Le 02 décembre 2019

Combattre l’injustice par la justice

En quoi sommes-nous concernés par la justice transitionnelle ?

Parler d’une dimension universelle, et donc internationale, de l’idée de justice n’est certes plus en vogueen cette veille des années 2020. L’heure est à la déconstruction des anciens universalismes. En politique, en diplomatie comme en commerce international, les courants dominants sont ceux qui incarnent une forme de repli, de retrait des institutions internationales, de dé-moralisation, de realpolitik ou de protectionnisme économique.

Mémorial du génocide de Potocari près de Srebrenica – crédit : wiki-common

L’heure est également aux souverainismes. Les interventions étrangères et même les résolutions de droit international sont vite taxées d’ingérence, peu importe le fond des problèmes. Le Brésil se dit seul maitre de sa forêt amazonienne. L’Espagne refuse d’entendre les critiques sur sa gestion de la Catalogne. Les Etats occidentaux s’intéressent-ils encore aux priorités diplomatiques d’hier : la non-prolifération des armes nucléaires, la lutte contre les crises humanitaires ou encore la dynamique des Objectifs de développement durable (ODD) venus remplacer les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) ? Que faisons-nous pour coordonner avec d’autres notre lutte contre le réchauffement climatique, pour arrêter l’épuisement des ressources naturelles, pour combattre les inégalités économiques ou pour rechercher une paix durable dans le monde ?

Si l’action ne suit pas le discours, la parole perd sa puissance performative. Et la population décroche. Beaucoup se sentent incompris, méprisés, instrumentalisés, dédaignés. Et, on le sait, ces sentiments collectifs de rejet, de peur, de colère ou de culpabilité éveillent très peu d’idéalisme et de rêve.

A côté de ce tableau sombre des courants dominants en politique et dans l’opinion publique, d’autres voix s’élèvent. Ainsi, le Comité Nobel a choisi en 2018 de prêter son mégaphone aux voix qui luttent pour la justice transitionnelle, en décernant son prix pour la paix à Denis Mukwege et Nadia Murad. « La justice est l’affaire de tout le monde ». Ces mots, prononcés par Mukwege et soulignés par le Comité Nobel, rappellent que la justice, à la fois l’institution et la valeur, n’est jamais totalement acquise, mais qu’au contraire, elle a besoin qu’on la défende activement.

Denis Mukwege, lors de la remise du prix Sakharov ( Strasbourg, 26 nov. 2014 ) – crédit : wiki-common


Médecin gynécologue en zone de conflit dans l’est de la RD Congo, surnommé « l’homme qui répare les femmes », Denis Mukwege soigne les blessures génitales de la guerre civile. Il parcourt également les capitales du monde pour demander que les souffrances de ces femmes soient reconnues, que leurs bourreaux soient tenus pour responsables et qu’ainsi la dignité humaine se restaure. Il soutient enfin des initiatives de justice réparatrice. Nous y reviendrons.

L’autre lauréate de 2018, Nadia Murad, irakienne et membre de la communauté des Yézidis, a connu la persécution et l’esclavage sexuel lorsque sa région a été conquise en 2014 par Daesh et que ses combattants ont procédé à des pratiques génocidaires. Mme Murad a pu s’enfuir et, depuis, a voué sa vie au témoignage contre les crimes de guerres, pour que le monde ne les oublie pas. Sa voix s’élève pour plus de justice pénale internationale.  

Le Comité Nobel souligne que tous deux combattent l’injustice par la justice. Dans leurs discours et par leur témoignage, Mukwege et Murad mettent en lumière des choses différentes. Mukwege soutient des initiatives locales de justice réparatrice. Murad combat l’impunité et demande que justice soit faite, que la vérité émerge et que les terroristes responsables de crimes soient poursuivis. Nadia Murad s’est ainsi exprimée : « Merci infiniment de m’avoir fait cet honneur, mais le fait est que le seul prix au monde susceptible de rétablir notre dignité, c’est la justice et la mise en accusation des criminels ».

En quoi ces deux chemins vers la justice sont-ils différents et comment peuvent-ils se compléter ? Le Centre Avec[1] et la Commission Justice & Paix ont organisé en septembre 2019 un séminaire pour développer ces questions à l’aide de regards croisés de témoins, avocats, experts issus du monde académique et de la société civile. Notre propos ci-dessous se nourrit de la réflexion développée lors de cet après-midi.

La quête de vérité judiciaire

L’idée fondatrice d’une justice pénale internationale est celle d’un universalisme. Dès lors qu’il y a un crime contre l’humanité, il y a offense à l’humanité entière. La Shoah, pour ne citer que cet exemple historique, ne peut être dissociée de l’antisémitisme, et, à son tour, l’antisémitisme dépasse largement l’Allemagne nazie. Et les crimes nazis de la Shoah ne peuvent être jugés sans référence à l’humanité. Dès lors, si d’une part les actes d’accusation d’un crime contre l’humanité évoquent les fondements mêmes de l’humanité, et si d’autre part les Etats nationaux manquent de recul pour exercer un jugement de telle envergure, il est clair qu’il faut développer une justice pénale internationale.

C’est ce à quoi vont s’atteler des diplomates et des associations après la Deuxième Guerre mondiale. En faisant progresser le droit international par la définition de ce que constituent les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre ou les crimes d’agression. Puis, en développant des tribunaux pénaux internationaux pour juger les crimes de conflits nationaux ou régionaux. Les deux plus connus ont été ceux pour l’ex-Yougoslavie (1993) et le Rwanda (1994) avant de voir émerger une cour à vocation universelle et permanente, la Cour pénale internationale (CPI).

Vers le tournant du millénaire, les efforts diplomatiques ont débouché sur le Statut de Rome (signature en 1998, puis entrée en vigueur en 2002), texte juridique qui institue la CPI à La Haye (Pays-Bas). La CPI ne peut juger que les crimes les plus graves avec une série de conditions restrictives dans le temps et dans l’espace. Ces limitations n’ont pas empêché la Cour d’entamer des procédures d’enquête pour des crimes graves dans dix pays différents[2].

Un succès en demi-teinte néanmoins, car l’institution, comme les tribunaux précédents, est fréquemment critiquée[3]. Sa lenteur, son inefficacité, sa bureaucratie ou encore ses manques de moyens constituent une ligne de critiques récurrente. De même, les distances géographique et juridique d’un procès et de jugements prononcés à La Haye par rapport aux réalités locales sont une autre critique fréquente.

Enfin, la CPI est souvent critiquée pour des raisons politiques. Car les procédures d’enquête ne concernent jusqu’à présent que des pays pauvres et peu puissants. Certains évoquent un néo-colonialisme de la Cour. A cela s’ajoute le fait que plusieurs pays puissants, notamment les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël, l’Arabie Saoudite, l’Inde ou le Pakistan, n’ont à ce jour aucune intention de reconnaitre la CPI. Tandis que, parmi les pays qui reconnaissent le Statut de Rome, deux se sont retirés, le Burundi (2017) et les Philippines (2019). Et tous les pays qui reconnaissent la CPI ne mettent pas en pratique ses injonctions. L’ancien dictateur soudanais, Omar Al Bashir, a ainsi pu voyager 27 fois dans des Etats parties de la CPI et ce malgré deux mandats d’arrêts. Il bénéficiait en effet de la protection de la Ligue arabe et de l’Union africaine avant d’être destitué par un coup d’Etat en 2019 ; son éventuelle extradition est en attente.

Peut-être ne faut-il pas voir la CPI comme l’aboutissement d’un chemin vers la justice, mais comme un processus dynamique et perfectible. En ce sens, de nouvelles initiatives voient le jour en vue de rapprocher la justice pénale internationale de la société meurtrie, et ce grâce au principe de la juridiction hybride. Ce système fait collaborer des magistrats nationaux et internationaux et combine des caractéristiques nationales et internationales, au niveau de l’organisation comme du droit appliqué. Les juridictions hybrides ont une reconnaissance à la fois onusienne et nationale.

Là où l’appareil juridique national n’était pas à même d’offrir les mêmes moyens judiciaires pour la quête de vérité en toute impartialité, le soutien de la CPI permet d’offrir son professionnalisme tout en comblant le fossé entre le national et l’international. Des tribunaux adaptés aux enjeux locaux ont ainsi vu le jour pour le Timor oriental (2000), pour la Sierra Leone (2002), pour la Bosnie-Herzégovine (2004) ou encore pour le Liban (2007). A plus long terme, ces tribunaux mixtes ont également pour avantage de prêter main forte dans la reconstruction nationale d’un système judiciaire performant.

D’autres formes de justice et de réconciliation sont tout aussi nécessaires. Si les jugements de la CPI et des tribunaux hybrides offrent un récit historique commun objectivé – ainsi, ce sont pas moins de 1.750 pages où sont décrits les crimes du général serbe Ratco Mladic – leur fonction première n’est pas de réparer les relations humaines brisées.

En quête de vérité relationnelle

Evoquons à présent une autre justice, celle des villages, des communautés et des familles. Si la justice pénale est punitive et accuse prioritairement les décideurs et responsables généraux, la justice réparatrice travaille d’abord le niveau local. Cette forme de justice, qui n’a souvent pas de statut juridique, confronte l’auteur de crimes au témoignage de la victime, pour envisager une forme de réparation de ce qui a été brisé. Il existe différentes formes de justice réparatrice et beaucoup d’entre elles ne concernent pas les crimes contre l’humanité. La justice réparatrice a cependant montré qu’elle offrait même sur ces enjeux de crimes graves davantage de perspectives sur le terrain, parce qu’elle est concrète et qu’elle part des vies brisées. Pour une société qui sort d’un conflit majeur comme une guerre civile, les crimes sont souvent si nombreux que la justice punitive traditionnelle ne pourrait s’appliquer de manière indiscriminée à tous les responsables.

Dans la justice réparatrice, les victimes sont au centre. Les initiatives partent de leur récit devant la communauté locale réunie. Tous y écoutent l’impact réel de l’acte criminel sur la vie de la victime. Un dialogue prend place de manière très encadrée. Le criminel peut lui aussi évoquer une relecture de son histoire personnelle. Un processus de réparation pourra s’entamer et prendra souvent du temps, avec une supervision et des étapes intermédiaires avant que la réparation soit reconnue.

L’expérience montre que la justice réparatrice permet de briser le cercle vicieux de la violence, de la punition et du ressentiment. Faut-il s’étonner que la justice réparatrice reste peu connue des diplomaties et du ministère des Affaires étrangères ? Signalons qu’il existe d’excellents outils pédagogiques pour mieux cerner la justice réparatrice, tel le film « Les cornes de la vache » de François Bierry (2019) ou encore le site canadien www.justicereparatricedequebec.org.

Certains éléments de justice réparatrice ont été introduits dans la justice pénale internationale. L’article 75 du Statut de Rome prévoit la possibilité pour le juge d’octroyer des ordonnances en réparation à l’issue du procès pénal. Un fonds au profit des victimes a vu le jour en 2004. Il contribue à mettre en œuvre les ordonnances de réparation et il fournit un appui aux victimes. Le problème est qu’il ne dispose que de ressources limitées. Ces évolutions sont à encourager, même si une justice judiciairement complexe, qui incarcère et qui punit, n’obtiendra jamais les mêmes résultats en termes d’engagement de la part de l’accusé qu’une justice réparatrice qui se tient devant les communautés locales.

Il ne faudrait pas non plus que les deux formes de justice fusionnent. Un tribunal pénal ne devrait pas faire dépendre de son jugement l’octroi de réparations à des milliers de victimes potentielles.

Et nous, que pouvons-nous faire ?

Si, comme le disait le docteur Mukwege, « la justice est l’affaire de tous », il reste à savoir ce que nous pouvons faire. Dans la légende du colibri, ce petit oiseau combat l’incendie même s’il sait que son action ne suffit pas pour éteindre le feu, mais il espère qu’il motivera d’autres à rejoindre sa lutte.

Notre pays doit faire ce qu’il peut avec ses moyens pour promouvoir la justice. La Belgique siège actuellement et jusqu’au 31 décembre 2020 au Conseil de sécurité des Nations unies. Elle peut y proposer des résolutions et engager le dialogue diplomatique avec les autres membres. La Belgique dispose également d’autres leviers. Il y a toujours cette loi de compétence universelle (1993), qui permet de juger des crimes contre l’humanité qui se sont produits à l’étranger. Un procès devant la Cour d’assises a actuellement lieu à Bruxelles contre un ancien haut fonctionnaire rwandais pour charge de génocide.

Notre pays ferait bien d’adapter ses priorités diplomatiques pour y inclure une attention à la justice réparatrice. Cette justice a notamment l’avantage de susciter moins de résistances principielles, d’être moins coûteuse et moins instrumentalisée que la justice pénale internationale. Mais, par souci de cohérence, cela demanderait que le législateur soutienne également des formes de justice alternative pour des affaires domestiques.

Et pour que l’Etat s’engage dans cette voix, il faut que les citoyens et la société civile, c’est-à-dire nous, le lui demandent. A nous d’interroger nos élus ou de soutenir l’action d’associations comme RCN Justice et Démocratie (www.rcn-ong.be).

Il existe ensuite une série de questions d’actualité qui méritent des solutions coordonnées. Le terrorisme est une grande épine dans les chaussures des pays occidentaux. D’abord parce que le droit international ne définit pas le terrorisme. Ensuite parce qu’il échappe au mandat de la CPI. Pour y remédier, il faudrait réformer le Statut de Rome, ce à quoi s’opposent les diplomaties des pays critiques de la CPI. La Chine et la Russie utilisent systématiquement leur véto au Conseil de sécurité pour empêcher que la CPI soit investie de nouvelles missions. Quant à l’Amérique de Donald Trump, elle menace les magistrats de la CPI qui oseraient inculper des ressortissants américains ou israéliens.

Une autre épine, qui fera plus mal à l’avenir, est celle des crimes environnementaux et des écocides. Il serait bon de créer un cadre de réflexion pour lutter contre l’impunité de ces crimes.

La criminalité et la guerre sont des réalités complexes qui ont besoin non d’une solution unique, mais d’une variété de réponses qui brillent par leur exemplarité, qui ré-humanisent et qui retissent le lien social. Reste la question de notre implication : de quoi sommes-nous témoins et que voulons-nous bien voir ?

Notes :

  • [1] Ce séminaire fait suite à des travaux du Centre Avec, tout particulièrement l’étude « Quelle justice pour un peuple meurtri par des crimes contre l’humanité », à consulter sur www.centreavec.be.

    [2] A savoir l’Ouganda (2004), la République démocratique du Congo (2004), la Centrafrique (2004 et 2014), le Soudan (2005), le Kenya (2010), la Libye (2011), le Mali (2013), la Géorgie (2016) et le Burundi (2017).

    [3] Olivia Nederlandt et Damien Scalia, « Les juridictions pénales internationalisées : un modèle de désillusion et de promesses », Revue belge de droit international, Editions Bruylandt, 2017/1, pp.11-23.