Le 06 septembre 2017

Cap sur l’océan

A protéger d’urgence !

La protection de l’océan déterminera la survie de notre espèce. Les hautes mers, au-delà des juridictions nationales, sont particulièrement sous-protégées et les Nations unies se sont mis comme objectif leur protection. Un accord international contraignant pourrait survenir en 2018. Mais que cet élan de protection se fasse avec justice, en conciliant préservation de l’environnement et défense des intérêts des plus faibles. 

Conscience

Quand on regarde la mer, on voit les vagues et les jeux de lumière et de couleur. On est pris par la démesure de l’océan : 70,8% de la surface de notre planète est recouverte d’océan. L’océan entoure tous les continents. Mais en dessous de cette surface, il y a un volume extraordinaire d’une profondeur moyenne de 3,7 kilomètres. Le volume bio-habitable de l’océan est 300 fois supérieur à celui des habitats terrestres. Immensité.

La connaissance de l’océan reste encore très lacunaire. On connait mieux le relief de la lune ou de Mars que des fonds marins. On estime que 91% de la vie océanique reste à découvrir. La moitié de l’oxygène que nous respirons provient de l’océan ; si le phytoplancton, ces petits organismes marins qui produisent de l’oxygène, disparait, notre planète devient inhabitable ; or, sans que nous en soyons conscients, ce plancton a diminué de 40% en un siècle… Les scientifiques accusent notre ignorance. Elle serait une des plus grandes menaces sur l’océan. On a longtemps cru, ou voulu croire, que les effets de l’action humaine se dilueraient dans l’immensité de l’environnement marin. Désillusion.

Le réveil collectif est lent. Au fur et à mesure que les catastrophes s’accumulent, l’humanité prend conscience des effets de son inconscience. Ainsi, ce n’est qu’après la quasi éradication des baleines dans l’Atlantique Nord que la communauté internationale a fait aboutir le processus législatif menant à la Commission baleinière internationale (1948). L’histoire se répète avec les marées noires et avec tant d’autres formes de surexploitation. Avec beaucoup de recul, nous dirions que l’humanité apprend petit à petit à se comporter de manière responsable vis-à-vis de l’océan ; c’est un processus lent et fastidieux et l’humanité n’avance pas en ligne droite. L’encyclique Laudato Si’ (2015) pose la question « Qui a transformé le merveilleux monde marin en cimetières sous-marins dépourvus de vie et de couleurs ? » (LS41). Prise de conscience.

Sur le plan de la connaissance, nous assistons depuis 1950 à l’émergence et à la construction de la science océanographique dans toute sa complexité pluridisciplinaire.

Sur le plan économique, l’exploitation à outrance, magistralement captée dans le film « Planète Océan »[1] de Yann Arthus-Bertrand (2012), n’est plus le modèle à suivre. Des voix alternatives se lèvent, y compris aux plus hauts niveaux de pouvoir. Les aires marines protégées pourraient constituer 10% de l’océan d’ici 2020 (en 1993, ce n’était encore que 0,3%), l’immense majorité se situant dans les eaux sous juridictions nationales. Mais à côté des mouvements conservationnistes, une autre voix peine souvent à se faire entendre : celle des plus pauvres et des communautés locales qui dépendent directement de l’océan. Nous y reviendrons.

Responsabilité

Sur le plan réglementaire, les Nations unies ont mis 30 ans avant d’adopter en 1982 la Convention sur le droit de la mer (appelé UNCLOS ou Convention de Montego Bay). Cette législation internationale contraignante, ratifiée par 167 Etats, reconnait deux types de juridictions en mer. D’un côté, il y a les zones sous juridiction nationale, c’est-à-dire l’ensemble des eaux territoriales, zones contiguës, zones économiques exclusives jusqu’à 200 milles marines, y compris parfois une extension au-delà s’il y a un plateau continental au niveau des fonds marins. De l’autre, il y a toute la zone au-delà des juridictions nationales, généralement appelée les hautes mers. 36% de l’océan sont sous juridiction nationale et 64% sous juridiction internationale. Cette réglementation est bien acceptée par la quasi-totalité de la communauté internationale. Un trou noir subsiste : en ce qui concerne la gestion des hautes mers. Nous y reviendrons également.

Sur le plan du vivre ensemble, l’accès aux ressources de la mer et leur partage cristallisent de fortes tensions entre intérêts particuliers ; gérer ces tensions avec justice et en recherchant le bien commun constitue un immense défi. Etats côtiers, communautés de pêcheurs, entreprises de transport maritime, entreprises d’exploitation des sous-sols, secteur touristique … Tant d’acteurs utilisent, exploitent, explorent, profitent de l’océan.

Sur le plan existentiel, de plus en plus de voix évoquent un autre rapport à l’océan. Nous sommes à la fois membres et intendants de la création. Et l’océan est la source de la vie sur terre. Notre responsabilité vis-à-vis de l’océan découle de notre condition humaine. La mesure de notre responsabilité conditionnera aussi l’hospitalité future de notre planète.

Engagements

L’humanité avance, trop lentement mais surement. Du 5 au 9 juin 2017 s’est déroulée à New York la toute première Conférence des Nations unies sur les Océans. Les avis concordent pour qualifier ce sommet de couronnement provisoire de la mobilisation de la communauté internationale. La Conférence a accouché de 1.328 engagements : 603 par les gouvernements, 375 par des acteurs de la société civile, 166 par des acteurs liés au Système des Nations unies, 73 par le secteur privé, 63 par des acteurs scientifiques et 46 par des partenariats. La prochaine conférence de ce type devra avoir lieu en 2020 au Portugal ou au Kenya.

Éparpillement de mesures ? Nécessairement oui. Les biotopes océaniques subissent une addition de stress : acidification de l’eau, réchauffement climatique, désoxygénation, pollutions plastiques et chimiques, prolifération de bactéries exogènes par les eaux de ballast des grands navires, surpêche, dégradations d’environnements spécifiques et bien d’autres. L’action pour la préservation de l’océan nécessite une multitude d’initiatives et le niveau de coordination ne peut être total. Si certains des stress environnementaux sont difficilement réversibles ou si l’humanité peut difficilement agir directement sur certains stress, les scientifiques constatent que la résilience des écosystèmes augmente si l’exposition aux facteurs de stress diminue. Ainsi, un récif corallien a plus de chances de s’adapter au réchauffement climatique si l’exposition aux autres sources de stress est limitée au maximum, c’est-à-dire si la zone bénéficie d’une protection maximale. Le mot clef de la protection de l’océan est donc sa résilience. Améliorer cette résilience demande des actions multiples, mais une mesure reste phare : la protection les zones marines d’importance particulière pour la biodiversité.

La communauté internationale met actuellement beaucoup d’efforts dans la désignation d’aires marines protégées (AMP). Venant de moins d’1% de l’océan mondial en 2005, les AMP en représentaient déjà 1,17% en 2010[2], et 5,1% en 2016[3]. Les objectifs d’Aichi[4] de 2010 visent une protection de 10% des zones marines et côtières et de 17% des zones terrestres et d’eaux intérieures d’ici 2020 (objectif 14). Au rythme où les choses progressent, il n’est pas impossible que l’humanité y arrive.

Mais la répartition de ces zones protégées est très inégale. Si, en 2016, 12,7% des zones sous juridiction nationale étaient protégées (et 3,09% en tant que zone de non-pêche totale), seulement 0,25% des hautes mers l’étaient. Ce chiffre prouve qu’il manque un cadre juridique adéquat pour protéger les zones qui importent pour la biodiversité en haute mer. Les hautes mers sont dans les faits des zones de non droit.

Image : cette carte reprend en sombre les aires marines protégées (AMP) telles qu’enregistrées en décembre 2016. Source : www.protectedplanet.net.

La déclaration finale de la conférence des Nations Unies Rio+20 (2012) « L’avenir que nous voulons » reconnait la nécessité d’un nouvel accord international en la matière (§169). Il a donné l’élan pour un groupe de travail préparatoire dont le travail semble bien progresser[5]. L’assemblée générale des Nations unies a confirmé dans sa résolution 69/292 (19 juin 2015) vouloir élaborer un instrument légal contraignant au sein de la convention de Montego Bay, portant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale. Une conférence intergouvernementale pourra être convoquée en 2018 pour négocier officiellement cet accord.

Protection et justice

Le travail préparatoire porte actuellement sur le processus décisionnel, les outils de management territoriaux et spatiaux, la définition de ce qui peut être compris sous la notion d’aire marine protégée en haute mer, le rôle d’un comité scientifique dans l’élaboration d’aires marines protégées, l’obligation de conduire des études d’impact environnemental lors de nouveaux projets en haute mer, la résolution de conflits, etc. Il ne sera pas aisé d’aboutir à un accord contraignant, même si toute la communauté internationale soutient la nécessité de protéger la biodiversité de l’océan. Les intérêts particuliers sont divergents et tout le monde n’a pas la même compréhension de l’intérêt général.

Une étude récente (juillet 2017)[6] de l’université d’Oxford, rassemblant les résultats de 271 recherches publiées après 2012, souligne l’importance d’un nouveau cadre légal sur la biodiversité. L’étude conclut que l’océan mondial est beaucoup plus complexe et diversifié qu’assumé auparavant par la communauté scientifique ; une modélisation de l’évolution des écosystèmes ou des espèces ainsi que de la capacité d’absorption de CO² s’avère nécessiter bien plus d’efforts de recherche coordonnée. La protection effective d’aires marines est essentielle parce qu’elle augmente la résilience des milieux marins aux changements en cours. Certains milieux marins comme le golfe du Bengale (entre l’Inde et l’Indonésie) sont sur le point de voir s’effondrer leur écosystème. De manière générale, les vulnérabilités de l’océan sont encore largement méconnues. Le message de la communauté scientifique aux responsables politiques est sans équivoque : protégez sans tarder !

Un autre message mérite d’être pris en compte. Celui des communautés autochtones et des groupes de pêcheurs traditionnels. Les aires marines protégées (AMP) ne devraient pas fragiliser les droits fonciers des communautés traditionnelles de pêcheurs. Les objectifs sociaux doivent par conséquent recevoir la même importance que les objectifs de conservation dans les négociations en cours. La plupart des petits États insulaires montrent qu’il est possible et souhaitable de concilier impératifs écologiques et usage coutumier des ressources biologiques. Les communautés qui vivent depuis si longtemps de l’océan ont tout intérêt à en prendre soin. Dans le cadre des AMP, inclure ces communautés pourra provoquer des négociations plus compliquées, plus longues aussi et qui risquent de décentraliser le contrôle et l’application de la protection par les autorités. Mais la gestion des ressources de l’océan ne peut se faire au détriment des moins puissants. Certaines solutions proposées, comme la privatisation ou l’expulsion des populations vivant de l’océan, peuvent être jugées plus « efficaces » du point de vue de la conservation, mais il convient d’analyser ces solutions du point de vue de la justice sociale. L’histoire récente des AMP comporte bien des exemples de fragilisation des droits des communautés traditionnelles comme de renforcement « dès lors que ces communautés sont impliquées dans la conception et la mise en pratique des aires »[7]. Défendant les droits de ces communautés, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) demande de son côté la « répartition équitable des avantages découlant de la gestion responsable des pêches et des écosystèmes »[8].

L’océan est au centre de tant d’intérêts (transport, pêche, tourisme, aquaculture, agriculture, énergie, exploitation minière, infrastructures, …). Il importe que les décideurs défendent avant tout ceux des plus faibles, à savoir l’environnement et les plus pauvres. Pour cela, chacune et chacun d’entre nous peut apporter sa contribution. Comme consommateur, en limitant au maximum les actes de pollution (plastique, produits chimiques, émissions de gaz à effet de serre, etc.). Comme citoyen, en s’informant, en interpellant et en s’associant à d’autres pour des actions concrètes (voir encadré). La vie sur terre, nous la devons à l’océan. La viabilité future de notre planète dépend en grande partie de l’océan. Sans elle, notre planète ressemblerait à Venus. Prenons-en soin.

Quelques sites pour aller plus loin (anglais seulement !)

www.un.org/depts/los. Oceans and the law of the sea : site de la division des Nations unies en charge des questions liées à l’océan. Comprend les textes légaux, documents de réunions, organigrammes, textes légaux et commentaires. 

www.oceansatlas.org. UN Atlas of the Oceans. Portail pédagogique des Nations unies sur l’océan.

http://1000ocean.ushahidi.com/views/map. Carte interactive des engagements fermes de tout genre : des pouvoirs publics, d’associations, de personnes en vue de la préservation et la restauration des milieux marins. Régulièrement mise à jour et avec de bonnes fonctions de recherche : par lieu, par année, par secteur, par genre.

www.wdpa.org/. Autorité officielle de cartes, statistiques et articles scientifiques sur la protection d’aires marines comme terrestres. Fait partie du projet « Protected Planet ». En collaboration avec le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement).

www.mpatlas.org. Site de l’ONG Marine Conservation Institute qui vise à documenter la protection de l’océan, en particulier les aires marines protégées.

http://globalfishingwatch.org. Chaque citoyen peut par ce site internet surveiller et tracer les bateaux de pêche. Tous les bateaux d’un certain tonnage utilisent un système d’identification automatique (AIS). Leurs données GPS sont mises en ligne et peuvent être suivies par toute la communauté mondiale des personnes intéressées à la conservation de l’océan. Le système utilise une technologie algorithmique des données satellites offerte par l’entreprise Google. Lancé au 15 septembre 2016, il a déjà permis de mener l’enquête sur des incursions de bateaux de pêche dans des aires marines protégées et de trouver des transbordements des pêches d’un bateau à un autre.

Notes :

  • [1] D’accès public en streaming sur www.yannarthusbertrand.org/fr/films-tv/planet-ocean.

    [2] Toropova C, Meliane I, Laffoley D, Matthews E, Spalding MD. 2010. Global Ocean Protection: Present Status and Future Possibilities. IUCN, Gland: Switzerland.

    [3] Le Centre mondial de surveillance continue de la conservation de la nature, institution des Nations unies, met à jour la base de données de référence de tous les espaces protégés sur la planète, voir https://www.protectedplanet.net/.

    [4] Du nom du lieu, Aichi/Nagoya au Japon, où s’est tenue la 10e Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique. Cette conférence des Nations unies a abouti à la priorisation de cinq objectifs stratégiques de biodiversité, qui se déclinent en 20 objectifs spécifiques, que les Etats parties doivent traduire au niveau national et au sujet desquels ils font rapport tous les deux ans sur les progrès réalisés. La Conférence d’Aichi mentionnait comme justification technique :

    « Les aires protégées bien gouvernées et efficacement gérées constituent une méthode éprouvée pour protéger à la fois les habitats et les populations d’espèces et pour fournir des services écosystémiques importants. À l’heure actuelle, environ 13% des surfaces terrestres et 5% des zones côtières sont protégées, mais très peu des zones de haute mer le sont. L’objectif actuel de 10% de protection pour chaque région écologique a été atteint pour environ 55% de toutes les écorégions terrestres. Pour atteindre l’objectif proposé, il conviendra d’augmenter modérément les zones terrestres protégées à l’échelle mondiale, en mettant davantage l’accent sur la représentativité et l’efficacité de la gestion. Il implique en outre que des efforts importants pour élargir les aires marines protégées soient mobilisés. Mettre davantage l’accent mis sur la représentativité est crucial puisque les réseaux actuels d’aires protégées ont des lacunes, et certains ne parviennent pas à offrir une protection adéquate pour de nombreuses espèces et écosystèmes. Ces lacunes comprennent de nombreux sites de haute valeur en biodiversité, comme les sites de l’Alliance for Zero Extinction et les Zones importantes pour la conservation des oiseaux. Une attention particulière est nécessaire pour protéger les écosystèmes critiques comme les récifs coralliens tropicaux, les herbiers marins, les récifs coralliens d’eau froide profonde, les monts marins, les forêts tropicales, les tourbières, les écosystèmes d’eau douce et des zones humides côtières ». Voir https://www.cbd.int/sp/targets/default.shtml

    [5] Voir les documents publics sur www.un.org/depts/los/biodiversity/prepcom.htm.

    [7] Chandrika Sharma et Ramya Rajagopalan, « Aires marines protégées et droits fonciers des communautés des pêcheurs », in Alternatives Sud, vol 24, 2017, p.199.

    [8] Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté, FAO, alinéa 5.1, 2014, www.fao.org/cofi/42016-0bc248e12facab0ffa01bfaced87c7e23.pdf.