En Question n°137 - juin 2021

Cancel culture et liberté d’expression : nos démocraties sont-elles en péril ?

Ces dernières années, nous avons pu constater une libération accrue de la parole des victimes. Les réseaux sociaux ont été un vecteur de diffusion sans précédent. Difficile de croire que, sans eux, les différents scandales que nous connaissons aujourd’hui auraient pu avoir le même retentissement. Agissant comme un véritable catalyseur, les réseaux sociaux sont peu à peu devenus le lieu-dit où une parole, des faits peuvent être jugés acceptables ou non… parfois au détriment du respect de la liberté d’expression. 

Rappel à propos de la liberté d’expression

La liberté d’expression est l’un des fondements de nos démocraties. Considérée comme une liberté fondamentale, elle est d’ailleurs inscrite dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix »[1].

En tant que fondement de la démocratie, elle assure à chacune et à chacun le droit d’exprimer librement sa pensée, son ressenti par tous les moyens qu’il ou qu’elle juge opportuns dans des domaines divers et variés tels que la politique, la religion, la morale, etc. Elle permet aussi de s’informer et de diffuser des informations, le tout librement.

Bien évidemment, cette liberté a ses limites. En effet, rappelons-nous cette célèbre maxime selon laquelle « ma liberté s’arrête où commence celle des autres ». Intervient ici la notion de responsabilité. Je suis libre de m’exprimer mais je suis responsable de ce que je dis et donc de la possibilité que cela puisse nuire ou blesser autrui.

Pour limiter les débordements ou les usages pernicieux qui pourraient en être faits, la liberté d’expression est toutefois encadrée par la jurisprudence et restreinte lorsque cela est jugé nécessaire : « L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques »[2].

Ainsi, certaines expressions particulières telles que l’incitation à la haine raciale, nationale ou religieuse ou l’appel à la violence physique contre les individus peuvent être sanctionnées. Dans bien des pays, il en est de même pour la diffamation, la calomnie, le négationnisme, l’atteinte à la propriété intellectuelle, l’atteinte au secret professionnel, etc. C’est au juge, et à lui seul, que revient le rôle de déterminer, face aux preuves qui lui sont apportées, s’il y a eu ou non outrepassement de la loi et non au juges autoproclamés qui fleurissent sur les réseaux sociaux…

L’émergence de la cancel culture

« L’idée d’annuler – et comme certains l’ont appelée, d’annuler la culture – a pris racine ces dernières années en raison de conversations suscitées par le mouvement #MeToo et d’autres mouvements qui exigent une plus grande responsabilité de la part des personnalités publiques. Le terme a été attribué aux utilisateurs noirs de Twitter, où il a été utilisé comme hashtag »[3].

Encore peu présente ou peu impactante en Europe, la cancel culture ou littéralement la culture de la suppression fait florès outre-Atlantique. Son terrain d’action ? Les réseaux sociaux. La cancel culture, pour reprendre une définition des plus simple et exhaustive c’est « le boycott d’une personne ou d’une organisation en raison d’un commentaire ou d’un acte répréhensible »[4]. Et il suffit parfois de très peu pour que les réseaux sociaux s’enflamment : un tweet qui dérange, une déclaration polémique, un message ambigu publié sur Facebook, une vidéo compromettante, etc.

Récemment, la marque Evian a suscité une polémique. L’après-midi du mardi 13 avril 2021, elle a publié le tweet suivant « RT[5] Si vous avez déjà bu 1L aujourd’hui ! ». Cette publication n’a pas été du goût de tout le monde parce que certaines personnes s’en sont senties offensées, arguant qu’il s’agissait du premier jour du Ramadan et que les musulmans n’étaient pas supposés boire avant le coucher du soleil. Quelques heures plus tard, la marque s’est excusée.

À tort ou à raison, à chacun de juger. Mais cet exemple nous permet d’illustrer deux éléments fondamentaux à propos de la cancel culture : 

  1. L’usage du terme « culture » n’a pas été choisi au hasard. C’est bien la culture qui est centrale et nous le constatons ici. Le problème, c’est que son usage systématique et disproportionné  empêche à terme, le débat et ruine toute tentative de favoriser le pluralisme dans notre société. Et pourtant, nous savons à quel point il est plus essentiel que le communautarisme.
  2. Cette culture de l’annulation prétend vouloir donner une voix aux minorités jusqu’alors étouffées par une entité dite « dominante ». Malheureusement, les cris de ces minorités se retrouvent une nouvelle fois étouffés parmi une multitude de revendications qui semblent complètement disproportionnées. Qu’une société qui vend de l’eau, en fasse la promotion, n’est-ce pas là un fait attendu ? Ne conviendrait-il pas, dans pareille situation, de s’interroger sur la limite à ne pas franchir entre le proportionné et le disproportionné ?

La cancel culture : un outil salvateur ou destructeur ?

La cancel culture est en cela paradoxale : elle se revendique de la  liberté d’expression et est en même temps une menace pour celle-ci. Nous pouvons donc considérer qu’il n’y a pas de réponse toute faite à cette question. En effet, lorsqu’on parle de cancel culture, on ne peut pas la considérer uniquement sous l’angle de la technologie ni exclusivement sous celui de l’idéologie. Elle est les deux à la fois.

D’un côté, il y a celles et ceux qui la critiquent et qui estiment que le processus oppresse la liberté d’expression, empêche l’échange d’idées, et met en danger le débat démocratique en favorisant par exemple l’avènement de l’auto-censure (inévitable lorsqu’on ne se sent plus suffisamment en confiance pour s’exprimer). De l’autre côté, il y a celles et ceux qui y voient un outil d’expression, de justice sociale, qui leur permet d’avoir une résonance plus importante pour faire entendre leur voix. Encore une fois, tout semble question de juste mesure.

Même si la situation en Europe n’est encore en rien comparable avec celle des États-Unis, il convient de rester vigilants car il n’est plus rare, à titre d’exemple, d’observer l’annulation de certains évènements en raison des accusations, fondées ou non, portées à l’encontre de l’intervenant[6]. Nous pourrions nous demander, comment la cancel culture pourrait réussir à dénoncer le racisme, le sexisme, l’homophobie ou toute autre attaque visant un groupe minoritaire de personnes tout en évitant cette forme de « justice sociale » qui peut vite se transformer en cyber-harcèlement.

Dans une optique de dialogue constructif, ne serait-il pas possible d’envisager ce qu’on appelle un « call out[7] », ce qui signifie littéralement un rappel à l’ordre plutôt que d’émettre des condamnations qui, dans un régime démocratique, relèvent du jugement des juges ? Nous aurions tout à gagner à pouvoir communiquer librement, confronter nos idées, échanger dans un climat plus tolérant où le pluralisme aurait toute sa raison d’être.

Dans tous les cas, le droit, rappelons-le, protège la liberté d’expression mais il sera probablement important, à toute fin utile, de se demander si nos lois sont suffisamment bien conçues pour permettre à la cancel culture de prendre part à la liberté d’expression sans pour autant lui nuire ou risquer de fragiliser l’un des piliers de nos démocraties. Laissons ici les juristes faire leur travail.

Toutes les traductions ont été faites par l’auteure.

Notes :