En Question n°132 - mars 2020

Comment lutter contre le cliché « bio = bobo » ?

Une proposition m’a été faite d’écrire un court texte portant sur la question : comment lutter contre le cliché « bio = bobo » ? J’ai voulu saisir cette occasion pour montrer comment, à mon avis, cette question peut nous mener à un piège, une impasse, mais aussi comment on peut la déjouer. Le cliché ici ne se situe pas tant dans le « bio = bobo » que dans la question même que l’on décide de (se) poser. À partir de cet exemple, je veux montrer que la façon dont on pose les questions n’est pas anodine : elle permet d’ouvrir la pensée (c’est-à-dire de susciter plus de questions et de permettre de penser collectivement) ou de la fermer (c’est-à-dire de réserver à des experts la capacité de donner des réponses). Or, il nous faut, je pense, (ré-)apprendre à penser collectivement.

crédit : Alexander Schimmeck – Unsplash


J’ajoute que ce cliché « bio = bobo », auquel on me demande de m’attaquer ici, dépasse largement le bio. Il peut s’appliquer au mouvement écologiste dans son sens large, même si le bio en est un exemple paradigmatique et qu’il est sans doute l’un des premiers espaces où s’est posée cette question.

Déplacer la question

Pourquoi donc refuser de répondre tout de suite à la question ? Elle sous-entend en fait que nous sommes d’accord sur ce qu’est un « bobo », sur ce que couvre le « bio », que le bio est associé au bobo, que tout ceci est un cliché, contre lequel il faudrait lutter. J’aurais pu ainsi décider de répondre à la question en la prenant telle quelle et me lancer dans un argumentaire appuyé par des enquêtes sociologiques démontrant que le bio n’est pas seulement consommé par « les bobos », que les « classes populaires » ou les « non-bobos », se préoccupent bel et bien de leur alimentation, qu’ils se soucient de leur santé et de la planète[1]. Effectivement, « bio = bobo » est un cliché parce qu’il ne prend pas en compte les nuances de la réalité. J’aurais raison de le dire : la réalité est toujours plus complexe, plus nuancée, que les clichés. Mais d’un autre côté, en faisant cela, je renforcerais le cliché parce que je ne le questionnerais pas. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi cette question prend une telle importance, suscite un tel intérêt. N’est-ce pas finalement aussi la question qui est « clichée », ou à tout le moins, ressassée ?

Je poserai alors à mon tour d’autres questions : d’où vient ce cliché ? Contre quoi exactement faudrait-il lutter, au nom de quoi et pour quoi : contre le fait que le bio soit connoté bobo, ne soit accessible qu’aux bobos, ou que ça soit un cliché ? Faut-il que les bobos arrêtent le bio, que le bio ne soit plus bobo, qu’il n’y ait plus de bobo ou plus de bio ? Ou plus de clichés du tout ? Se poser ces questions à soi-même est une première étape pour « lutter contre le cliché » et déjouer le piège qui nous est tendu : avant les « comment ? », poser les « pour quoi? ». L’enjeu est de transformer la question pour qu’elle prête à penser plutôt qu’elle ne soit que du « prêt-à-penser ».

Revenir au politique

Après ce premier détour nécessaire, on peut à présent s’arrêter sur ce qui nous intéresse. Derrière la question de départ, on se doute que c’est le projet politique du bio que ce cliché semble attaquer et que l’on veut défendre, nous qui serions assimilés aux « bobos ». La question se transforme alors et devient : qu’est-ce qu’on entend par « bio » ?  Depuis les débuts de l’agriculture biologique[2], le « bio » a progressivement changé de signification. Il réunit à présent un nombre important d’acteurs aux intérêts divergents. Pour répondre à la question, il faudrait donc préciser de quel bio on parle, et à quel bio on tient. Mener cette discussion de façon approfondie dépasse l’objectif de cet article. Contentons-nous de reconnaitre qu’initialement, le projet de l’agriculture biologique est un projet politique au sens où il dépasse la question technique de la faisabilité et des impacts environnementaux et plaide pour un autre modèle d’agriculture et de société, un modèle qui prenne soin des sols, des écosystèmes et des humains[3].

Encore nous faut-il questionner ce qu’on entend par « bobo ». À nouveau, on ne pourra pas mener la discussion dans ce court texte, mais le terme de « bobo » est surtout une caricature méprisante d’une partie de la classe moyenne : il n’apporte pas grand-chose en terme de contenu. Par ailleurs, la définition même des classes sociales, et de l’existence de ces classes, doit rester l’objet de discussions et pouvoir évoluer : si des catégories existent, c’est pour s’en libérer, pas pour enfermer les gens dans des cases.

Selon Bruno Latour[4], le politique est l’exercice de composition progressive du monde commun. Ne plus diviser la société en « nous » et « eux », c’est un point de départ nécessaire au politique. Agir pour un bio inclusif plutôt que lutter contre les clichés, c’est aussi donner un autre rôle à la sociologie : elle ne se limite plus alors à lutter contre le sens commun, qui serait rempli de clichés, mais veille aussi à prendre en compte ce sens commun pour amener de nouvelles questions, ouvrir la pensée et la discussion, plutôt que la clôturer en donnant des réponses. 

Notes :

  • [1] En général, c’est ici que l’on évoque la présence de femmes voilées au marché des Tanneurs, qui portent, à travers la charge symbolique de l’« altérité radicale », toute la preuve de la réussite de la mixité sociale, et du même coup le soulagement face à la culpabilité de l’entre-soi.

    [2] Qu’on peut situer en Belgique et en France aux alentours de la création de Nature et Progrès en 1964, un acteur clé pour l’avancée du bio dans ces pays.

    [3] Voir la définition de l’International Federation of Organic Agriculture Movements, « Organic Agriculture is a production system that sustains the health of soils, ecosystems and people. It relies on ecological processes, biodiversity and cycles adapted to local conditions, rather than the use of inputs with adverse effects. Organic Agriculture combines tradition, innovation and science to benefit the shared environment and promote fair relationships and a good quality of life for all involved. » www.ifoam.bio/en/organic-landmarks/definition-organic-agriculture (consulté le 22 janvier 2020).

    [4] Latour Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocrati, Paris, Éd. La Découverte, 2004, glossaire p. 359 : Politique : « b) au sens propre désigne la composition progressive du monde commun, et toutes les compétences exercées par le collectif ».