En Question n°144 - mars 2023

Luc Carton : Cultiver et déployer la démocratie

Selon la récente enquête Noir Jaune Blues (5 ans après), un Belge sur deux serait favorable à la « retribalisation » de la société : appel à l’autorité d’un chef, valorisation de la tradition, homogénéité ethnique, culturelle, linguistique ou religieuse, méfiance vis-à-vis de l’extérieur perçu comme menaçant et de l’étranger « envahisseur », etc. Comment en est-on arrivé là ? Décryptage en profondeur avec le philosophe Luc Carton.

crédit : Luc Carton – D.R.


Luc Carton est philosophe (UCLouvain). De 1982 à 1999 et de 2004 à 2005, il a été chercheur puis directeur de recherches à la Fondation Travail-Université à Bruxelles, où il a coordonné des programmes de recherche dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques. De 2005 à 2019, il a été Inspecteur-directeur au sein du Service général de l’Inspection de la Culture à la Fédération Wallonie-Bruxelles. Depuis mai 2019, il est vice-président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg (Suisse) et chercheur associé auprès de l’Association Marcel Hicter pour la démocratie culturelle (Bruxelles).

Êtes-vous étonné par les résultats de l’enquête Noir Jaune Blues (5 ans après) ? Comment expliquez-vous cette situation ?

Ce n’est pas étonnant du tout. Les conditions de légitimité et d’efficacité de la démocratie, comme régime, ne sont plus suffisamment en état pour être convaincantes. Ainsi, la capacité du pouvoir politique d’honorer ses responsabilités est mise en doute.

Une première cause de ce doute réside dans l’impuissance publique, en contexte de mondialisation, de privatisation et de marchandisation. La forme actuelle de l’État est décalée par rapport à la genèse et au déploiement d’une série d’enjeux et de problèmes. Par exemple, l’énergie a été libéralisée, ce qui explique l’impuissance des gouvernements face à la crise énergétique, sauf à distribuer de l’argent comme ils le font actuellement. Or, distribuer de l’argent est un aveu de faiblesse, extrêmement couteux, dont on ne mesure pas aujourd’hui les effets dévastateurs.

Une deuxième raison réside dans l’inconséquence politique. Les gouvernements, en particulier en Belgique, ont une culture très peu développée de la reddition des comptes. Ils ne nous expliquent pas, de manière raisonnée, les contradictions et difficultés que rencontre l’action publique. Les communicants – qui sont devenus aujourd’hui les codécideurs de l’action politique – sont convaincus qu’une campagne électorale ou d’opinion ne doit pas se faire sur des bilans mais sur des projets. Ainsi, le citoyen est tenu à l’écart de la compréhension des tenants et aboutissants de l’action publique.

Une troisième explication, plus profonde, réside dans le délitement du lien de la représentation. Par représentation, il faut considérer les deux sens du mot. Tout d’abord, la délégation, le fait d’élire quelqu’un pour lui confier un travail démocratique. Ensuite, la vision du monde, qui donne corps à la délégation et permet d’assurer le lien constitutif de la représentation. Par le passé, de grands récits – par exemple, le socialisme, le conservatisme et le libéralisme – ont permis de stabiliser le lien entre les deux faces de la représentation : délégation et vision. Aujourd’hui, dans un monde complexe, ces grands récits ne parviennent plus à désigner le monde de manière stable, durable et communicable. Dès lors, le socialisme, le conservatisme, le libéralisme, et même l’écologie politique, sont devenus des inconnues.

Dans ce contexte, certains acteurs tentent d’accréditer la thèse du grand chef qui réconcilierait nos contradictions et nos difficultés et nous unirait grâce à une autorité souveraine, autour du fantasme de la race, de l’ethnie, du groupe supposé originel, de la religion, de la tradition, de la nation ou, pourquoi pas, de la nature… Autant de faux ciments qui font fi de la réalité, de la complexité du monde, de la mondialisation, de la diversité culturelle, etc. et viennent se substituer à l’exigence démocratique. Pourtant, agiter ces fantasmes a manifestement une certaine efficacité électorale, à très court terme. C’est ce que montre notamment l’étude Noir Jaune Blues.

Comment ce lien propre à la représentation a-t-il pu s’effondrer si brutalement ?

Pour le comprendre, il faut aller creuser plus profondément dans les causes structurelles qui rendent fragile, et éventuellement réversible, la démocratie comme régime. Ce qui a fondamentalement changé, par rapport aux mondes d’avant, ce sont quatre grandes transformations, dont il importe de comprendre le ressort pour la démocratie.

La première mutation fondamentale de notre époque, c’est la tertiarisation, renforcée par la numérisation. De façon prépondérante, il s’agit d’une réincorporation massive de la culture conçue comme moyen de production, comme levier de l’accumulation. C’est, en quelque sorte, l’acte de naissance du capitalisme informationnel. L’information, la formation, les contenus culturels sont considérés comme des marchandises. Cette première mutation va provoquer un décloisonnement des relations entre les champs économique, social, culturel et politique, et permettre au champ économique de devenir hégémonique.

La deuxième mutation, consubstantielle à la première, c’est la marchandisation. Il s’agit d’une extension des rapports de marché à des sphères jusqu’à présent définies comme non-marchandes, qu’elles soient associatives, domestiques ou publiques. Aujourd’hui, même dans les hôpitaux publics, des soignants nous donnent rendez-vous dans leur sphère privée marchande où ils sont non-conventionnés. Dans le domaine de l’éducation, des syllabus sont transformés en MOOC, en données volatiles et éventuellement marchandes, avec ChatGPT qui guette à la sortie. Même si l’enseignement parait encore public, pour l’instant, la démonopolisation de facto de la transmission des savoirs légitimes est sérieusement engagée. Cette marchandisation contribue au décloisonnement des relations entre les systèmes public (État), marchand (marché) et civil (société civile) et structure une progressive hégémonie des logiques marchandes.

La troisième mutation, qui vient démultiplier les deux précédentes, c’est la mondialisation. Elle rend stérile les frontières entre les États, en tous cas pour les biens – en particulier immatériels, numérisés et tertiairisés –, les services et les capitaux – pour les humains c’est plus controversé, surtout autour de l’Europe forteresse. La mondialisation expose la faiblesse et la vulnérabilité des États, et donc des sociétés derrière les États, au rapport de force des firmes privées sur les ensembles publics. Et les formes publiques intermédiaires supposées faire barrage, comme l’Union européenne, ont davantage été, ces trente dernières années, des outils de la mondialisation et de la marchandisation plutôt que des résistances. Le domaine culturel fait un peu exception, avec quelques avancées autour de l’exception culturelle, et notamment la protection des médias publics, mais c’est une résistance très fragile et constamment assiégée.

Enfin, la quatrième mutation, c’est l’accélération[1]. Comme le montre le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, l’accélération se traduit par une obsolescence toujours plus rapide de nos savoirs, de nos cadres de pensée et de nos repères, qui devraient nous permettre de comprendre le monde. L’accélération, c’est donc l’épuisement d’un présent délié de son passé, en carence de vision d’avenir.

Chacune de ces mutations induit une confusion autour de la division du travail, en ce qui concerne les champs, les acteurs, les territoires et les temporalités. Ce sont ces quatre mutations, en interaction, qui expliquent fondamentalement la déchirure entre les deux faces de la représentation démocratique.Personne, y compris les plus attentifs et les plus investis d’entre nous, ne pourrait valablement représenter les autres, en leur absence, pendant 5 ans, sur tant d’enjeux mouvants et complexes. Donc, le problème ne se situe pas tant du côté du personnel politique, ni entre les politiques (eux) et les citoyens (nous) – le soi-disant « fossé » –, mais surtout à l’intérieur de nous-mêmes, entre nous et nous, c’est-à-dire entre notre capacité à comprendre le monde maintenant et à le comprendre demain de la même façon.

Cela montre que la distance de la représentation, qu’impose la délégation autour d’une vision du monde, n’est plus supportable. Or, comme on ne peut pas la raccourcir, sauf à fantasmer, ce que l’extrême droite fait aisément avec la démocratie directe, comment faire ? Plutôt que de court-circuiter la distance, il faut l’habiter, c’est-à-dire l’investir, la peupler, l’enrichir. C’est une nuance capitale !

Dès lors, comment habiter cette distance ?

Tout d’abord, il est nécessaire de développer l’expérience démocratique, pour nous sortir de cette prime enfance dans laquelle nous sommes, n’ayant pas – ou si peu – d’exigence démocratique. Nous pouvons la développer à l’école[2], en famille, en entreprise[3], dans les associations, etc. La démocratie est d’abord une attitude, un comportement, qui se pratique, se cultive. C’est un niveau essentiel, mais toutefois insuffisant… car cela ne concerne pas directement le régime.

Et que faire au niveau du régime ?

Au niveau du régime, je crois que la manière la plus décisive d’habiter la distance entre représentants et représentés, c’est d’imaginer et de mettre en œuvre les voies et moyens d’une démocratie approfondie, continue et généralisée. Chacune de ces notions est importante. Généralisée, c’est-à-dire qu’elle concerne toutes les politiques publiques, à tout niveau. Continue, c’est-à-dire que l’implication des citoyens ne peut plus se limiter aux rendez-vous électoraux, mais doit précisément se situer sur l’entre-deux électoral, c’est-à-dire sur l’immense majorité du temps. Et approfondie, c’est-à-dire qu’elle doit impliquer les citoyens dans la complexité de son déploiement. Pour expliquer cette exigence démocratique, le philosophe Paul Ricœur disait (je paraphrase) : « Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par d’irrémédiables contradictions, et qui se donne pour exigence ultime d’arbitrer ses contradictions sans violence, par un travail d’expression, d’analyse et de délibération, en cherchant à impliquer chacun de ses membres, le plus profondément possible, à égalité en dignité et en droit ».

Exprimer, analyser et délibérer : nous avons besoin des trois pour rendre habitable la distance. Délibérer, c’est le terme le plus précieux et le plus complexe. Parce qu’il montre bien que ce n’est pas tant l’avis des gens – en ce compris le mien – qui est important, mais surtout le raisonnement, la construction des points de vue, la capacité de se livrer avec d’autres à un raisonnement collectif, bien plus solide qu’une réflexion individuelle. Il y a donc une grande différence entre le cauchemar d’une démocratie informatisée, où on demande l’avis des gens à tout moment et sur tous les sujets, et l’exigence d’une démocratie délibérative où on est mis dans la condition de pouvoir délibérer, c’est-à-dire avec l’information, l’analyse et les arguments qui nous permettent de confronter des faits et des valeurs.

Dans un pays de plusieurs millions d’habitants, comment impliquer de manière approfondie les citoyens entre deux élections ?

En rendant habitable démocratiquement l’ensemble des fonctions collectives, comme la santé, l’éducation, l’aménagement du territoire, le logement, les politiques sociales, la lutte contre la pauvreté, la protection des écosystèmes et du vivant, etc. Habitable par leurs acteurs directs (les travailleurs et les usagers) et indirects (les citoyens). Ces derniers sont indispensables pour s’exposer à l’universel. Sinon, on est dans une gouvernance par faisceaux, sectorialisée, consumériste. C’est l’inverse de la démocratie.

En offrant au citoyen la possibilité de s’engager – par exemple comme conseiller scolaire, de quartier, aménagement du territoire, logement, hôpital, maison médicale, environnement, forêts, espaces publics, propreté publique, etc. –, on cultive le désir de démocratie. La question, alors, c’est la disponibilité, et donc le temps. Pour que le désir puisse se déployer, la question du temps devient primordiale.

Comment les citoyens pourraient-ils avoir le temps pour cela ?

Jusqu’à présent, c’est souvent le privilège des classes moyennes dites « supérieures », qui, avec un certain cumul de capitaux sociaux, culturels et économiques, peuvent se dégager du temps. Grâce, par exemple, à des titres-services défiscalisés, une nounou qui peut s’occuper des enfants, bref une division du travail entre « maîtres et esclaves », qui permet aux classes moyennes supérieures qui ont un intérêt pour la chose publique de faire du bénévolat, par exemple dans une association de quartier ou dans une association de parents. C’est loin d’être suffisant pour imaginer une démocratie approfondie et généralisée. Donc, la question du temps, et de la soutenabilité du temps, pour les personnes et leur famille, est essentielle.

Pour libérer ce temps, nous pourrions imaginer un congé de citoyenneté universel, attribué à toute personne humaine vivant sur le territoire, indépendamment de sa nationalité, indépendamment de sa condition physique et presqu’indépendamment de son âge – en effet, il est possible de commencer très tôt l’apprentissage de la citoyenneté. Ce congé de citoyenneté serait donc une possibilité, reconnue financièrement et dotée de droits, de s’adonner à la conduite en « commun »[4] (selon le principe du commun, développé par Pierre Dardot et Christian Laval dans le livre éponyme) de fonctions collectives dans tous les domaines du réel. Cela mériterait de rassembler une assemblée constituante, avec une représentation du peuple la plus large et la plus égalitaire possible (égalité de genre, de naissance et d’origine), pour construire le cahier des charges de ce congé de citoyenneté.

Aujourd’hui, il en existe des embryons : le congé politique (un petit crédit temps qui permet aux travailleurs exerçant un mandat politique de s’absenter de leur travail pour exercer ce mandat), le congé syndical (pour être élu syndical dans une entreprise suffisamment grande, pour se former, entretenir des liens avec son syndicat, etc.), le congé-éducation (ancien « crédit d’heures », qui permet de se retirer quelques heures du travail pour se former, pas spécialement en lien avec sa profession), etc. Ce sont des congés à finalité collective que l’on pourrait regrouper, fusionner, faire grandir, pour qu’ils deviennent universels, avec un cahier des charges à préciser par délibération collective.

Au-delà des citoyens, quel est encore le rôle des corps intermédiaires en démocratie ?

En plus de cultiver la démocratie, il faut aussi la démultiplier. Ce qui signifie démocratiser les organisations, les institutions et les politiques publiques, et notamment les corps dits « intermédiaires ». Par corps intermédiaires, on désigne ici, en gros, le monde associatif (associations de droit ou de fait) et le monde de l’économie sociale et solidaire (historiquement, les syndicats, les mutuelles et les coopératives). Cela implique beaucoup d’emplois et de richesse non-marchande.

Les corps intermédiaires peuvent être un levier important du déploiement démocratique, à condition de cultiver – en leur sein comme autour d’eux – la délibération. Aujourd’hui, ces organisations sociales connaissent le même problème de lien de la représentation que le monde politique. Elles sont aussi touchées par les multiples décompositions des divisions du travail (des champs, des acteurs, des territoires et des temporalités). Il faut donc aussi exiger d’elles une démocratie approfondie.

Face aux menaces envers la démocratie, et notamment au réflexe de retribalisation de la société, n’avons-nous pas aussi besoin de récits mobilisateurs alternatifs ?

Oui, tout à fait. Pierre Rosanvallon parle de l’exigence contemporaine d’une démocratie narrative, qui puisse susciter des récits, donner corps à ce qu’éprouvent les contemporains. De nombreux artistes et acteurs culturels cultivent déjà cette démocratie narrative, en mettant en récit toute une série de problématiques, de situations et de vécus. Mais pour y arriver plus en profondeur, il faut passer par la notion de paradigme.

En 2005, Alain Touraine publie Un nouveau paradigme. Par paradigme, il désigne le fait que, depuis les sociétés modernes (à partir de la fin du 18e siècle), les démocraties libérales se transforment autour d’un conflit central, qui bouge à travers le temps. Dans une première période, allant de la fin du 18e siècle à la moitié du 19e siècle, le paradigme est de nature politique. À l’époque, il s’agit de changer de régime : de sortir de l’Ancien Régime, de la Monarchie, et d’instituer le pouvoir par le peuple, c’est-à-dire la démocratie, avec le suffrage progressivement universel. Le paradigme politique se déploie ainsi massivement. Puis, même s’il perdure aujourd’hui, ce paradigme va progressivement perdre en importance, notamment du fait de l’industrialisation, de la naissance du mouvement ouvrier, de la déportation massive des paysans et de leur transformation en prolétaires urbains et péri-urbains.

Ce changement est symbolisé par la deuxième révolution française, la révolution sociale de 1848, où Lamartine, député de gauche et poète, monte à la tribune de l’Assemblée nationale et proclame : « À quoi bon avoir le droit de vote si on n’a pas de pain ? ». Le paradigme bascule. Pendant 120 ans, le centre de la scène de la transformation de nos sociétés n’est plus d’abord politique, mais socio-économique. La société est structurée autour du conflit capital-travail et de la recherche, à travers ce conflit, de compromis, de médiation, de triangulation, de conquêtes sociales (la sécurité sociale). C’est l’avènement d’un nouveau modèle de société, avec le fordisme et le keynésianisme. Ce compromis social-démocrate génère 30 ans de croissance et de relative pacification sociale. Mais ce modèle n’était pas durable, il reposait d’une part sur des rapports (néo)coloniaux et sur une exploitation des ressources naturelles, du vivant et des écosystèmes, et d’autre part sur une usure culturelle.

1968 est un moment clé, symbolique (pas seulement en France). Juste avant mai 68, le journal Le Monde titrait « Quand la France s’ennuie… ». À ce moment-là, on vivait encore largement dans l’Ancien Régime, d’un point de vue culturel. Une société où le pouvoir était « naturalisé », où l’autorité était la norme, où la hiérarchie était l’évidence. Mais cela va soudainement basculer. Dans les luttes de 68, émerge une question révolutionnaire : « À quoi bon perdre notre vie à la gagner ? » Ce n’est plus la question de Lamartine. En 1968, chez nous, on a le droit de vote et on a du pain. Certes, il y a une frange de pauvreté, mais il y a une tension vers l’égalité, vers du mieux. En une génération, les parents voient que leurs enfants échappent de plus en plus à la misère, à la pauvreté. Tout le monde a foi dans le progrès. Sauf que cette foi devient inquiétude quand on se demande « à quoi bon perdre notre vie à la gagner ». Cette question est fabuleuse, car elle permet de rendre compte, comme avec Lamartine, que le problème déménage. C’est le troisième paradigme, qui est culturel, dont la conflictualité porte sur le sens et le non-sens. Il pose la question du (non-)sens de la production, de la consommation, de l’individualisation, de l’atomisation sociale, de la massification culturelle marchande, du travail salarié, des hiérarchies… à une époque où on est suffisamment cultivé pour s’épargner le règne des petits et grands chefs et rentrer véritablement en démocratie, en coopérative, en association… bref dans un régime qui honore les humains plutôt que de les soumettre.

Cependant, le déploiement du paradigme culturel sera contrarié par la guerre du Kippour et le choc pétrolier de 1973. Nos sociétés vont vivre le chômage de masse et le retour à la misère, et donc les crises, d’abord économiques, puis sociales, puis politiques…

Par exemple, en Belgique, l’année 1973-1974 vient parachever les mutations déjà très dures de la sidérurgie et du charbon et aggraver cette situation par le chômage de masse. C’est donc d’abord une crise économique, puis une crise sociale, puis une crise politique. Le gouvernement Martens-Gol renverse l’alliance entre socialistes et démocrates-chrétiens, qui prévalait globalement depuis plusieurs décennies. Ce gouvernement casse le compromis social-démocrate et lui substitue l’austérité libérale.

Personnellement, j’ai réalisé pour ce gouvernement une étude de faisabilité sur l’introduction de protocoles de gestion dans les administrations non-marchandes, c’est-à-dire l’idée du New Public Management, mise à l’étude. Après quatre ans de recherche en équipe de quatre, on a dit au Premier ministre qu’il ne fallait pas introduire de protocoles de gestion dans les administrations non-marchandes, car ça les rendrait privatisables, ce qui est encore moins souhaitable. C’est l’amorce du néolibéralisme, le renouveau d’une vague libérale massivement culturelle. Le New Public Management est une métamorphose culturelle, généralisée dans le monde public et qui gangrène le monde associatif, privilégiant et massifiant la gouvernance par le nombre. Cette mutation a été magnifiquement déconstruite par Alain Supiot (La Gouvernance par les nombres).

Le paradigme culturel, qui nait du côté du sentiment populaire, des intuitions de la souffrance sociale aux alentours de la fin des années 60 et du début des années 70, mettra ainsi 30 à 40 ans à devenir un phénomène de masse. Aujourd’hui, ce paradigme ne fait plus de doute. Le capitalisme est devenu informationnel, il produit et industrialise des manières de voir et de croire. Il faut être aveugle pour ne pas voir se préparer un conflit culturel… Par exemple, la souffrance au travail devient un problème de masse. Les burn-out (épuisements professionnels) et surtout les bore-out (dépressions par manque de sens) atteignent même les lieux du sens, comme l’hôpital et l’école. Cette crise culturelle saute aux yeux. Cela ne veut pas dire que les conflits socio-politiques et socio-économiques sont absents, ils sont toujours là, bien vivants. La répartition des richesses est plus aberrante encore qu’avant. Mais la clé pour déverrouiller les problèmes actuels, c’est de les visiter culturellement. Sous cet angle, la question écologique est une dimension majeure de ce paradigme culturel ; l’écologie démontre le non-sens du système productif comme du mode de consommation et de vie.

Ainsi, vous défendez l’idée de « déclarer les droits culturels » et les dimensions culturelles des droits humains. Pourriez-vous expliquer ces notions et pourquoi elles sont si importantes pour la démocratie, selon vous ?

Les droits culturels sont sous-développés et méconnus. Pourtant, ils existent, tout d’abord parmi les droits humains. Par exemple, l’article 27 de la Déclaration universelle des droits humains (DUDH) sur la participation à la vie culturelle et l’article 23 de la Constitution belge sur l’épanouissement culturel sont deux articles de nature explicitement culturelle.

Bien avant cela, Condorcet avait déjà envisagé cet enjeu dans son rapport sur l’instruction publique de 1792. Outre la planification de l’instruction publique, il déclare (je paraphrase) à la fin de son rapport : « à voir évoluer le travail dans les manufactures, je crains que ce travail devienne de plus en plus simple et de plus en plus idiot, et que ce que nous aurons donné comme instruction aux citoyens à l’école soit perdu par les citoyens devenus adultes dans les manufactures ». C’est une anticipation géniale, car il n’en est qu’à l’aube de la division du travail et du taylorisme – Taylor n’étant même pas encore né ! Il entrevoit déjà la nécessité d’une éducation populaire (permanente), c’est-à-dire une éducation politique des adultes.

Les droits à l’instruction, à l’éducation, à la formation, à l’information, à l’expression et à la libre opinion sont effectivement des droits culturels, c’est-à-dire qu’ils ont trait à la capacité des citoyens de prélever et d’agencer des ressources culturelles pour interpréter le monde. Seulement, ils n’ont pas été identifiés comme tels. Soit, ils ont été identifiés comme des droits civils et politiques (selon le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966), soit, comme des droits économiques et sociaux (selon le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966). Ces droits sont donc sous-développés.

Maintenant que le paradigme est culturel, il importe de « déclarer les droits culturels ». Il s’agit, non pas d’inventer de nouveaux droits, mais de reconnaitre et de rassembler les droits culturels parmi les droits humains, civils et politiques, économiques et sociaux. Déclarer, c’est d’abord reconnaitre la puissance symbolique du droit. Cela a un effet psycho-social. Par exemple, l’article premier de la DUDH (1948) déclare que « les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Nous savons tous que les êtres humains naissent inégaux, mais, en déclarant qu’ils sont fondamentalement et initialement égaux, on inspire l’idée que l’égalité est quelque chose de désirable pour structurer une société. On donne un idéal à l’ensemble des êtres humains sur terre. On exerce ainsi une puissance symbolique extraordinaire, même si l’opposabilité des droits n’est pas garantie tout de suite. Cela a un sens historique profond.

Quant aux dimensions culturelles des droits, il s’agit de visiter et de cultiver chaque droit sous l’angle du sens. Par exemple, le droit au logement, s’il est visité culturellement, n’est plus seulement le droit à avoir un abri, c’est un droit bien plus complexe : celui d’habiter le monde, de vivre en commun, dans une ville[5], dans un village… L’alimentation, est-ce que c’est le droit à la malbouffe ? Auquel cas, les grandes surfaces à très bas coût peuvent résoudre le problème. On peut manger de la merde pour presque rien. Mais l’alimentation, c’est se nourrir, donc manger ensemble, faire des repas, s’alimenter dans le monde, ce qui implique la circularité et pose la question du sens de l’économie[6]. Il est évident qu’importer des haricots à contre-saison du Kenya ne participe pas du sens du monde mais procède de la destruction du monde. Donc, visiter culturellement le droit à s’alimenter, cela conduit notamment à des réflexions profondes en termes d’économie circulaire et d’agroécologie. Le droit à la santé, ce n’est pas le droit d’avoir le corps manipulé par des techniciens, ce n’est pas uniquement le droit à recevoir des médicaments, c’est le droit, comme le dit la Déclaration d’Alma-Ata, à l’épanouissement global de la personne humaine. De même, le droit au travail est défini dans le pacte de 1966 comme le droit à l’emploi, c’est-à-dire le droit à une activité qui donne un revenu suffisant pour (sur)vivre. Mais, si on visite culturellement le droit au travail, il s’agit du droit à accéder à une activité librement choisie dans laquelle on puisse engager sa personnalité, une activité qui a du sens pour soi et vis-à-vis du monde (l’utilité commune)[7]. Ce n’est pas exactement déplacer des caisses chez Carrefour, être téléphoniste pour une multinationale ou ouvrière du textile au Bengladesh.

Voilà pourquoi il faut explorer aujourd’hui les dimensions culturelles des droits, c’est-à-dire les dimensions de sens, en sachant que « sens » est un mot multi-faces. Il a au moins quatre dimensions. Premièrement, la sensation, l’œuvre de nos différents sens. Deuxièmement, la perception, l’agencement complexe de nos sensations. Troisièmement, l’intellection, le travail de la raison. Quatrièmement, l’orientation ou la direction, c’est-à-dire le sens du mouvement de sa propre vie et de sa vie avec les autres. Ces quatre dimensions sont importantes. Par exemple, on peut avoir un travail agréable (sensation), en termes de rythme, d’horaire et de compagnonnage (perception), dans lequel sa créativité est reconnue (intellection). Mais, s’il s’agit de produire des ogives chimiques ou du lait pour bébé qui contient des produits dangereux, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment désirable en termes d’orientation de ma vie et de notre développement.

Au cœur du paradigme culturel, quel est le rôle de l’éducation permanente ?

Si on sait pourquoi on se mobilise – les droits humains et leur dimension culturelle – encore faut-il se demander comment. C’est une question qui demande d’actualiser notre réflexion en termes d’éducation populaire (permanente)[8]. Nous avons terriblement besoin d’action collectivepour changer. L’action des humains, individuellement, même agrégés, ne remplace pas une action raisonnée ensemble, une délibération, une action collective. Aujourd’hui, dans des conditions nouvelles et difficiles, cette action collective a profondément besoin d’être cultivée, instruite, visitée de manière culturelle, afin d’accoucher de savoirs sociaux stratégiques. C’est la définition que je propose de l’éducation populaire (permanente). En d’autres mots, cela veut dire : transformer ensemble son expérience personnelle de domination, d’aliénation, d’exploitation et d’accélération en savoirs sociaux pour subvertir cette situation. Nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin d’éducation populaire (devenue en Belgique « éducation permanente », du fait de son institutionnalisation dans le décret de 1976) généralisée : dans les syndicats, les mutuelles, les associations, les fonctions collectives, etc.

Suivant l’excellent doctorat d’Alexia Morvan, « éducation populaire » veut dire « éducation politique ». Non pas du tout un dressage de cerveau, mais une exigence de recherche-action collective généralisée. Nous sommes à une époque où nous tâtonnons tous et toutes. Les enseignements de Bruno Latour sont à cet égard si précieux, quand il nous interroge : « Où atterrir ? » Dans ce monde qui nous échappe, nous avons terriblement besoin d’intelligente collective.

Dans ce dossier, nous allons explorer différents lieux, espaces pour cultiver la démocratie : avec son voisinage, à l’école, au travail, au café, dans les associations ou sur le terrain social… Les petites initiatives qui tentent de cultiver la démocratie localement peuvent-elles avoir un impact global sur le régime démocratique ?

De manière générale, notre expérience démocratique est pauvre. Elle est pratiquement absente dans les familles, à l’école, à l’université, en entreprise, dans le service public et dans les fonctions collectives. Elle est insatisfaisante dans les syndicats, les mutuelles, les partis politiques, et même dans le secteur associatif.

En étant strictement et limitativement représentative, la démocratie prend le risque de n’être que partielle et partiale. La démocratie délibérative, elle, est réduite, absente ou invisible. La démocratie consultative, même si historiquement développée en Belgique, est minée par l’inconséquence, la vacuité, des procédures de décision. Il faut donner vie aux mandats et donner vie à la consultation. La démocratie participative, elle aussi, est largement minée par les simulacres. Par exemple, la forfaiture de Macron avec la Convention citoyenne pour le climat est difficilement pardonnable politiquement, parce que c’est terrible de donner la parole et puis de la reprendre. « Donner c’est donner, reprendre c’est voler », comme le dit le très vieil adage. Quand on se lance dans la participation, il faut être sérieux, respectueux de la parole, dans son existence et son usage.

Chaque modalité de la démocratie mérite d’être explorée de manière critique, mérite le respect et une certaine exigence de refondation. De même, l’évaluation démocratique et publique des politiques, une évaluation réflexive et participative, et non une évaluation managériale (gouvernance par les nombres), des politiques publiques. Ce sont des exigences pour cultiver et déployer la démocratie.

En cultivant tous les lieux, tous les modes et tous les registres appropriés au développement de la pratique généralisée de l’exigence démocratique, nous pouvons engendrer des effets d’acculturation, d’apprentissage, de contagion, de découverte. La démocratie comme action de soi, de nous, est un premier pas pour instituer la démocratie comme régime à revivifier.

Notes :

  • [1] Voir « L’accélération. Peut-on lui résister ? », revue En Question, n°131, Centre Avec, décembre 2019.

    [2] Voir, par exemple, les travaux de Fernand Oury sur la pédagogie institutionnelle.

    [3] Voir, par exemple, Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda, Le Manifeste Travail. Démocatiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, 2020.

    [4] Voir, aussi, « L’utopie du (bien) commun ? », revue En Question, n°143, hiver 2022.

    [5] Voir « Une autre ville serait-elle possible ? », revue En Question, n°130, septembre 2019.

    [6] Voir « Vers une nouvelle culture alimentaire ? », revue En Question, n°132, printemps 2020.

    [7] Voir « Pour quoi travaillons-nous ? », revue En Question, n°141, été 2022.

    [8] Voir Guillaume Lohest, « Démocratie et éducation permanente », revue En Question, n°137, été 2021.