En Question n°142 - septembre 2022

De l’urgence d’un tax shift vert : où en sommes-nous ?

Commençons par une observation : la politique fiscale belge est complexe et incohérente. On pourrait la comparer à une fermette de nos régions : construite au fil du temps, sans plan architectural, avec des extensions multiples. Rien que sur la fiche d’impôts 2022, il n’y a pas moins de 839 codes, tellement il y a des régimes d’exception et d’avantages fiscaux. Les tentatives de rénovation du bâtiment fiscal ne se comptent plus. Celles qui ont abouti à des modifications ont souvent complexifié le système plutôt que de le simplifier ou de l’harmoniser. De nouvelles taxes ont vu le jour en temps de crises, lorsque les rentrées financières n’ont plus suffi aux dépenses planifiées et que l’endettement public menaçait de poser problème.

Kelly Sikkema – Unsplash

Tout politicien belge s’accorde pourtant à dire qu’elle doit être rénovée en profondeur, mais il est si difficile de tomber d’accord sur les options à privilégier. La refonte est attendue depuis des décennies, mais lorsqu’on gouverne en coalition – avec actuellement sept partis – on peine à réinventer le cadre. Sur le chemin de la réforme, il y a du donnant-donnant. On obtient certains trophées en échange d’autres concessions. Sur certains points, la convergence politique semble impossible, alors les politiciens n’ont à leurs yeux pas d’autres options que de maintenir le statu quo. Et c’est là une première réponse à la question : pourquoi tarde-t-on à remodeler voire à réinventer la fiscalité ?

Une deuxième réponse vient de la logique politique : un projet de réforme fiscale s’anticipe, se prépare, se discute avec la société civile et une réforme en profondeur s’applique de manière progressive et transparente, sur le moyen terme, en suivant un calendrier qui dépasse les échéances électorales. Une refonte requiert de la vision à long terme, de la persévérance et du courage politique. Or, notre système politique et médiatique ne favorise pas particulièrement ces qualités.

Une troisième réponse réside dans la prise de conscience tardive de l’enjeu climatique, et par extension de l’écologie, par le monde politique. Il a fallu en grande partie attendre que les catastrophes climatiques s’accumulent ces dernières années, que la jeunesse aille en rue, qu’une adolescente suédoise fasse le tour des parlements, et que des mouvements citoyens d’envergure voient le jour, pour que, enfin, l’enjeu écologique soit reconnu par-delà les frontières politiques. L’idée d’un tax shift vert est celle d’un basculement de la fiscalité pour y inclure des critères écologiques. Les charges sur le travail peuvent être abaissées, pour autant que l’on trouve des rentrées fiscales équivalentes. Le tax shift vert ferait contribuer pour cela les gestes qui polluent, notamment par l’émission de gaz à effets de serre (GES).

D’où vient ce projet de réforme ?

La prise de conscience de l’enjeu climatique par le politique se fait sur tout le continent européen et, espérons-le, au-delà. Le Parlement européen a joué un rôle précurseur en ce sens. L’actuelle Commission européenne a fait sienne l’ambition de mesures climatiques fortes. En décembre 2019, elle a formellement lancé le Pacte vert pour l’Europe, plus communément appelé Green Deal européen, feuille de route sur la transition verte qui prévoit des mécanismes de financement commun aux investissements nécessaires.

Dans cette lignée plus ambitieuse, l’ajustement à l’objectif européen 55, également appelé « fit for 55 », approuvé en juin 2022 par le Conseil des ministres, est le dernier plan de l’UE. Il fixe aux États membres un double objectif contraignant : réduire d’ici 2030 les émissions nettes de GES de 55% (par rapport au niveau d’émissions en 1990) et atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Ces engagements européens mettent en mouvement les législateurs européen et nationaux.

Les deux urgences – réformer la fiscalité belge et marquer le tournant de son verdissement – se rejoignent dans le dernier accord de gouvernement belge, du 30 septembre 2020[1]. Celui-ci se donne comme objectif de moderniser, simplifier et rendre le système fiscal plus équitable et plus neutre. Il fait mention des instruments fiscaux pour décourager l’utilisation des combustibles fossiles et pour introduire le principe du « pollueur-payeur ». Citons quelques passages :

2.7. Fiscalité juste et perception correcte (p.51)

Notre système se caractérise par de nombreuses exceptions, des régimes d’exonération et des différences de traitement au sein des différents domaines fiscaux, et des taux d’imposition élevés sont appliqués. Cela conduit à des distorsions économiques et sociales et parfois à des conséquences indésirables pour l’environnement.

[…] cette réforme répondra aux engagements du gouvernement repris dans le présent accord gouvernemental, tels que :

  • l’augmentation du taux d’emploi ;
  • le soutien aux ambitions climatiques ;
  • l’encouragement de l’entrepreneuriat ;
  • la stimulation des investissements ;
  • la lutte contre pauvreté ;
  • le soutien à la famille.

3.1.5. Adapter la fiscalité à la transition écologique (p.61)

La fiscalité sera analysée en vue de la rendre plus favorable au climat et à l’environnement. Le gouvernement partira du principe du « pollueur-payeur » dans le cadre duquel il visera à décourager le plus possible l’usage des combustibles fossiles, via l’instauration d’un instrument fiscal. Plus concrètement, il examinera comment atteindre cet objectif par le biais de signaux de prix. En principe, il doit s’agir d’un instrument neutre d’un point de vue budgétaire, dont les revenus seront restitués à la population et aux entreprises.

Clairement, le ton dans l’accord du gouvernement semble sensé et en quête de justice. Nous n’analyserons pas ici l’accord comme tel, ni ses objectifs qui dépassent le débat de la fiscalité. Notons toutefois le manque d’ambitions chiffrées. Un des seuls objectifs quantifiés du chapitre climatique est la reprise du Fit for 55 européen.

Des idées pour réformer la fiscalité belge…

Au vu de l’accord, les députés fédéraux étaient en droit d’attendre un grand projet de réforme fiscale. Pour préparer ce saut quantique, le ministre des finances Vincent Van Peteghem a mis au travail un groupe académique de 20 experts sous la houlette du professeur Mark Delanote (UGent), en leur confiant la mission de préparer des pistes, avec trois contraintes : les mesures préconisées doivent avant tout relever de la compétence fédérale belge, elles doivent partir des structures de cotisation et de perception existantes, et, prises ensemble, elles doivent viser la neutralité budgétaire. La Chambre des représentants a de son côté entamé un dialogue sur la réforme fiscale avec des représentants de la société civile : les syndicats, organisations patronales, ONG environnementales, organisations de jeunes, de personnes âgées et de femmes, structures de lutte contre la pauvreté et d’aide sociale.

Le groupe d’experts a présenté ses résultats et recommandations lors du symposium du 5 juillet 2022[2]. Dans l’ensemble, il promeut un équilibre entre la carotte et le bâton : d’un côté la taxation des activités polluantes et de l’autre le développement de règles fiscales en faveur d’alternatives respectueuses de l’environnement.

Le groupe d’experts présente huit principes directeurs pour une réforme. (1) Il faut réduire la charge sur le travail – en ce sens, il fait des propositions pour réduire la pression fiscale sur le travail d’environ 10 milliards d’euros par an. (2) Il faut élargir la base imposable, c’est-à-dire augmenter l’étendue de ce qui peut faire l’objet d’un impôt. (3) Il faudrait supprimer une quantité de déductions, de réductions d’impôts et d’exceptions actuellement présentes dans le système fiscal belge. Il faut (4) maintenir prévisibilité et sécurité juridique, (5) calculer les effets de changements au niveau micro et macro, (6) limiter les possibilités d’optimisation fiscale, (7) contribuer aux objectifs climatiques et environnementaux et (8) simplifier autant que possible le prélèvement et la perception d’impôts.

Ces huit principes forment un cadre pour greffer sur le système actuel une série de réformes. Les experts présentent ensuite les idées de réforme sans trancher les questions politiques. La mesure fondamentale préconisée est lataxation des produits énergétiques. Cela peut se faire par une taxe sur le carbone ou par une augmentation des droits d’accises sur les carburants. L’application de ces réformes dépend en partie du travail législatif de l’UE, car il faut coordonner l’effort commun et éviter la concurrence fiscale.

Les experts calculent trois scénarios dans le cadre d’une réorientation de la fiscalité climatique, celle d’une tarification du carbone sur les transports et combustibles de chauffage de 20€/tonne de CO2, de 70€/tonne et de 100€/tonne. Sur base de ces trois simulations, ils évaluent les effets de réduction d’émissions, de collecte d’impôts, d’appauvrissement des ménages et de pertes de compétitivité des entreprises. D’abord les bonnes nouvelles : plus la tarification est élevée, plus l’État percevra de nouvelles taxes et plus les émissions seront réduites. La mauvaise nouvelle en revanche est qu’un tax shift a besoin de mesures compensatoires pour les ménages comme pour les entreprises, mais qu’aucune mesure compensatoire ne corrigera à l’identique : il y aura donc des gagnants et des perdants. Selon que l’on utilise plus ou moins la voiture (et que l’on habite en ville ou à la campagne), selon que l’on ait un habitat bien isolé ou non, selon que l’on chauffe au fioul, au gaz ou avec une pompe à chaleur, etc. Dans un gouvernement de coalition où chaque parti entend défendre tout particulièrement les intérêts de certaines parties de la population, cela provoquera des tensions, ce qui compliquera la réalisation.

Le groupe d’experts préconise plusieurs mécanismes de correction, mais sans en choisir un en particulier : diminution de la TVA sur l’énergie (mesure moins efficace en termes de réduction de la pauvreté), réduction des cotisations sociales ou transfert fiscal. La réflexion s’appuie sur la notion de « précarité énergétique », qui concerne les ménages qui consacrent plus de 14% de leurs dépenses totales à l’énergie domestique. Cette notion semble en effet utile pour calculer les effets du tax shift sur les ménages selon leurs profils et ainsi guider des choix en faveur de la justice sociale. Les experts insistent sur l’urgence de la réforme et le temps qu’il faut pour la mettre en œuvre de manière progressive et suffisamment prévisible. Soulignons cette observation, non sans référence à la crise énergétique actuelle : « les réductions d’émissions sont plus élevées lorsque l’augmentation des prix provient d’une réforme fiscale plutôt qu’une hausse des prix du marché »[3]. Il ne faut donc pas se laisser prendre au piège, un tax shift reste toujours nécessaire du point de vue écologique, même si les prix de l’énergie devaient rester hauts.

A côté de ce socle d’imposition des émissions de GES, il y a une panoplie de recommandations pour des mesures fiscales spécifiques. Elles concernent cinq domaines : (1) l’industrie et l’agriculture, (2) le transport, (3) l’économie circulaire, (4) la finance et (5) les bâtiments. D’une taxe sur la viande aux incitants fiscaux pour des obligations vertes, en passant par des taxes sur les emballages plastiques ou sur les canettes.

… aux actes de la transition fiscale

Le travail académique préparatoire étant accompli, on attend l’action politique. Au moment de terminer cet article, la balle est toujours dans le camp du ministre des finances Vincent Van Peteghem. Il a lancé une première réponse, incomplète, en publiant le 18 juillet 2022 une épure[4]. Celle-ci servira de base pour une discussion ministérielle qui pourra, ou non, amender les propositions formulées et faire naître un projet législatif concret.

À la lecture de l’épure, on a l’impression que la réforme des régimes fiscaux semble le point de départ, mais on peine à y lire l’urgence climatique et écologique. L’épure lance des propositions d’amendements, structurées en trois parties : dans le domaine de la fiscalité des revenus d’activité et de remplacement, des revenus du patrimoine et de la consommation.

Le ministre voudrait supprimer les écochèques, les chèques-sport et les chèques-culture mais laisserait en place les systèmes de chèques-repas et de voitures de société. Il modifierait les seuils de l’impôt des personnes physiques, en relevant la quotité exemptée de 9.720 à 13.390 euros, c’est-à-dire jusqu’au niveau du revenu d’intégration d’une personne isolée. Au-dessus de ce seuil, l’imposition serait réduite de 5% (les seuils de 40, 45, et 50% passeraient à 35, 40 et 45%). Puis, au-delà d’une nouvelle tranche fixée à 84.740 euros, l’imposition serait de 50%. L’idée va dans le bon sens et mérite d’être analysée à l’aide de simulations, mais nous regrettons le maintien d’un système de seuils. Si on appliquait une imposition progressive, avec un taux marginal qui augmente au fur et à mesure que le revenu augmente, tel que cela se pratique en Allemagne par exemple, on obtiendrait un système à la fois plus juste et plus facile à ajuster par la suite.

Le ministre propose de supprimer les discriminations fiscales existantes pour les personnes isolées et les familles monoparentales. Il ferait table rase de toute une série d’avantages fiscaux liés aux formes de rémunérations alternatives. Il augmenterait les minima d’imposition pour les multinationales et pour les chefs d’entreprises, tout en réduisant l’impôt des sociétés pour les PME. Il supprimerait la cotisation spéciale de sécurité sociale (CSSS), qui est pour beaucoup d’experts une taxation surannée.

Sur le patrimoine,le ministre vise un taux d’imposition de 25% sur tout revenu de patrimoine, à l’exception d’une quotité exemptée de 6.000€. C’est intéressant mais cela a peu de chances de passer, car son application impliquerait un registre de la fortune, ce à quoi les libéraux s’opposent farouchement.

Une majorité des partis au pouvoir – Ecolo-Groen, PS, Vooruit (parti socialiste flamand) et CD&V (socio-chrétiens flamands) – ont accueilli favorablement le travail du groupe d’experts. Les réactions à la proposition ministérielle sont jusqu’à présent plus tièdes. Le MR (libéraux francophones), pourtant membre du gouvernement, semble plus proche de l’opposition que de la majorité. Son président considère que le travail académique était « tout simplement insultant ». Les déclarations très conservatrices du président du Mouvement réformateur relèvent de la démagogie: « tout ce que fait ce rapport, c’est taxer, taxer, taxer » ou ce travail d’experts prépare « une pure augmentation d’impôts ». C’est étrange car la neutralité budgétaire était bien un principe de base du travail académique. Open VLD (libéraux flamands), dernier parti de la majorité, adopte une position intermédiaire ; comme d’autres, il regrette la manière de travailler du ministre. Pour Marco Van Hees du PTB (Parti du Travail de Belgique), il manque surtout au projet politique deux choses, « la globalisation des revenus et un impôt sur les grands patrimoines ». D’autres réactions ne tarderont pas à remplir le fil de l’actualité politique.

Où et comment atterrir ?

Nous sommes pessimistes sur les chances d’aboutir à une grande réforme fiscale qui marque le tournant de la transition écologique. Celle-ci n’a de chances d’être réalisée que si elle est en même temps solidaire. C’est une condition sine qua non de l’acceptabilité de la transition au sein de la population et de ses membres les moins nantis. Il faut des aides très concrètes pour les ménages à revenus modestes, afin qu’ils puissent acquérir ou utiliser un véhicule plus propre, rénover leur logement, percevoir un chèque énergie pour faire face à leurs factures, etc. La réforme fiscale doit s’appuyer sur des politiques non fiscales, certaines relevant par ailleurs des compétences régionales.

Toute réforme doit répondre aux principes directeurs de progressivité, de prévisibilité et d’irréversibilité. La transition vers une fiscalité écologique ne peut se cantonner au climat ; elle doit étudier les autres dommages à l’environnement. Le projet ministériel est un bon pas en avant parce qu’il mettrait en œuvre une simplification, une plus grande transparence et une plus grande égalité fiscale selon les revenus. Mais, dans sa version première, il est absolument insuffisant du point de vue écologique.

Même diminuée, la réforme a peu de chances d’être effective avant la fin de cette législature (2020-2023), car elle devrait être acceptée par le parlement avant la fin de l’année 2022, ce qui semble improbable. Elle a même peu de chances tout court de faire l’objet d’un compromis au sein de ce gouvernement.

La société civile devrait soutenir tout effort commun pour plus de justice fiscale, sociale, climatique et écologique. En expliquant les enjeux sans simplisme, fatalisme ou particularisme, et en interpellant les élus et les décideurs politiques, au niveau fédéral comme aux autres niveaux de pouvoir.

D’autres projets de refonte de la fiscalité ont échoué par le passé. Pour qu’un tax shift vert voie le jour, les partis de la majorité devront probablement mettre par écrit les lignes opérationnelles chiffrées de la réforme dès l’accord de gouvernement et non en cours de mandat. Au moins, le travail du groupe d’experts aura permis cela : donner au politique et à la société civile les clefs d’une réforme en profondeur.

L’action de ce gouvernement fédéral ne suffira pas à réaliser les objectifs climatiques. Mais que les hommes et femmes qui exercent des responsabilités politiques (au sens large) se disent ceci : leur bonne volonté, leur persistance, leur visée du bien commun et leurs actions concrètes finiront par entraîner d’autres à se joindre à eux. Où avons-nous déjà lu cette morale ? Ah oui, dans la fable du colibri.

Notes :