Le 01 décembre 2010

De la société multiculturelle au dialogue interculturel

Etapes de la réflexion politique en Belgique

Au moment où viennent de se conclure les « Assises de l’Interculturalité », il a paru intéressant de reprendre et d’analyser l’évolution de la réflexion politique dans notre pays par rapport à la présence stabilisée de ceux qu’on appelait, il y a vingt ans, les immigrés, en particulier d’origine non-européenne et qu’on appelle aujourd’hui « les minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses ». Les étapes de cette réflexion sont le Commissariat Royal à la Politique des Immigrés (1989-92), la Commission du Dialogue Interculturel (2005-2006) et les Assises de l’Interculturalité (2009-2010). L’analyse essaie de mettre en relief l’apport spécifique de chacune de ces étapes, l’évolution de la réflexion et la manière dont celle-ci reflète la réalité de notre société. On espère ainsi apporter un peu de clarté dans un débat trop souvent passionné et contribuer à la recherche d’un vivre ensemble harmonieux dans notre société plurielle.
 

L’immigration en Belgique
 

La Belgique a toujours été traversée par des mouvements de population[1]. Entre les deux guerres déjà, une nombreuse main d’œuvre étrangère est venue travailler dans nos mines ou la grosse industrie wallonne, en provenance d’Italie ou de Pologne. Mais c’est après la seconde guerre que la Belgique, pour l’exploitation des mines, indispensable à la relance de l’économie, a conclu avec l’Italie vaincue et exsangue, le premier accord qui fit venir des travailleurs par contingents. Après la catastrophe minière de Marcinelle (août 1956) qui, parmi les 262 victimes, compte 136 Italiens, la Belgique se tourne vers d’autres pays du Sud, d’abord l’Espagne et la Grèce, ensuite le Maroc et la Turquie. Dans le même temps, le recours à une main d’œuvre étrangère s’élargit progressivement à d’autres secteurs de l’emploi. On peut dire que, pendant cette période, le recours à une main d’œuvre immigrée a été la condition et la contrepartie de l’expansion économique et du progrès social de l’ensemble du pays. La mobilité était importante : entre la fin de la guerre et 1977, 3.700.000 étrangers ont séjourné dans le pays un temps plus ou moins long.

Arrêt de l’immigration et stabilisation de la population immigrée.
 

Changement de conjoncture en 1974 : en Belgique comme dans l’ensemble de l’Europe Occidentale, l’immigration est arrêtée. L’effet de cet arrêt est la stabilisation de la population immigrée. Pour diverses raisons, la Belgique avait plutôt encouragé le regroupement familial. Après 1974, il n’y a effectivement plus de nouvelle arrivée de main d’œuvre mais le regroupement familial est permis. Les migrations les plus récentes, marocaine et turque surtout, opèrent ce regroupement dans les années septante. C’est en 1980, en retard sur la vie, qu’est enfin votée une « Loi sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » qui donne un cadre juridique à la condition d’étranger en Belgique. Mais, dès 1981, un gouvernement de centre-droit succède au gouvernement de centre-gauche et met très vite en question l’accord qui avait abouti à la loi du 15 décembre 1980. Il est question de limiter le nombre d’étrangers dans certaines communes, de verser une prime pour encourager le départ d’étrangers au chômage, etc. Période difficile où notamment les campagnes électorales, en particulier dans certaines communes de la Région bruxelloise, donnent lieu à un déchaînement de xénophobie de la part de candidats de presque tous les partis. La loi Gol de mars 1984 qui, dans son article 6 (18 bis), permet à certaines conditions de limiter le nombre de nouveaux étrangers dans certaines communes, va, paradoxalement, avoir un effet bénéfique pour l’insertion des étrangers, en apportant une modification au Code de la Nationalité : jusque là l’enfant avait la nationalité du père, désormais lorsqu’un des auteurs est Belge, il a la nationalité belge.

Le Commissariat Royal à la politique des immigrés
 

Après les élections législatives de 1987, le gouvernement passe de nouveau au centre gauche (les socialistes qui en font de nouveau partie parlent de « retour du cœur »). Le premier ministre Wilfried Martens annonce son intention de nommer un Commissaire Royal à la politique des immigrés. Ce sera chose faite un an et demi plus tard, avec la nomination de Mme Paula D’Hondt et de son adjoint Bruno Vinikas. Deux gros rapports vont paraître, respectivement en novembre 1989 et mai 1990 : 262 propositions qui balaient l’ensemble des questions relatives à la présence de populations immigrées ou issues de l’immigration[2].

Le mérite principal des Commissaires Royaux, le pas décisif qu’ils ont fait franchir, c’est d’en terminer avec l’idée que la migration était un phénomène temporaire et de reconnaître la présence stable et définitive dans la société belge de « minorités ethniques » dont le Rapport constate qu’elles sont « en voie d’acclimatation ». 

Quelle politique faut-il adopter dès lors ? Le Rapport propose « L’Intégration », ajoutant « une politique de longue haleine ». Se démarquant, d’une part, de l’idée d’assimilation, d’autre part, de celle de respect inconditionnel de l’identité des cultures minoritaires (et donc de développement séparé), il propose une définition nuancée du concept d’intégration.
 

« Ce concept d’intégration :

 1. part de la notion d’« insertion » répondant aux critères suivants :

            a. assimilation là où l’ordre public l’impose ;

            b. promotion conséquente d’une insertion la plus poussée conformément aux principes sociaux fondamentaux soutenant la culture du pays d’accueil et tenant à la « modernité », à l’« émancipation » et au « pluralisme confirmé » dans le sens donné par un État occidental moderne ;

            c. respect sans équivoque de la diversité culturelle en tant qu’enrichissement réciproque dans les autres domaines ;

2. va de pair avec une promotion de l’implication structurelle des minorités aux activités et objectifs des Pouvoirs Publics »[3].
 

Quelques remarques concernant cette définition. Les « principes sociaux fondamentaux » ne sont pas autrement explicités : on comprend bien que l’émancipation concerne les femmes et leur égalité avec les hommes, que le pluralisme confirmé touche à la neutralité de l’État ; le terme de modernité est plus vague ; sans doute faut-il l’éclairer à la lumière des « Droits de l’Homme ». Le respect de la diversité culturelle, dans l’esprit des auteurs du Rapport, ne signifiait guère plus que la liberté pour les groupes minoritaires de créer leurs associations selon le droit commun ; l’idée d’une reconnaissance et d’un soutien positif à la diversité culturelle n’est pas encore présente. D’où, dès ce moment, une réticence de membres de ces minorités à l’égard du concept d’intégration qu’ils tendent à comprendre comme une forme larvée d’assimilation.

Quant au point 2 (implication structurelle des minorités), il s’agissait clairement de la part que celles-ci ou leurs représentants devaient avoir dans les décisions qui les concernaient. Dans les années 70 et 80, la revendication des associations immigrées et de leurs amis se polarisait sur l’octroi aux étrangers des droits de vote et d’éligibilité pour les élections communales[4]. Cet objectif ne devait finalement être atteint qu’après plusieurs étapes et encore très imparfaitement en janvier 2006[5]. Mais une « implication » beaucoup plus inclusive et significative devait être atteinte par le biais des lois successives qui ont facilité l’accès à la nationalité belge. Les Belges issus de l’immigration sont devenus nettement plus nombreux que les étrangers vivant en Belgique. Ils sont électeurs, à tous les niveaux de pouvoir, ont des représentants dans toutes les Assemblées. Ce phénomène touche tout particulièrement les communautés d’origine marocaine et turque (voire aussi, de plus en plus sans doute, d’origine africaine). C’est sans doute l’élément le plus important dans l’évolution de la situation dans les dernières années du siècle[6].

Aperçu des politiques d’intégration au tournant du siècle 
 

Nous ne nous attarderons pas sur les divers aspects de la politique (ou des politiques) qui ont été mises en œuvre dans le prolongement du Rapport du Commissariat Royal. C’est une histoire complexe parce que, pour bien la percevoir et l’apprécier, il faut tenir compte de l’évolution de l’État. Les matières concernant ceux que le Rapport appelle encore les immigrés sont réparties entre les différents niveaux de pouvoir : État fédéral, Régions, Communautés. L’accès au territoire et le statut des étrangers restent des matières fédérales (en ce compris l’asile et le problème récurrent des sans-papiers). Il en va de même pour l’accès à la nationalité. Le Centre pour l’égalité des Chances et la lutte contre le Racisme, émanation directe du Commissariat Royal, dépend du gouvernement fédéral. L’emploi relève des Régions. L’accueil et l’intégration sociale, « matières personnalisables », sont confiées aux Communautés.

Au niveau fédéral, outre l’opération de régularisation des sans-papiers réalisée en 2000, on peut mettre à l’actif du gouvernement « arc-en-ciel » de Guy Verhofstadt la législation qui a facilité l’accès à la nationalité et dont nous avons noté plus haut l’effet bénéfique. La Communauté française a surtout poursuivi une politique d’encouragement aux associations immigrées (ou « généralistes » touchant une population d’origine immigrée) par le biais de l’éducation permanente (Décrets de 1976 et de 2003). En 1994, elle a transféré sa compétence vers, respectivement, la Région Wallonne et la COCOF (Commission Communautaire française, qui assume le rôle de la Communauté française pour la Région de Bruxelles-Capitale). La Région Wallonne a repris cette aide multiforme aux associations, notamment à travers les sept Centres Régionaux d’Intégration. À Bruxelles (côté francophone), le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle assume le même rôle. Mais c’est la Région-Communauté flamande qui a la politique la plus coordonnée (ou « intégrée », horizontale et transsectorielle). Ses deux piliers sont « l’inburgering » (décrets de 2003 et de 2009), proposant (ou imposant dans certains cas) aux primo-arrivants un programme d’intégration (néerlandais, initiation à la citoyenneté, orientation professionnelle), et la politique des minorités : depuis 2002, 14 associations « ethniques » régionales sont reconnues et leurs représentants constituent le « Minderhedenforum », interlocuteur officiel des autorités. 

La Commission du Dialogue Interculturel
 

L’attentat du 11 septembre 2001 amène un accroissement de xénophobie à l’égard de ceux qu’on appelle souvent alors les « Arabo-musulmans » ; on commence aussi à employer le terme d’ « islamophobie ». En réaction, dans le contexte du conflit israélo-palestinien, des agressions visent des membres de la communauté juive (un rabbin, des écoliers…). En décembre 2002, le gouvernement convoque une table ronde « Mieux vivre ensemble » (constituée de représentants des « autorités religieuses et philosophiques »). Pour un travail plus approfondi est ensuite mise en place (février 2004) une « Commission du Dialogue Interculturel » qui terminera ses travaux et remettra son rapport en mai 2005. (Notons que la Commission était présidée par deux personnalités importantes et respectées du monde politique, Roger Lallemand et Annemie Neyts et qu’elle a procédé à un nombre considérable d’auditions).

L’introduction du Rapport final[7] est d’un très grand intérêt parce qu’elle dit bien l’importance reconnue au problème et l’esprit dans lequel on l’aborde. « La Belgique, affirme le Rapport, est une démocratie fondée sur le pluralisme ». « Le pluralisme n’est pas une simple coexistence d’opinions et de croyances diverses mais la construction d’un espace commun de dialogue et d’émancipation, où la diversité fait l’objet de débats collectifs et se traduit dans des institutions spécifiques » (p. 27). Les auteurs constatent alors que « notre histoire a …assuré, au terme de crises et de tensions, la promotion d’un triple pluralisme : le pluralisme politique et syndical, qui a notamment permis l’émancipation de la classe ouvrière et la construction d’un équilibre social fondé sur la concertation ; le pluralisme philosophique, qui a vu la reconnaissance officielle de formes diverses de spiritualités… et qui culmine dans le Pacte scolaire de 1958 (ils auraient pu y ajouter le Pacte culturel de 1971) ; le pluralisme communautaire, issu des mouvements flamand puis wallon, qui a donné naissance à l’État fédéral dans lequel nous vivons aujourd’hui ». Et ils poursuivent : « Aujourd’hui, la Belgique doit relever un nouveau défi : réaliser une quatrième forme de pluralisme, le pluralisme culturel. Il s’agit de transformer en pluralité active la diversité culturelle issue des courants d’immigration, d’inventer un cadre institutionnel, politique mais aussi d’instaurer tout un climat social, pour permettre à ceux dont la culture d’origine est souvent non européenne, de vivre leur citoyenneté à part entière mais aussi pour permettre aux Belges d’origine européenne de les comprendre et de les accepter comme tels » (p. 27).

Le programme est ambitieux : il inscrit la prise en compte de la diversité culturelle dans la lignée de trois tensions constitutives de la Belgique depuis le début de son existence, qui ont donné lieu à des combats mémorables et qui sont loin d’être définitivement apaisées, comme le montre à l’évidence la crise actuelle de l’État. Dans la prise en compte de la diversité culturelle – de la consistance et de l’importance des minorités d’origine étrangère, en particulier non européenne – on va ici plus loin, nous semble-t-il, que le Commissariat Royal en 1989 avec sa définition de l’intégration. La réalité de la « société ethnique » est clairement reconnue. On notera aussi que la Commission abandonne la terminologie en usage jusqu’alors qui parle des « immigrés » (en Wallonie et à Bruxelles) ou des « allochtones » (en Flandre) et préconise l’expression « minorités culturelles », « qui traduit à la fois une réalité spécifiquement culturelle et une situation d’inégalité de fait par rapport à un modèle culturel dominant ».

Le Rapport final, complété par le « Livre des auditions » est un remarquable état de la question et dessine les grandes lignes d’une politique. Mais sur des points en litige comme le port de signes religieux dans l’espace public, il se borne à exposer avec toutes les nuances possibles les différents points de vue mais ne prend pas position. Surtout il faut bien reconnaître que le bon travail de la « Commission du Dialogue » n’a guère eu d’impact sur le plan politique – les autorités politiques, aux différents niveaux de gouvernement, étant absorbées par d’autres problèmes – et n’a pas empêché la poursuite et l’accentuation des controverses et le durcissement des positions respectives.

Les Assises de l’Interculturalité
 

C’est pour relancer la réflexion et surtout conduire à des mesures concrètes que le gouvernement Leterme, dans son accord du 18 mars 2008, a annoncé son intention d’organiser des « Assises de l’interculturalité ». L’initiative vient de la vice-première ministre et ministre de l’Égalité des Chances, Madame Joëlle Milquet (qui, en outre, est, depuis le remaniement de juillet 2009, « chargée de la politique de l’immigration et de l’asile »). Inaugurées le 21 septembre 2009, les Assises ont patronné de nombreuses activités, sous-traitées à de multiples associations, sur base de trois « appels à projets » (journées d’étude, séminaires, conférences, débats, enquêtes, manifestations culturelles) ; un « comité de pilotage », constitué de 29 personnalités de la « société civile », à parité pour les deux communautés du pays (+ un germanophone), de toutes origines et opinions (monde universitaire, associatif, religions et philosophies), était chargé, à la lumière, au moins théoriquement, de tous ces apports, de « présenter des recommandations relatives aux thématiques liées à l’interculturalité ».

Les activités ont de fait eu lieu tout au long d’une année, un peu dans le désordre. Certaines de ces rencontres ont sans doute permis de mettre au jour l’acuité des problèmes et la profondeur du fossé qui sépare les perceptions de différentes composantes de la société. Ainsi plusieurs rencontres organisées par le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie) sur l’islamophobie ont révélé à quel point beaucoup de musulmans se percevaient discriminés et rejetés. Mais l’ensemble de ces activités qui, par définition, étaient orientées vers la recherche d’une meilleure compréhension mutuelle n’ont pas compté beaucoup dans une actualité politique doublement mitée. D’une part en effet, l’année écoulée a été celle d’une crise institutionnelle et politique interminable ; d’autre part, sur le terrain lui-même de l’interculturalité, l’avant-scène a été occupée par le débat sur le port de ce qu’on appelle les « signes convictionnels » dans l’espace public à travers des prises de position passionnées d’hommes politiques ou de groupes, des décisions de conseils communaux, des jugements de tribunaux en sens divers… Comme le disait Claire Foblets, l’une des deux co-présidentes du Comité de pilotage, lors d’un débat à Louvain-la-Neuve : « C’est le phénomène de la poupée russe. On engage un débat sur l’interculturalité mais il se polarise sur la présence musulmane et celle-ci est ramenée la question du voile ».

Ces divisions n’ont pas épargné le Comité de pilotage. Des 29 membres du début (14 francophones, 14 flamands et 1 germanophone), il n’en reste plus que 20 (8, 11 et 1) pour signer le document final. Le mérite de ceux qui ont persévéré, et en particulier des deux co-présidentes Claire Foblets et Christine Kulakowski[8], est d’autant plus grand. Le Rapport[9] ne se contente pas de faire à nouveau un état équilibré de la question et de cerner les divers problèmes mais il présente des recommandations de décisions sur les points les plus controversés. Cinq chapitres traitent successivement de l’enseignement, de l’emploi, de la « gouvernance », des biens et services (logement et santé), et enfin de la vie associative, culture et medias. Il comporte de nombreuses recommandations dont huit sont mises en relief et reprises en conclusion du Rapport. Avant de les énumérer rapidement, notons un nouvel infléchissement significatif de la terminologie. Estimant que l’adjectif culturel ne couvre pas toutes les situations, le comité de pilotage a préféré l’élargir et parle de « minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses ». Il ajoute : « en mettant l’accent sur l’un ou l’autre qualificatif selon le contexte » (p. 26).   

La première recommandation concerne le port des signes convictionnels à l’école. Le Comité de pilotage préconise leur interdiction complète jusqu’aux trois premières années de l’enseignement secondaire et la liberté généralisée à partir de là. L’argument est qu’on peut raisonnablement estimer que, à partir de quinze ans, les personnes sont capables d’un choix libre. La deuxième recommandation (développée dans le chapitre 4) concerne le port de signes convictionnels par les agents des services publics. Le comité de pilotage préconise une liberté générale du port desdits signes, à l’exception des agents investis d’une fonction d’autorité (des textes légaux devant définir de manière non équivoque et très restrictive les fonctions – police, justice, armée – visées par cette interdiction). La troisième recommandation concerne l’emploi : elle demande la mise en place « dans les meilleurs délais » d’un « monitoring socio-économique ». Qu’est-ce qui se cache derrière cet anglicisme ? « Monitoring » veut dire contrôle, surveillance. Il s’agit de compléter et de mettre en œuvre un projet, déjà commencé depuis 2007 par le Centre pour l’Égalité des Chances, qui permette de détecter et d’évaluer toutes les discriminations qui existent dans le domaine de l’emploi (pour lutter contre les discriminations, il faut les connaître). Dans le domaine de l’emploi encore, la 4e recommandation plaide pour que les pouvoirs publics élaborent un système temporaire de quotas qui permette le recrutement de personnes issues des minorités (ce serait une discrimination positive, un peu comme celles dont bénéficient certains établissements scolaires). La 5e recommandation soulève la question des aménagements raisonnables : elle ne va pas plus loin qu’une « invitation » à étudier la possibilité d’étendre « à des situations liées à la conviction religieuse ou philosophique » des possibilités d’aménagements prévues par la loi anti-discriminations du 10 mai 2007 pour les personnes handicapées. La 6e recommandation suggère une modification du calendrier des jours fériés légaux pour « intégrer davantage le principe de l’égalité des différente religions et convictions philosophiques reconnues ». On pourra trouver que la proposition concrète va un peu loin dans le souci de prendre distance par rapport à la place prépondérante des fêtes chrétiennes (6 sur 10 actuellement, on n’en garderait qu’une obligatoire, la Noël) mais l’intention est louable et devrait ouvrir une négociation sereine. La septième recommandation concerne la mémoire. Le révisionnisme d’abord : curieusement, elle réaffirme avec force la nécessité de le réprimer mais propose d’enlever de la loi du 23 mars 1995 la mention du génocide des Juifs de façon à pouvoir appliquer la loi à d’autres génocides (Arméniens et Tutsi en tout cas). Sur ce point la réaction des associations juives (appuyée d’ailleurs par les associations arménienne et tutsi) a été immédiate et la ministre a déjà affirmé qu’il n’en était pas question. Le colonialisme ensuite : en termes assez généraux, le comité de pilotage invite les autorités politiques à manifester une reconnaissance de ce passé ; dans le développement de ce point, au chapitre sur la gouvernance, il est notamment suggéré de débaptiser certaines rues (comme la rue des Colonies, à Bruxelles) qui paraissent vouées à la gloire de la colonisation.

La dernière recommandation enfin est un appel pressant aux autorités pour que, « pour toutes les recommandations, un mécanisme de suivi et d’évaluation soit rapidement mis en place à chacun des niveaux concernés de l’État, en désignant les instances ad hoc pour assurer ce suivi et leur assignant un timing précis pour leur mise en œuvre ». Si cela n’est pas fait, concluent-ils, ces Assises n’auront pas plus d’impact concret que le Rapport de la Commission du Dialogue et dans cinq ans il faudra recommencer…

Et maintenant ?
 

Que va-t-il arriver ? Le rapport n’a pas été très bien accueilli ; il a fait l’objet de critiques véhémentes, et même dans des organes de presse a priori favorables au respect des minorités, il est accueilli avec scepticisme. Madame Milquet, lors de la séance de clôture, le 8 novembre, notait, à juste titre, que « la Société civile » a pris ses responsabilités. La balle est désormais dans le monde politique mais celui-ci est bien occupé par d’autres problèmes. Faudra-t-il, pour ce quatrième pluralisme comme pour les trois premiers, de longs conflits et des moments de violence pour que le sens démocratique du compromis sur lequel notre pays est fondé aboutisse à un modus vivendi raisonnable ? L’avenir le montrera.

En attendant la vie continue, les populations d’origine immigrée, les minorités ethniques, culturelles et religieuses sont là, la démographie est ce qu’elle est, l’économie et le tissu social aussi. Le grand mérite de ce courant de réflexion qui se poursuit depuis le Rapport du Commissariat Royal, à travers la Commission du Dialogue Interculturel jusqu’aux Assises de l’Interculturalité, est de reconnaître la réalité inéluctable de la société ethnique. Avec une assurance qui, dans les circonstances actuelles, frisait la provocation, Mme Milquet concluait son discours, le 8 novembre 2010, par ces mots : « Le génie, le talent, la force, le cœur et l’âme et donc le futur de notre pays est et devra continuer à être sa capacité à fédérer les différences ».

Notes :

  • [1] Voir le livre publié sous la direction d’Anne MORELLI, Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique, de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, Ed. Couleur livres, 2004.

    [2] Commissariat Royal à la Politique des Immigrés, L’Intégration : une politique de longue haleine. 3 volumes, novembre 1989 ; Pour une cohabitation harmonieuse, mai 1990, 3 volumes.

    [3] Commissariat Royal à la Politique des Immigrés, L’Intégration : une politique de longue haleine, vol. I : Repères et premières propositions, Bruxelles, novembre 1989, pp. 38-39. Voir aussi L’intégration. Une définition obsolète. Analyse du Centre Avec, mars 2008, http://www.centreavec.be/pages/Pub_analyses_integration.htm

    [4] Rappelons que, à la fin des années 1970, une coordination s’était constituée sous le vocable « Objectif 82 » ; elle regroupait les associations de travailleurs immigrés et de nombreuses associations amies et réclamait la reconnaissance des droits de vote et d’éligibilité aux élections communales (de 1982) pour les étrangers établis, ainsi qu’un « statut de l’étranger » et une loi réprimant les actes de racisme. Ces deux derniers objectifs furent réalisés, respectivement en décembre 1980 et en juin 1981.

    [5] Voir Droit de vote des résidents étrangers non européens : enfin une réalité. Analyse du Centre Avec, février 2006. www.centreavec.be

    [6] Voir Belges issus de l’immigration, Analyse du Centre Avec, avril 2010, téléchargeable sur le site http://www.centreavec.be/pages/Pub_analyses_belgesissusdelimmigration.htm

    [7] Commission du Dialogue Interculturel, Rapport final et livre des auditions, mai 2005. Téléchargeable sur le site http://cms.horus.be/files/99901/MediaArchive/rapport%20DI.pdf

    [8] Contrairement à ce qui était le cas pour la Commission du Dialogue, le comité de pilotage n’était plus présidé par des mandataires publics mais par deux personnalités de la société civile : Claire Foblets est professeur aux Universités de Leuven et d’Anvers, Christine Kulakowski est la directrice du Centre Bruxellois d’Action Interculturelle (C.B.A.I.)

    [9] Interculturalité. Assises de l’Interculturalité. Rapport final, novembre 2010.