, les bombes, les balles, les mines.
Certains sont poussés par la soif, d’autres par les rêves, d’autres par l’orgueil ou la dignité. »

Et ils sont nombreux : aujourd’hui on estime à environ 200 millions le nombre de migrants (des personnes qui sont nées dans un autre pays que celui où elles habitent)[3]. Cela représente 3,3 % de la population mondiale – 1 homme sur 30. C’est une estimation, car comment comptabiliser les illégaux ?  Environ 15 % de la population globale de migrants sont en situation illégale, croit-on. Bien sûr, ce chiffre ne prend pas en compte les migrants à l’intérieur du pays de naissance. Les femmes représentent la moitié de la population migrante.
Ces dernières 25 années le « stock » global a doublé, ce qui permet de prévoir 400 millions de migrants en 2030. La mobilité est une réalité incontournable, pas encore un droit reconnu par tous.

Les transferts financiers des migrants vers les pays d’origine représentaient 235 milliards de dollars en 2006. Ils sont bien plus importants que l’aide internationale au développement et contribuent à l’amélioration du niveau de vie des populations locales.
L’Europe est la 3ème région de destination derrière l’Asie et les Etats-Unis d’Amérique.

Ces chiffres permettent-ils de dire comme Kofi Annan en juin 2006 : « Les migrants font avancer l’humanité. » ?

Quelques routes de migrations dans le monde
 

Les régions d’où proviennent les migrants sont diverses. Diverses aussi leurs situations et leurs cultures. Mais une même misère caractérise leurs parcours et leurs conditions de vie. Les mêmes attitudes de méfiance et de rejet les marquent. Les échos reçus des divers continents lors de l’assemblée du Miamsi en témoignent.

En Afrique

Les pays de départ sont le Sahel, l’Afrique Centrale et Côtière, les pays de transit sont le Maghreb, la Libye, le Sénégal, le Sahel, la Sierra Leone et la Guinée. Le Sahel devient pays de transit. Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye ont été approchés par l’Union Européenne (avec une carotte financière) pour traiter sur place leurs migrations.

Ce processus d’externalisation (refouler les migrants avant même qu’ils aient mis le pied en Europe) permet de faire des renvois massifs d’illégaux, en toute bonne conscience dans le chef des Européens. Cette idée, lancée par Tony Blair en 2003, a depuis fait son chemin. Le gouvernement Berlusconi a financé la construction de trois camps, parmi d’autres en Libye, appelés pudiquement « portails d’immigration ». Cette forme de « sous-traitance » par d’autres du problème qu’on ne veut pas voir en Europe ne conduit-elle pas à évacuer une réalité dérangeante ?

Et pourtant, cette migration du Sud vers le Nord venant d’Afrique, on en parle souvent dans les media, surtout en été, lorsque la mer est calme au large de Lampedusa, de Malte, de la Sicile ou de Gibraltar. On a vu des photos de ces Africains accrochés aux filets de pêche au thon. Certains disent que la Méditerranée est devenue un « cercueil liquide ». Ces vingt dernières années, plus de 15.000 personnes seraient mortes dans cette mer de vacances !  En quelques mois plusieurs milliers de personnes sont probablement mortes au large des îles Canaries.

L’Europe ou la mort !

En Amérique

De l’Amérique du Sud et de l’Amérique Centrale vers les Etats-Unis d’Amérique, le phénomène est plus ancien et est dix fois plus important que les migrations d’Afrique.

Pour donner un exemple concret : depuis 2006, 500.000 travailleurs mexicains traversent chaque année un mur de 120 km de long. Il y a des centaines de morts chaque année.

En Asie

Des mouvements migratoires de Chine et d’Inde vers l’Europe existent aussi.

Les Philippines sont une grosse pourvoyeuse de main-d’œuvre, surtout féminine, vers les pays du Golfe. Migration, trafic, prostitution et nouvel esclavage sont les fléaux qui touchent les migrantes.

Réalités européennes et politique migratoire[4]
 

L’accueil des demandeurs d’asile, le regroupement familial ou le droit maritime (sauvetage en mer) sont fondés sur des droits fondamentaux. On constate une remise en cause de ces principes avec les politiques européennes d’asile et d’immigration.

De plus en plus, les États souhaitent maîtriser les flux et établir une sélection (on parle d’immigration choisie). Les 27 pays de l’Union européenne ont marqué leur accord les 15 et 16 octobre 2008 concernant le « Pacte européen sur l’Immigration et l’Asile ». Tout en renforçant ses frontières extérieures, l’Union Européenne souhaite attirer vers elle une immigration économique qui répondrait à ses besoins. « Voie médiane entre l’Europe forteresse et l’Europe passoire » déclarait Brice Hortefeux, le ministre français de l’Immigration et de l’Identité nationale. Belle formule mais qui occulte mal la réalité. Et la réalité, c’est que les nouvelles politiques européennes font jouer aux États le rôle de gendarme et de zone tampon de rétention.

Des milliers de migrants atterrissent ainsi dans des camps – arrière-cours de la démocratie – zones de non droit et de relégation sous-humaine. On en compte 400 dans l’Europe des 27 et sa périphérie. Des camps informels où règne l’insalubrité se situent face aux îles Canaries, autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla (Maroc), à Calais (France), à Patras (Grèce) et aussi dans certaines de nos grandes villes (Paris, Rome).

Sur une population de 495 millions d’habitants au 1er janvier 2007, l’Europe a un solde migratoire global (différence entre arrivées et départs) de plus de 1,4 millions d’étrangers pour l’année 2006. L’Espagne en a 45 % et est depuis 1997 n°1 de l’immigration[5].

Malgré la surveillance en haute mer des pirogues par Frontex, l’Agence européenne des frontières, et ses hélicoptères, malgré le travail des mères pour retenir leurs fils, beaucoup de jeunes formés veulent tenter leur chance sur le vieux continent. « Il y a plus de médecins béninois en Europe qu’au Bénin. Cette fuite de cerveaux est inacceptable », dit un de leurs confrères, resté au pays.

C’est un des paradoxes de notre époque que de voir les invitations au voyage, formulées par la publicité, adressées aux Européens et les restrictions imposées aux autres, les candidats à l’émigration. Rien de moins égalitaire que l’accès au déplacement !

Or, les frontières ne vont pas jusqu’au ciel !

L’Europe sera-t-elle un jour un « peuple immense, impossible à dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue »[6] ?

Clés pour comprendre
 

D’une façon générale, nous dirons que les flux vont de pays à population nombreuse et pauvre vers les pays fortement industrialisés et commercialisés à population vieillissante (mythe de l’Eldorado, de la terre promise).

Chaque migration a un âge, un genre, une condition socioculturelle, un credo, une initiative et un droit. Chaque migration a une cause : décalage économique et social entre les différentes régions de la planète, disparités des politiques du travail, conflits sociaux et politiques, dégradation de l’environnement, etc.…

Tout cela combiné avec une donnée nouvelle qui est l’élargissement du champ de la mobilité qui entraîne une augmentation des possibilités à migrer.

Beaucoup de sociologues, de philosophes, d’analystes estiment que ce phénomène est irréversible et que l’humanité doit le prendre en compte et l’accueillir.

« Un fantasme parcourt le monde et c’est le fantasme de la migration. Toutes les puissances du monde ancien se sont alliées dans une opération impitoyable pour l’empêcher, mais ce mouvement est irrésistible. La désertion et l’exode sont une forme puissante de la lutte des classes que l’on trouve dans la postmodernité impérialiste et contre elle »[7]. Cependant, ce processus n’est pas seulement le fruit de notre histoire postmoderne, ce phénomène semble cohabiter avec l’histoire de l’humanité. Ce ne serait pas une anomalie de l’histoire. C’est en Afrique qu’a commencé le voyage humain dans le monde.

Avons-nous oublié ?

Adam et Eve étaient-ils noirs ?

Ne sommes-nous pas tous des Africains émigrés ?

Aujourd’hui, nous continuons à chercher des lois économiques. Nos préoccupations tournent davantage autour des problématiques du marché de la richesse de certains pays, menacée par des individus exilés. Notre droit doit être revu, il est insuffisant. Nos actions sociales aussi.

Réflexions pour l’avenir
 

Ces mouvements migratoires sont aussi des tentatives de réalisations humaines et d’énergies créatives comme si les migrants partaient à la recherche de leur dignité, de leur identité perdue. Pour nous, Européens, le problème ne serait plus d’endiguer les flux mais plutôt de comprendre la quête existentielle de ces êtres humains.

Qui sont ces nouveaux nomades ?

Finalement, la question des Conquistadors : « Ces sauvages ont-ils une âme ? » est toujours d’actualité, étonnamment. Surtout si par âme, on entend le droit d’être reconnu comme personne, d’avoir une identité, une conscience de soi et du monde, d’être « autre ».

L’autre n’est pas simplement le miséreux qu’il faut accueillir, le destinataire de nos bonnes œuvres qui manque de moyens et de sagesse.

C’est, nous croyons, le terrain de réflexions que nous devons arpenter. Il faut travailler le processus de reconnaissance des identités, commencer une histoire nouvelle en s’ouvrant à la diversité. Nous ne sommes plus des « enfants uniques » et chacun sait que c’est un événement douloureux de perdre ce statut. Ne mettons pas nos cultures en concurrence. N’avançons pas en éliminant. Nous avons, nous aussi, une route intérieure à parcourir, un chemin de nomadisme humain vers nous-mêmes (mobilité de la pensée, mobilité de la vie intérieure). Cela nous mettra davantage en égalité avec l’immigré.

Impossible de concevoir que l’autre peut m’apporter quelque chose si je ne me sens pas incomplet.

Impossible de dialoguer si je suis seul à détenir la bonne parole.

Il y a un processus de co-inclusion réciproque à acquérir, la co-inclusion étant la capacité des parties à se penser soi-même en incluant la présence de l’autre, de manière à parvenir à penser un terrain d’entente pour le vivre en commun.

Il y a une vérité à construire collectivement. N’ayons pas peur.

Que faire ? Quelques pistes d’action pour une Europe moins barricadée
 

Dans le prolongement des réflexions qui viennent d’être faites, nous voudrions brièvement citer des options qui, sans être exhaustives, nous paraissent essentielles pour un agir responsable.

  • Fonder la législation sur l’égalité des droits et pas sur la notion de maintien de l’ordre
  • Rebâtir des solidarités de terrain avec les immigrés
  • Travailler le vivre-ensemble par un dialogue inter-culturel et inter-religieux
  • Appuyer des actions collectives en direction des pays d’origine dans l’intérêt réel des populations
  • Aider les migrants sur leurs parcours par un soutien de proximité pour lutter contre l’insécurité qui les met à la merci des trafiquants de tout bord.

Les décisions sur le plan politique sont aussi l’affaire de la société civile, pas uniquement des gouvernements. Mobilisons l’opinion publique : les migrations, ce sont des vies, des hommes, des femmes, des cultures. Poser la question en termes de ponts, pas de murs pour que la diversité soit un paradis et pas un enfer !

Conclusion
 

Notre conclusion sera imagée, en forme de courte histoire adressée à une petite fille.

Ce qui est à la portée de compréhension d’un enfant est, en effet, adéquat pour un cerveau adulte.

« La Belgique, ce royaume, que tu connais, et où il y a encore pour ton bonheur de petite fille des princes et des princesses, mais où certains du Nord voudraient créer de nouvelles frontières et faire de leurs compatriotes du Sud des étrangers. Les philosophes, il y a trois siècles, croyaient en la raison, mais tu vois, ceux-là sont assez déraisonnables pour penser sérieusement qu’en divisant ce minuscule pays, ils seront plus forts. Pourquoi ne pas réduire son pays à un palier et faire de ceux qui vivent à un mètre de soi, des étrangers ? Nous serions tous des étrangers l’un pour l’autre, et il faudrait montrer des milliers de papiers pour pouvoir avancer le moindre pas. La Terre serait une succession infinie de frontières… et de murs.

Mais ce cauchemar n’est pas encore arrivé. Tu peux finir ta tartine tranquillement, et préparer ton cartable pour aller à l’école, là où on t’apprendra bientôt que les hommes naissent égaux en droit… » (Yun Sun Limet, finale d’un texte intitulé « Conte pour un petit déjeuner », paru dans Étranger, j’écris ton nom, éditions Couleur Livres, 2007).

Notes :

  • [1] Dès les années 90, Pierre Harmel, ancien premier ministre et ministre des affaires étrangères de Belgique, mettait en évidence que les migrations seraient immanquablement une question majeure de la politique mondiale.

    [2] Professeur à l’Universidad Católica Boliviana, Contribution à l’Assemblée du Miamsi (Malte).

    [3] Les chiffres qui suivent sont cités par la CICM (Commission Catholique Internationale pour les Migrations). Voir aussi Jean-Marie Faux, Migrations dans le monde, hier et aujourd’hui, Bruxelles, Centre Avec, novembre 2006.

    [4] Voir, à ce sujet, Jean-Marie-Faux, La politique commune européenne en matière d’asile et de migrations. Un point de vue belge, Bruxelles Centre Avec, mai 2008.

    [5] Selon les données d’Eurostat 2007.

    [6] Livre de l’Apocalypse (7, 9).

    [7] Michael Hardt & Antonio Negri, Empire, Cambridge, Harvard University, 2000. Cité par Antonieta Potente, à partir de la traduction espagnole Emperio (2005, p. 235), dans sa contribution à l’Assemblée du Miamsi (Malte).

    Type de Publication:  Analyse