En Question n°148 - mars 2024

Ce dont l’extrême droite est le nom

Qu’est-ce que l’extrême droite ? Quelle différence avec le populisme ? Extrême droite et extrême gauche sont-elles comparables ? Comment l’extrême droite se manifeste-t-elle en Belgique ? Pour quelles conséquences ? Le politologue Benjamin Biard, spécialiste de l’extrême droite, pose quelques balises pour cerner cette idéologie, ses manifestations principales et la pénétration de ses idées, afin d’en contrer le développement.

crédit : Colin Lloyd - Unsplash
crédit : Colin Lloyd – Unsplash

S’il s’agit d’une notion fréquemment mobilisée dans le langage courant, journalistique mais aussi scientifique, l’extrême droite fait pourtant l’objet de nombreux désaccords quant à ce qu’elle recouvre sur le plan idéologique. La difficulté inhérente à sa définition tient entre autres aux différents usages qu’il est fait du concept : il sert à délégitimer des adversaires politiques, à catégoriser certains acteurs jugés menaçants pour l’ordre démocratique afin de prescrire des actions à engager à leur encontre[1], ou encore à classer des acteurs en familles politiques dans un objectif analytique. Cet article tente notamment de clarifier ce concept en questionnant ses fondements idéologiques, en le distinguant du concept plus « fourre-tout » de populisme et en étudiant ses manifestations en Belgique.

Qu’est-ce que l’extrême droite ?

Malgré les difficultés qui président à sa définition, il est possible de dégager au moins trois éléments fondamentaux sur lesquels repose l’idéologie d’extrême droite. Primo, elle a une conception de la société profondément inégalitaire. Cela signifie qu’elle accorde une importance majeure aux différences qui existent entre différentes races, ethnies ou encore civilisations (et plus largement entre les êtres humains), et qu’elle considère que promouvoir l’égalité entre elles est contre-nature. Secundo, elle envisage la société à venir sur une base nationaliste. Concrètement, ce nationalisme peut être de deux types. D’une part, il peut être régionaliste ou communautariste. C’est par exemple le cas du Vlaams Belang en Belgique, qui appelle à la scission du pays et à l’indépendance de la Flandre. D’autre part, il consiste à poursuivre un objectif d’homogénéité – raciale, ethnique ou civilisationnelle – au sein d’un territoire. L’extrême droite promeut donc des rapports inégalitaires entre les individus. Tertio et enfin, elle propose un programme d’action radical, qui met sous tension le socle de valeurs et les principes qui caractérisent les démocraties libérales contemporaines (droits des minorités, État de droit, équilibre des pouvoirs…), voire qui menace la démocratie en tant que régime politique. Dans ce dernier cas, les acteurs relevant de cette mouvance entretiennent un rapport désinhibé à la violence, qu’elle soit appelée, commise ou justifiée.

Cette définition est assez englobante. En fait, et pour reprendre une expression employée par le politologue italien Andrea Pirro (Université de Bologne), il s’agit d’un « concept parapluie »[2] qui regroupe des réalités variées, notamment sur la base du répertoire d’actions mobilisé mais aussi des buts poursuivis : certains acteurs d’extrême droite aspirent par exemple à des gains électoraux tandis que d’autres s’inscrivent dans une perspective métapolitique et entendent mener un « combat culturel ». C’est ainsi que, à partir des spécificités propres à chaque type d’extrême droite, des expressions telles que « populisme de droite radicale », « néonazisme », « néofascisme » ou encore « post-fascisme » se sont imposées – parfois de façon discutable – dans le vocabulaire.

Extrême droite et extrême gauche sont-elles comparables ?
Même s’il peut être tentant de vouloir les rapprocher, notamment compte tenu de la posture antisystème que les partis relevant de chacune de ces mouvances adoptent généralement, il faut être prudent. Il est question de deux idéologies fondamentalement différentes. La première repose sur une conception inégalitaire de la société et défend un modèle qui promeut des rapports inégalitaires en son sein sur la base, par exemple, de l’origine ethnique des individus, tandis que la seconde considère que les inégalités sont de nature sociale et doivent être éradiquées autant que possible au profit d’une société débarrassée des classes sociales. Néanmoins, l’une et l’autre sont réputées mettre sous tension les démocraties contemporaines. C’est en ce sens qu’un rapprochement est souvent réalisé. Par ailleurs, dans un contexte marqué par une crise majeure de la démocratie représentative, les acteurs politiques qui portent ces idéologies parviennent généralement à attirer des électeurs qui se caractérisent par un faible degré de confiance envers ce système politique.

Qui serait le plus affecté par la mise en œuvre de politiques d’extrême droite ?

Les partis d’extrême droite sont capables d’exercer une influence significative sur les politiques publiques, et ce lorsqu’ils exercent le pouvoir mais aussi lorsqu’ils siègent dans l’opposition. Particulièrement, ils peuvent forcer la mise à l’agenda de thématiques (généralement migratoire ou sécuritaire). Parfois, leur empreinte au sein des processus décisionnels est plus grande encore. En Belgique, par exemple, plusieurs propositions contenues dans le plan en 70 points « pour la solution du problème des étrangers » publié par le Vlaams Blok en 1992 ont été mises en œuvre depuis lors. En France, la « loi immigration » adoptée en décembre 2023[3] est une autre illustration de cette pénétration des idées de l’extrême droite au cœur du pouvoir. Généralement, cette influence est la plus palpable lorsqu’un contexte spécifique met les thématiques migratoire ou sécuritaire au cœur de l’actualité. Les partis d’extrême droite étant positionnés depuis de longues années sur ceux-ci, ils deviennent en effet rapidement perçus comme les plus à même d’y apporter des solutions.

Plusieurs « groupes cibles » peuvent être particulièrement concernés par les visées des partis d’extrême droite. Les immigrés en sont une cible classique, surtout lorsqu’ils se distinguent par leur confession religieuse, leur ethnie ou leur couleur de peau. Les programmes électoraux des partis qui relèvent de cette mouvance comportent d’ailleurs de nombreuses propositions consistant à freiner ou à stopper l’immigration, voire à procéder à une « re-migration » (ou « ré-émigration », selon l’appellation retenue), à mettre en œuvre une politique de « préférence nationale » (par exemple pour ce qui concerne l’attribution de logements sociaux), etc. L’extrême droite défend également un positionnement souvent stigmatisant à l’encontre des minorités ethniques ou religieuses présentes sur le territoire national. Selon les pays, celles-ci sont hongroises, juives, roms, russes, turques ou plus largement musulmanes. Plus globalement, les minorités dans leur ensemble (notamment sexuelles) voient souvent certains de leurs droits menacés lorsque l’extrême droite est au pouvoir ou parvient à l’influencer. Cela s’explique par la vision conservatrice de la société que défendent la plupart de ces formations. À titre d’exemple, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni (du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia), a adopté une circulaire au début de l’année 2023 exigeant l’effacement du nom de la mère non biologique des actes de naissance d’enfants de couples de femmes.

Au-delà de ces groupes cibles, l’extrême droite entretient généralement des relations compliquées avec certains acteurs de la société civile. Ces derniers craignent d’ailleurs souvent de voir leur existence menacée, par exemple via la suspension du versement de subsides ou par la réduction des droits et libertés dont ils jouissent. Les organisations syndicales sont typiquement un genre d’acteur pointé du doigt par l’extrême droite.

Comment l’extrême droite se manifeste-t-elle en Belgique ?

Le sort de l’extrême droite apparaît clairement contrasté en Belgique. Principalement incarnée par le Vlaams Belang (VB)[4] en Flandre, elle y est particulièrement bien enracinée et jouit d’une capacité d’influence certaine sur les politiques publiques grâce à sa présence au sein des institutions parlementaires. Aujourd’hui, le VB dispose de 18 sièges sur 150 à la Chambre des représentants et de 7 sièges sur 60 au Sénat. Les derniers sondages indiquent que ce parti pourrait en obtenir davantage à l’issue des élections du 9 juin 2024, dont il pourrait sortir en tête. Relevons qu’il s’agit d’une formation politique qui s’est nettement professionnalisée en matière de communication. Au-delà des montants colossaux dépensés sur les réseaux sociaux (essentiellement Facebook et Instagram, médias sur lesquels le VB a investi plus de 1,6 million d’euros en 2023 selon AdLens), le VB a aussi développé une application pour smartphone qui lui est propre et un canal médiatique en ligne (V-Nieuws). Outre l’investissement du parti sur les réseaux sociaux, d’autres facteurs permettent de saisir le nouveau souffle que connaît ce parti depuis les élections locales de 2018, comme la stratégie de dédiabolisation (partielle) poursuivie par le jeune président du VB, Tom Van Grieken, ou la mise en évidence de nouvelles recrues. L’exercice du pouvoir par la N-VA, qui a bénéficié de larges transferts de voix en provenance du VB dans la seconde partie des années 2000 et dans les années 2010, peut aussi expliquer que des électeurs s’en détournent pour privilégier un parti clairement antisystème. Outre le VB, plusieurs mouvements partageant cette même idéologie mais ne nourrissant pas d’objectif électoral peuvent aussi être épinglés en Flandre, au premier rang desquels Schild & Vrienden[5] et Voorpost. Bien d’autres mouvements ou groupuscules ont également pu être repérés ces dernières années, comme Right Ring Resistance ou le Project Thule.

Dans le reste du pays, l’extrême droite politique demeure très peu présente, voire complètement marginale. Depuis 2021, néanmoins, un nouveau parti tente de s’implanter en Wallonie. Baptisé « Chez Nous »[6], cette formation est parrainée par le VB, par le Rassemblement national (RN) français et par le Parti pour la liberté (PVV) néerlandais et se présente comme « le seul parti patriote en Wallonie ». Au-delà de la scène partisane, des groupuscules tentent aussi de s’implanter, mais souvent difficilement. Remarquons que la faiblesse structurelle de l’extrême droite de ce côté du pays ne signifie pas nécessairement que les idées traduisant cette idéologie ne sont pas, elles, bien présentes. Toutefois, une série de facteurs – comme le cordon sanitaire médiatique, la faiblesse du sentiment d’identité nationale ou la mobilisation de la société civile – rendent difficile leur concrétisation.

Au-delà de la présence (ou non) de l’extrême droite au sein du paysage partisan, certains pointent aussi du doigt la radicalisation opérée par des partis traditionnels, généralement sous la pression de cette dernière. À l’étranger, l’exemple le plus illustratif est sans aucun doute celui du Fidesz-MPSz hongrois qui, reprenant à son compte des pans entiers du programme du parti d’extrême droite Jobbik, a rejoint lui-même cette vaste famille politique. Sans aller jusque-là, des partis situés au centre-gauche de l’échiquier politique semblent eux aussi avoir subi l’influence de l’extrême droite, comme au Danemark. Par exemple, le 3 juin 2021, le Parlement danois a voté une loi portée par les sociaux-démocrates (Socialdemokratiet) permettant de sous-traiter l’accueil des demandeurs d’asile à des pays non européens. L’objectif était clairement de décourager l’arrivée de réfugiés sur le territoire national. En Belgique, les socialistes flamands sont parfois critiqués pour leurs positionnements assez durs en matière migratoire. Ainsi, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, Johan Vande Lanotte (Socialistische Partij ‒ SP) a fait adopter des lois restreignant l’accès au territoire et développant l’enfermement d’étrangers dans des centres de détention. Plus récemment, alors qu’il était président de Vooruit, Conner Rousseau a questionné, le 26 avril 2022, la politique d’intégration en déclarant : « Quand je roule dans Molenbeek, moi non plus je ne me sens pas en Belgique »[7].

Quelle différence avec le populisme ?

L’extrême droite est une idéologie. Le populisme, pour sa part, est davantage un style politique qui se greffe sur un large éventail d’idéologies et qui repose sur le rejet des élites, la défense et le culte du peuple, présenté comme homogène, ainsi que l’exaltation de la volonté de celui-ci comme unique source de légitimité en démocratie[8]. Dès lors, des acteurs aux idéologies parfois fort différentes peuvent recourir au populisme. En Belgique, et même si ce point de vue ne fait pas l’unanimité, le Parti du Travail de Belgique (PTB) est souvent qualifié de populiste, par exemple. Pour autant, il ne partage clairement pas les caractéristiques de l’extrême droite telles qu’on a pu les définir ici. D’autres acteurs plus traditionnels peuvent aussi recourir à un style populiste de façon occasionnelle ; souvent, cela ne suffit pas à les catégoriser comme tels.

De manière générale, le recours au terme « populisme » peut être problématique tant il englobe des phénomènes distincts. D’ailleurs, aujourd’hui, certains chercheurs s’attachent à étudier  non plus seulement les incarnations de ce ou ces populismes, mais aussi les discours portant sur le populisme[9].

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Dans la lutte politique comme dans l’analyse politologique, le sens des mots revêt une importance primordiale. Le substantif « extrême droite » ne fait certainement pas exception à ce constat. Savoir ce que recouvre concrètement cette expression est donc une base nécessaire pour clarifier les enjeux auxquels les démocraties sont confrontées.

Notes :

  • [1] À propos des outils et stratégies engagés contre l’extrême droite en Belgique, voir Benjamin Biard, « La lutte contre l’extrême droite en Belgique. I. Moyens légaux et cordon sanitaire politique » et « La lutte contre l’extrême droite en Belgique. II. Cordon sanitaire médiatique, société civile et services de renseignement », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°2522-2523 et 2524-2525, 2021.

    [2] Andrea Pirro, « Far right: the significance of an umbrella concept », Nations & Nationalism, vol. 23, n°1, 2023, p. 7.

    [3] Cet article a été rédigé avant que le Conseil constitutionnel français ne censure environ un tiers des mesures prévues dans cette nouvelle « loi immigration » le 25 janvier 2024. La loi ainsi réduite a été promulguée le 26 janvier 2024.

    [4] Vlaams Blok jusqu’au lendemain de sa condamnation pour racisme le 9 novembre 2004.

    [5] Le fondateur et leader de ce mouvement, Dries Van Langenhove, a néanmoins pris part aux élections législatives du 26 mai 2019 en figurant en tête de la liste VB dans le Brabant flamand. Élu, il a siégé au sein du groupe VB à la Chambre des représentants jusqu’à sa démission, le 4 février 2023. À propos de ce mouvement, voir Benjamin Biard et Serge Govaert, « Schild & Vrienden », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°2566-2567, 2023.

    [6] Benjamin Biard, « Le parti Chez Nous », Courrier hebdomadaire, CRISP, n°2579-2580, 2023.

    [7] Humo, 26 avril 2022.

    [8] « Populisme », CRISP, www.vocabulairepolitique.be.

    [9] Par exemple, voir Arthur Borriello, « Endiguer la vague. Les ressorts du discours anti-populiste dans le journal Le Monde (2016-2017) », Mots. Les langages du politique, vol. 129, n°2, 2022, pp. 101-123.