En Question n°148 - mars 2024

Comment l’extrême droite gagne la bataille des émotions

Nous avons coutume de penser que la politique est une affaire d’idées, un affrontement de programmes. Sans nier cet aspect des choses, qui est en quelque sorte la face visible d’un iceberg, je tenterai dans ces quelques lignes d’attirer l’attention sur la face cachée des dynamiques politiques : le rôle des émotions et des affects. Cette dimension semble particulièrement décisive dans la progression de l’extrême droite.

crédit : Jon tyson - Unsplash
crédit : Jon tyson – Unsplash

Il y aurait tant à dire, or les lignes et le temps sont comptés. Il est donc nécessaire de prendre un raccourci. Que le lecteur m’en excuse, toutes les nuances restent possibles dans la discussion, mais il importe de bien saisir d’emblée le parti pris de cet article : tenir à distance le schéma explicatif classique sur lequel repose, il me semble, la vision stratégique des mouvements progressistes en matière de lutte contre l’extrême droite.

Ce schéma explicatif classique, le voici en deux points. Premièrement, les victoires de l’extrême droite signifieraient la victoire d’idées réactionnaires contre des idées progressistes. Elles seraient la conséquence d’une bataille d’idées dans le champ des débats et des programmes. En un mot, les racistes l’emporteraient sur les progressistes, les sexistes triompheraient des féministes. Deuxièmement, il est coutumier d’ajouter que la cause profonde de ce triste déroulement est l’existence d’un système capitaliste générateur d’inégalités socio-économiques. En conséquence, la lutte contre l’extrême droite peut être ramenée à une lutte contre le capitalisme, tout en menant la « bataille des idées » sur le plan de l’imaginaire culturel.

Les émotions (beaucoup) plus fortes que les idées

Cette représentation des choses a le mérite de la clarté, mais repose sur une conception assez étrange de l’être humain, considéré en l’occurrence comme la combinaison rudimentaire d’un estomac et d’une idéologie politique en guise de cerveau. C’est oublier que l’humain se joue essentiellement sur un autre répertoire, celui des émotions et des désirs, infiniment plus puissants que les idées.

La sociologue franco-israélienne Eva Illouz a récemment consacré un ouvrage à l’analyse de quatre émotions fondamentales dans leurs liens avec le politique : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie. Ces émotions, selon elle, sont en train de saper les bases de la démocratie israélienne et de toutes les démocraties. Il serait trop long de détailler ici son analyse, mais nous pouvons faire nôtre son angle d’approche, qui « incite à penser que l’avenir d’une société s’envisage moins en termes d’idéologie qu’en fonction du climat émotionnel. La puissance de cette remarque est qu’elle situe le politique à sa vraie place, dans notre intimité, et qu’elle nous restitue notre capacité à changer vers le mieux, ensemble »[1].

Eva Illouz ne nie pas que la politique soit affaire d’idées, mais insiste sur le fait que ces idées sont toujours liées à « des affects collectifs qui entrent en résonance avec des émotions individuelles et des réactions affectives à une condition sociale. Les affects sont partout : ils imprègnent les espaces, les images, les histoires qui circulent dans la société et qui y font lien, générant des atmosphères publiques, des climats pour ainsi dire, auxquels nous réagissons plus ou moins consciemment en assimilant les associations émotionnelles créées par les mots, les événements, les histoires ou les symboles »[2].

Colère et sentiment de perdre

Des recherches en psychologie cognitive, par ailleurs, tendent à montrer que la perception d’un message politique est largement influencée par le recours aux émotions. En ce qui concerne la colère – affect politique par excellence[3] –, plusieurs études ont montré que, en période de crise, les individus sont systématiquement portés à favoriser les personnes manifestant des signes de colère, ceux-ci étant associés dans l’imaginaire collectif à une posture dominante. Et ce, indépendamment des préférences idéologiques. Cela signifie, pour être très concret, que « les électrices et électeurs en colère peuvent être amenés à préférer des candidats populistes indépendamment de leur affiliation partisane d’origine. En effet, des expériences ont montré qu’induire un sentiment de colère chez des participants entraînait une préférence pour les candidats perçus comme plus dominants. De façon encore plus précise, cet effet a été observé même si la colère induite chez les participants était complètement apolitique, par exemple résultant d’une frustration lors de la résolution d’un problème de logique »[4].

Un autre élément émotionnel majeur pourrait bien être le sentiment de frustration, l’angoisse du déclassement, la peur de « perdre ». Lorsque Steve Bannon s’activait pour favoriser l’élection de Donald Trump, il théorisait ouvertement la façon de gagner les élections en réalisant une sorte de « coalition des perdants de la mondialisation », en soufflant sur les braises d’un désir de vengeance dirigé vers deux ennemis : les « élites » et les migrants, facilement assimilables à des symboles de la mondialisation. Cette dramaturgie de la « vengeance » est redoutable, car elle s’échappe du niveau superficiel des catégories politiques traditionnelles (les « idées » de la droite et de la gauche) pour se situer à un niveau symbolique plus profond : celui d’un récit civilisationnel permettant d’agglutiner, autour des affects puissants de frustration, tous ceux qui se sentent perdants ou menacés par la mondialisation ou, plus globalement, l’évolution de la société. Il est troublant de voir que cette mécanique semble fonctionner dans des sociétés aussi diverses que la Turquie[5], les États-Unis, Israël, la France ou l’Italie. Avec quelques différences de contextes culturels, la dynamique national-populiste y est similaire : ce ne sont pas des idées et des programmes qui fédèrent, mais une dramaturgie et un climat émotionnel mêlant colère, dégoût, peur et ressentiment.

On assiste donc à une identification par l’émotion. C’est la création d’un « Nous, le peuple » par structure de sentiment[6] : « nous », dégoûtés par la politique traditionnelle et la marche du monde, « nous » en colère contre les « élites », « nous » qui avons si peur de l’avenir. Quelle est la part des idées dans ce mouvement d’identification ? On peut la supposer assez faible. Les électeurs des partis populistes sont loin d’être tous nationalistes ou suprémacistes. Ne sont-ils pas plutôt emportés par le courant ? Il suffit alors à l’extrême droite, dans ce flot confus, d’accommoder quelques propositions-chocs avec des préjugés malheureusement tenaces (racistes, sexistes, complotistes) pour remporter la mise électorale. Certains – populistes de gauche – pensent pouvoir utiliser une stratégie en miroir : fédérer autour de cette colère, mais pour le compte d’idées nobles et solidaires. Les faits sont têtus : au jeu de la rage et de la vindicte, les meilleurs joueurs sont rarement progressistes. Ainsi, les idées de l’extrême droite l’emportent, au fond, sans même devoir livrer bataille : elles sont glissées, comme en passant, dans des structures beaucoup plus puissantes, celles de la colère et du ressentiment généralisé.

Des attentes profondes à travailler fraternellement

Que faire alors ? Bien sûr, lutter contre les inégalités restera toujours pertinent. Il ne sera jamais obsolète non plus de défendre les idéaux démocratiques et universalistes. Mais comment le faire autrement qu’en jouant avec les émotions – jeu dangereux et perdant ? Et autrement que par le raisonnement, la persuasion militante ou la leçon de morale – armes totalement inadaptées à la mécanique émotionnelle en marche ?

Conséquente avec son approche, Eva Illouz propose une piste familière et néanmoins peu explorée dans les mouvements politiques. « Je pense que l’universalisme ne fonctionne que s’il repose sur une base émotionnelle : celle de la fraternité. Quand les révolutionnaires français ont adopté la devise « Liberté, égalité, fraternité », on s’est beaucoup penché sur les deux premiers termes et pas assez sur le dernier. Or, si la fraternité a des sources chrétiennes, elle a aussi une traduction laïque dans l’universalisme : en effet, on ne peut pas faire de l’universalisme une idée révolutionnaire sans concevoir tous les membres du genre humain comme des frères et sœurs, sans voir tous les hommes et toutes les femmes comme fondamentalement similaires à soi. C’est ainsi que la fraternité est ce qui fait de l’universalisme une idée vivante qui peut mouvoir et émouvoir »[7].

Où peut mener cette piste de la fraternité ? Je surprendrai peut-être en me situant ici sur un terrain existentiel. Comme on l’a vu, les dynamiques populistes actuelles – tout comme celles, historiques, du fascisme d’ailleurs[8] – ne semblent pas s’expliquer par des idées rationnelles ou des estomacs vides. Elles ne sont pas portées par des cohérences programmatiques, ni par des populations affamées ou dépourvues de tout, mais plutôt par des masses en proie au « sentiment de perdre ». Cette « perte » de quelque chose, on peut s’y attarder. Est-ce uniquement une perte matérielle ou socio-économique ? N’a-t-elle pas quelque chose à voir avec des besoins existentiels profonds ? On doit faire ce pari : si les réponses populistes cartonnent, c’est qu’elles comblent un vide. Un vide sérieux. Elles le comblent avec des illusions, des simplismes ou des horreurs, mais elles font mouche néanmoins. En quoi ?

Repenser les enracinements

Je conclurai cet article comme il a commencé, par la frustration de devoir prendre un raccourci, alors qu’il faudrait emprunter une piste tout en nuances, discussions et développements. Mais allons-y. Ces chemins pourront être parcourus en tous sens par ailleurs.

Les réponses national-populistes n’offrent-elles pas, clé sur porte : un sens et un avenir, simple et clair, une identité collective, la participation à un événement significatif ? Les mouvements sociaux, tous ceux qui travaillent à la défense et à l’amélioration de la démocratie, gagneraient à creuser cette hypothèse « existentielle ». Dans une société où l’avenir semble bouché et sans projet commun, le besoin de sens (de signification et de direction) est assez largement partagé. Le rapport à ce qui est « vrai » est aussi pour le moins compliqué. Des « pourvoyeurs de vérité » cohabitent sans ordre ni hiérarchie : médias, sciences, école, réseaux sociaux, institutions, préjugés, opinions ; confusion et complexité règnent, créant un immense appel d’air pour ce qui est simple et clair – comme un discours d’extrême droite. Quant à l’appel du « Nous », ce besoin d’unité et de collectif, comment ne pas voir qu’il est à la fois extrêmement puissant et terriblement précipité, dans une société que le néolibéralisme a transformée en somme d’individus calculateurs de leurs intérêts privés ? L’amour du « chez nous », de la patrie, évoqué par Eva Illouz, est une façon assez simple et efficace de nourrir ce besoin immense. Enfin, les humains sont ainsi faits qu’ils attendent, toujours, « qu’il se passe quelque chose ». Ce que leur offrent à merveille, par exemple, un Trump, un Poutine, un Erdoğan, un Netanyahou ; l’impression de participer à l’Histoire en marche.

Cette piste-là de réponse à l’extrême droite, c’est celle d’un approfondissement de nos démarches socioculturelles à la lumière des besoins de notre époque. Nos mots-fétiches, ces grands idéaux – démocratie, émancipation, justice sociale – gardent toute leur pertinence mais manquent de poids et de puissance. Un autre mot, rendu toxique par l’histoire et pourtant proposé par une philosophe insoupçonnable, me vient à l’esprit : l’enracinement. Simone Weil écrivait que c’était sans doute « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Une compréhension actualisée du besoin d’enracinement me semble être une piste assez surprenante, assez inespérée pour être digne d’exploration, dans l’impasse où nous semblons acculés en matière de lutte contre l’extrême droite. Que personne n’en tire de conclusions hâtives avant d’avoir lu Simone Weil[9].

La fenêtre d’Overton carbure à l’émotion
La fenêtre d’Overton, du nom du politologue américain Joseph Overton (1960-2003), désigne le périmètre des idées considérées comme acceptables au sein d’une communauté politique. Cette notion fut forgée pour identifier une stratégie de lobbying : c’est en déplaçant cette « fenêtre » qu’on gagne la bataille des idées. Autrement dit, en rendant petit à petit acceptables des idées considérées jusque-là comme inacceptables. Cette stratégie est aujourd’hui reprise par les populistes d’extrême droite. En accumulant les outrances, les exagérations, les provocations (par exemple : « Tous les étrangers à la mer »), on décale progressivement la fenêtre. Ce qui était impensable devient seulement radical, et ce qui était perçu comme radical devient acceptable. Non par argumentation rationnelle, mais par coups de boutoir émotionnels grâce à des propos qui « décadrent ».

Notes :

  • [1] Eva Illouz, Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022. Citation extraite d’une recension de Maxime Rovere dans Philosophie Magazine, 21 octobre 2022.

    [2] Eva Illouz, « Dans les démocraties libérales, une part croissante de la population vote contre ses intérêts socio-économiques », propos recueillis par Charles Perragin, dans Philosophie Magazine, 7 novembre 2022.

    [3] Le philosophe Peter Sloterdijk a procédé à une analyse politique de la colère, qu’il voit comme un véritable carburant de la transformation sociale, un carburant accumulé puis métabolisé, en quelque sorte, par ce qu’il désigne comme des grandes « banques » de la colère, telles que purent l’être le christianisme ou le socialisme (Colère et temps, 2007). Dans son sillage, l’écrivain italien Giuliano Da Empoli considère que ce rôle est aujourd’hui repris, avec l’aide des réseaux sociaux, par les mouvements populistes.

    [4] Lou Safra, « La colère joue-t-elle en faveur du populisme ? », dans Cogito, Sciences Po, 20 avril 2021. www.sciencespo.fr/research/cogito/home/la-colere-joue-t-elle-en-faveur-du-populisme.

    [5] Voir Ece Temelkuran, Comment conduire un pays à sa perte, du populisme à la dictature, Stock, 2019.

    [6] La notion de « structure de sentiment » a été développée par le théoricien de la littérature Raymond Williams (1921-1988).

    [7] Eva Illouz, « Les émotions contre la démocratie », propos recueillis par Gérard Aschieri, dans Droits et libertés, n° 200, janvier 2023.

    [8] C’est, en tout cas, l’analyse de plusieurs théoriciens du fascisme. Voir Olivier Dussart, « Retour sur les théories classiques du fascisme », dans L’Anticapitaliste,n°135, mai 2022.

    [9] Lire Simone Weil, ou du moins échanger collectivement à ce propos. Cette phrase m’engage. L’enracinement sera ma toute prochaine lecture après avoir bouclé ces lignes.