Le 07 mars 2007

Alternatives à la prison : l’éclairage des Rondes paysannes au Pérou

Dans la réflexion actuelle sur la réforme du régime pénitentiaire et l’intérêt des peines alternatives, l’expérience des Rondes paysannes au Pérou apporte un éclairage latéral utile. Ces Rondes ont été créées pour répondre à une nécessité d’ordre public dans une région où des problèmes de corruption rendaient inefficace le fonctionnement de la police et de la justice. L’analyse montre comment cet exercice de la justice par la communauté paysanne, malgré des aspects discutables, répond de façon satisfaisante aux trois objectifs de la sanction : la réparation, la responsabilisation et la dissuasion. En particulier elle réintroduit le coupable dans la communauté. Certainement non transposable en tant que tel dans notre société, l’exemple des rondes paysannes est de nature à encourager les efforts de tous ceux et celles qui essaient de remplacer l’enfermement pas d’autres formes de sanction qui, loin de les couper de la société, aident les condamnés à s’y réinsérer.
 

A l’heure de la remise en question des peines d’emprisonnement, il est plus qu’urgent de s’interroger sur l’objectif des sanctions. En effet, à quoi voulons-nous que servent les peines ? Mettre en marge de la société ?  Apprendre les normes du vivre ensemble ?  Offrir une réparation du tort commis ?  Décourager quiconque de commettre un délit ?  Ce n’est qu’en ayant clairement défini les objectifs des sanctions que l’on pourra mettre en place de véritables solutions alternatives.

Dans ce travail de réflexion sur le sens de la peine, l’expérience des Rondes paysannes au Pérou est particulièrement intéressante car, dans cette forme de justice populaire, l’objectif final, à savoir la réinsertion et la responsabilisation face au méfait commis, guide en amont le choix de la punition. De plus, cet exemple souligne avec force que, si dans notre société la sanction principale est la peine de prison, il existe des systèmes de sanctions qui  sont tout à fait efficaces sans recourir à l’enfermement.

A quoi servent les sanctions ?

En amont de toute réflexion sur les peines, il convient de commencer par se poser la question de leur objectif. Trois buts principaux me semblent pouvoir être dégagés.

Le premier est que la peine permette, d’une certaine manière, d’apporter une réparation non seulement à la victime, mais aussi à la société. C’est d’ailleurs en cela qu’elle « fait justice ». La réparation est évidemment très différente de la « vengeance », car elle n’a pas pour but de prolonger la logique de violence, mais d’y mettre un terme.

Le second objectif de la sanction, auquel le système belge est amené à réfléchir actuellement, est que celle-ci représente un moment de responsabilisation pour le coupable d’un délit en le formant aux principes du vivre ensemble. Idéalement, la prison devrait pouvoir atteindre cet objectif en permettant du prendre du recul. Cependant, comme le souligne Laurent de Liederkerke[1], le manque d’accompagnement des détenus dans leur parcours ne le permet que difficilement. Par contre, les travaux d’intérêt général, surtout lorsque le domaine de travail a un lien avec le type de crime commis offrent de véritables possibilités de remise en question.

Enfin, en amont et en aval, la sanction doit aussi avoir un effet de dissuasion. Elle n’est donc pas seulement tournée vers la personne qui a commis un délit, elle s’adresse aussi à l’ensemble de la société. Pour être dissuasive, la peine doit être plus lourde que les bénéfices possibles de l’infraction. La prison propose une sanction basée sur la privation de liberté : bloqué dans une cellule, le détenu ne peut aller et venir librement et est mis à l’écart de la société. Cela est censé représenter une punition telle qu’on ait peur de commettre ce qui pourrait l’entraîner. L’obligation de travailler pour l’intérêt général et les amendes lourdes peuvent cependant obtenir le même résultat.

Au-delà de ces trois fonctions, il en est encore une autre qui ne peut être remplie que par la prison, bien qu’elle ne soit pas, en soi, une sanction : il s’agit de la protection de la société contre les personnes qui la menacent réellement. Pour ce type de situation, la prison est et reste l’unique solution acceptable. Cependant, selon des estimations[2], de 10 à 20 % des détenus actuels menaceraient réellement l’ordre public.

Ainsi, pour 80 à 90 % des détenus, d’autres peines sont envisageables. Les alternatives suscitent néanmoins de nombreuses craintes, notamment en termes de dissuasion.

Le cas des Andes péruviennes est particulièrement instructif car il met en lumière la possibilité de fonctionnement efficace d’une justice pénale en l’absence de prison. Cet exemple offre un véritable « contre point » par rapport à notre système pénal basé majoritairement sur la détention : les objectifs de réparation, de formation et de dissuasion s’y trouvent en effet tout à fait atteints.

L’expérience des Rondes paysannes

Dans le Nord des Andes péruviennes (région de Cajamarca), face à un pouvoir judiciaire inefficace et à une police qui se désintéresse des citoyens les plus pauvres, les paysans d’origine indigène se sont vus contraints, dès la fin des années septante, à s’organiser eux-mêmes pour que la justice puisse être rendue et que l’ordre soit maintenu dans les campagnes. La situation était en effet devenue extrêmement critique et la multiplication des vols de bétail mettait de nombreuses familles dans des situations économiques catastrophiques.

Dans un premier temps, les paysans ont mis eux-mêmes en place des tours de rondes afin de surveiller les allées et venues dans les campagnes et d’intercepter les voleurs. Mais, très vite, ils se sont rendu compte que la corruption au sein de la police et de la justice était telle que capturer un suspect et le leur remettre n’était en rien une assurance que celui-ci serait véritablement poursuivi. Ainsi, s’ils voulaient que la justice soit faite, ils devaient s’en charger. S’est alors mis en place, dans les communautés rurales,  un véritable système judiciaire, bien au-delà d’une forme improvisée de justice populaire. Des bases locales de « Rondes paysannes », relayées ensuite par des comités zonaux et provinciaux, se sont organisées et permettent, encore aujourd’hui, d’apporter des solutions à de très nombreux délits et conflits civils (du vol au viol, en passant par le divorce et les conflits de propriété). Elles s’inspirent à la fois d’un modèle de justice occidentale et d’un modèle de sanction présent dans la période préhispanique. Désormais, les Rondes sont reconnues par l’État et disposent d’une loi leur permettant d’exercer, dans une certaine mesure, la justice. Une relative coordination s’est également mise en place avec la police et le système judiciaire péruvien.

Ainsi, lorsqu’une personne est accusée d’un délit et qu’une plainte est déposée à une Ronde paysanne, l’ensemble de la communauté, voire toutes les communautés des alentours sont conviées à une assemblée (cela peut représenter plusieurs centaines de personnes). L’essentiel du procès est ensuite constitué d’interrogatoires du suspect et des témoins[3]. Les débats, dirigés par un comité élu, durent souvent toute la journée ou toute la nuit. Une fois l’affaire éclaircie, l’assemblée doit se mettre d’accord, à la majorité ou à l’unanimité, sur la sanction. Aucune loi objectivable ne précède la décision : la sanction est déterminée au cas par cas. Elle est ainsi adaptée aux possibilités financières, familiales, personnelles de chaque individu et à ce qui est considéré comme pouvant lui permettre de s’améliorer au mieux. L’assemblée constitue, là, le rempart contre l’arbitraire.

Avant l’exécution de la sentence, l’accusé est invité à reconnaître publiquement qu’il a commis une faute et à admettre l’autorité de la communauté et de la Ronde. Suivent ensuite deux moments distincts : tout d’abord une sanction physique exemplaire et ensuite un travail de réparation.

La sanction physique diffère peu, en fait, de la fessée qu’un parent pourrait administrer à son enfant pour le corriger. Ainsi, en général, elle prend la forme de quelques coups de fouet infligés, non seulement par les représentants de la communauté, mais aussi par la famille du coupable elle-même. Cette dernière est ainsi amenée à assumer publiquement la responsabilité du fait qu’elle n’a pas pu, à temps, l’empêcher de nuire. Il est bon de rappeler que, replacées dans leur contexte, celui de l’extrême pauvreté, les sanctions sur le corps sont souvent moins dommageables que d’autres : une amende conduirait en effet à affamer une famille tout comme le ferait la mise à l’écart du groupe.

La seconde partie de la peine constitue la réparation à proprement parler. S’il s’agit d’un vol, le responsable devra ainsi s’acquitter de sa dette envers la victime et rembourser les frais que son acte à occasionnés (déplacements etc.). S’il s’agit d’un meurtre, il devra prendre en charge la famille du défunt pour le restant de ses jours. Et, dans de nombreux cas, le travail d’intérêt général (faena, ronde) sera ajouté pour compenser le tort fait au groupe et l’énergie dépensée à organiser un procès.

Les sanctions corporelles sont  bien entendu critiquables et des débordements existent, mais le système  doit être situé dans le contexte des conditions socio-économiques de ces paysans. Il vise un objectif très clair : « l’expiation » de la faute dans un premier temps et ensuite la « resocialisation ». Dans ces groupes communautaires, le retour à la paix sociale passe par la réintégration des déviants en tant que personnes responsables de leurs actes. Il y a donc un véritable effort de resocialisation qui commence par le fait d’assumer les conséquences des actes commis. Contrairement à ce qui se passe avec la prison, la personne reconnue coupable par les Rondes a véritablement la possibilité d’agir pour « réparer ». Dans ce système de justice, la question de la « réinsertion » ne se pose donc pas : le coupable n’est en fait jamais mis à l’écart, il est au contraire mis au centre, « sur-socialisé », et doit rendre un plus grand nombre de services au groupe.

Par ailleurs, en termes de dissuasion, la justice administrée par les Rondes n’est pas moins efficace que la justice dite « pénitentiaire », car la participation de toute la communauté au jugement assure une publicité à la sanction et aux règles de vie du groupe. Chaque procès est ainsi l’occasion pour une communauté de renforcer ses fondements.

Quel éclairage pour notre réalité ?

Le détour par le Pérou et les Rondes paysannes donne un éclairage intéressant sur la question de l’objectif des sanctions et sur les difficultés spécifiques à notre actuel système pénal. Il ne s’agit évidemment pas de proposer un basculement vers le système des Rondes paysannes, mais de tirer profit des enseignements d’une telle expérience. En effet, lorsqu’on se penche sur le système de la prison et qu’on le compare à ce qui est mis en place dans les Andes péruviennes, on se rend compte que l’enfermement n’offre pas nécessairement les avantages escomptés, particulièrement en termes de réparation et de formation aux normes de la société.

Ainsi, la prison ne permet aucune réparation : un détenu ne peut pas, même s’il le voulait, réparer le tort qu’il a causé. Il est déresponsabilisé, mis au ban de la société et relégué à vivre dans un microcosme[4] fait d’autres personnes considérées, comme lui, comme déviantes. Du même coup, on ne lui permet pas d’intégrer les normes de la société. Ainsi, comme le souligne par ailleurs Jean Detienne[5], la fonction de rééducation de la prison est vouée à l’échec par son principe même. En mettant en prison sans s’acquitter de la mission d’éducation de la sanction, on n’inflige pas une peine utile, on créée, véritablement, une population exclue qui risque de continuer à être délinquante. La seule utilité de la prison est en fait une fonction de dissuasion en jouant sur la peur d’être marginalisé.

Dans son ouvrage Surveiller et punir, Michel Foucault affirmait d’ailleurs que la fonction de la prison dans la société contemporaine est bien plus la gestion d’une minorité dérangeante que l’administration d’une peine. Or, au vu du niveau socioéconomique des personnes emprisonnées, de la surreprésentation des personnes étrangères (le plus souvent due à une forme d’acharnement judiciaire) et de l’ouverture de centres d’incarcération spécifiques pour personnes sans papiers (pudiquement appelés centres fermés), il semble hélas que l’affirmation de Michel Foucault ait encore bel et bien sa pertinence. Les prisons ne sont-elles pas, plus qu’un appareil de sanction qui vise à protéger, à dissuader, à réparer et à éduquer, une manière de gérer une minorité que le reste de la société préfère garder à l’écart ?  En effet, si l’on sait que le taux de récidive est important parmi les personnes emprisonnées – Alain Harford parle de 50 à 60%[6] – et que dans beaucoup de cas, la prison constitue une véritable école de la délinquance, pourquoi continue-t-elle de constituer la principale sanction pénale ?  Ne serait-ce pas une manière, pour notre société, d’éviter de prendre ses responsabilités vis-à-vis des plus fragiles et des déviants ?

L’exclusion est en quelque sorte le côté obscur d’une société individualiste. Une politique de sanction qui se veut humaine doit tout faire pour la réduire. La question des alternatives à la prison est donc cruciale. Il ne s’agit pas seulement de faire face au surpeuplement carcéral, mais de proposer des solutions qui permettent réellement de diminuer le risque de récidive et d’assumer nos responsabilités sociales.

Enfin, favoriser les travaux d’intérêt général par rapport aux peines de prisons, c’est parier sur la formation d’un citoyen responsable dont le travail bénéficiera à tous et c’est aussi choisir la logique de la réintégration plutôt que celle de l’exclusion.

Notes :

  • [1] Laurent de Liedekerke, « Trois mois dans une maison d’arrêt », Évangile et Justice n° 80.

    [2] Les estimations semblent difficiles à réaliser. Signalons l’étude d’Éric Maes, selon laquelle, en Belgique fin 1998, 12,7 % de la population carcérale étaient des personnes inculpées d’homicide (« Studie van de evolutie van gedetineerdenpopulatie naar misdrijfcategorie – 1980-1998 », Panopticon, Tijdchrift voor strafrecht, criminologie en forensisch welzijnswerk, 23 (2002), nr 4, p. 340-350, disponible sur le site de l’Institut national de criminalistique et de criminologie, www.incc.fgov.be).

    [3]Ceux-ci recourent parfois à la pression physique afin d’obtenir l’aveu, ce qui n’est, bien sûr, pas sans poser problème. Cet aspect fait l’objet d’une étude approfondie qui apporte les nuances nécessaires face à cette question : Emmanuelle Piccoli, Les Rondes paysannes dans les provinces centrales de Cajamarca (Pérou) : Gestion du vivre en commun paysan et dynamisme culturel andin, [Monographie présentée en vue de l’obtention du diplôme d’études spécialisées en anthropologie], Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2006.

    [4] Ervin Goffman, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, trad. de l’anglais par Liliane et Claude Lainé, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

    [5] Jean Detienne, « L’évolution du régime carcéral en Belgique », Évangile et Justice n° 80.

    [6] Alain Harford, « Comment sortir de la prison et se réinsérer dans la vie », Évangile et Justice n° 80.